L'infirmière n° 005 du 01/02/2021

 

JE DIALOGUE

Thomas Laborde  

Infirmier libéral au milieu des pins landais, il a beaucoup sacrifié pour un territoire isolé et vieillissant. Ludovic Pastor lutte chaque jour pour une certaine vision humaine de son métier en perdition. Un livre rend hommage à son travail.

Que t’a apporté cet ouvrage consacré à ta vie d’infirmier « de campagne » ?

Ludovic Pastor : Je suis ravi du résultat. Quand il s’agit de l’histoire du cabinet, des patients, c’est compliqué de transmettre le ressenti, de poser des mots sur des choses très abstraites. Fanny, l’auteure, et Jeff, l’illustrateur, ont su le faire à merveille. Ils ont réussi à capter toutes ces petites choses au-delà de ce qui saute aux yeux. Ils sont allés chercher tout ce qui ne se dit pas, ce qui se passe en silence. Depuis, certains patients m’ont interpellé en me disant : « Ça fait six ans que tu viens chez moi, il y a toujours eu une part de toi qui est restée cachée et aujourd’hui, on te connaît plus, on sait que tu aimes les plantes, que tu es musicien… » Le bouquin a aidé à concrétiser ça, ce lien au-delà du soin. Les patients se sentent plus libres et moi aussi. Ça a réajusté la distance dans le non-verbal.

Est-ce une façon de transmettre ta vision, celle d’un infirmier libéral en zone isolée, au quotidien auprès des personnes âgées, sur les routes… ?

L. P. : Oui, mais je ne suis pas certain que ça motive les gens ! Je n’ai aucun regret, moi. Mais la vie est faite de désillusions. Je me souviens du regard que je portais sur les infirmiers quand j’étais agent des services hospitaliers (ASH), je les mettais sur un piédestal. Pour moi, les infirmiers libéraux c’était déjà des « petits docteurs ». Mais on ne se rend compte de rien avant d’y être. Le livre permet de dire « Attention, armez-vous face à votre vie personnelle parce que ça va se percuter. » Il faut placer un curseur là-dessus. Il y aura des impacts.

Que faire contre les déserts médicaux ? Si toi, tu n’étais pas allé là-bas…

L. P. : Si ça n’avait pas été moi, j’ai envie de croire que ça aurait été quelqu’un d’autre. C’est vrai qu’on n’est pas très nombreux dans le coin… Il y a et il y aura toujours un manque. Aujourd’hui, j’ai comblé un certain vide. Le mois dernier, on est montés à des tournées complètement folles parce que beaucoup de personnes ont été malades. On ne peut pas refuser quand on nous appelle pour des soins, même pour une toilette, parce qu’on connaît les gens. Alors on se retrouve avec des plannings à rallonge. La demande sera toujours au-dessus de l’offre. Et depuis la Covid, ça se ressent encore plus.

Et le regroupement de l’offre de soins ?

L. P. : J’y vois un peu la mort des cabinets tels qu’on les a créés avec de l’autonomie et une empreinte. Je mets un point d’honneur à apporter le petit bonus personnel. Mais regrouper uniformise et déshumanise. Et centraliser induit davantage de distance pour certains.

Comment recruter ?

L. P. : Ça a toujours été le problème ! C’est très compliqué. Quand les candidats viennent postuler, ils me disent avoir besoin d’un mercredi sur deux et de leur week-end. Ça me fait sourire alors que je suis seul sept jours sur sept. C’est nous qui vendons le cabinet, ce ne sont pas les gens qui viennent se vendre. C’est nous qui devons nous rendre attractifs pour eux. Mais quand les gens voient mes horaires, il trouve ça barjo ! Donc, ils vont frapper à la porte d’un autre cabinet. Aujourd’hui, je prends moins d’étudiants parce que j’ai peur de les démotiver.

Tu as de très bons rapports avec le généraliste du coin…

L. P. : Oui, il a pris sa retraite cet été et a passé le flambeau à son fils, avec une remplaçante. On se tutoie, il n’y a pas de hiérarchie. On est complémentaires. En tant qu’infirmier libéral, on sait jusqu’où on peut aller avec certains médecins. Avec son père et lui, je peux anticiper. Par exemple, faire une prise de sang avant d’avoir l’ordonnance pour faire partir l’échantillon parce que je sais que le labo nous connaît et que le médecin suivra dans quelques heures. Et ils m’en remercient !

Ta situation actuelle semble requérir bien plus que ce qu’on vous apprend en formation initiale…

L. P. : Tu peux choisir de faire ton métier comme un simple exécutant. Mais quand je fais une prise de sang pour des analyses, en réalité, je dois savoir ce que le médecin recherche, parce qu’en fonction de l’état du patient, je dois anticiper les conséquences du résultat. Des collègues m’ont déjà dit qu’ils n’auraient pas osé faire ce que j’ai fait dans certains cas. Mais avec le temps, on se rassure, on prend des décisions une fois, deux fois, et on voit si on est dans le juste. Ça nous met en confiance quand on en discute avec le médecin après. C’est la curiosité de chacun ! Et moi, j’ai besoin de comprendre.

Est-ce différent d’un libéral en ville qui voit arriver plus de nouveaux patients, mais est moins dans le suivi ?

L. P. : C’est ça. On va plus avoir du soin quotidien mais avec un suivi global. Même quand je vais chez des patients pour faire une sous-cutanée, je connais tout l’envers du décor ! On me pose des questions sur tous les médicaments pris, etc. On se retrouve un peu comme des conseillers. C’est du quotidien permanent. Donc, j’ai moins de nouveaux patients qu’en ville, oui. Et même les nouveaux, je les connais déjà !

Les infirmiers libéraux manquent-ils de reconnaissance ?

L. P. : Clairement, oui ! Un médecin, même dans le regard des patients, est respecté, on l’attend avec la carte Vitale sur la table. Nous, on court toujours derrière l’ordonnance. Ils oublient un peu de se demander si le type qu’ils appellent va être rémunéré… On me répond : « Oui, mais toi, c’était évident que tu viendrais. » C’est une proximité à double tranchant. Attention, on est bien lotis par rapport à d’autres : on m’attend parfois avec le café et les croissants ! D’un point de vue sociétal, on fait partie de cette petite France d’en bas, on est des petits techniciens. Mais j’ai du boulot et je ne peux pas m’en plaindre ! Même si je me pose perpétuellement des questions.

Ta façon d’exercer ton métier revêt-elle une forme de militantisme ? Est-ce une lutte ?

L. P. : Oui, je me bats. Pour la relation naturelle à l’autre, dans le silence, dans tout ce qui ne se dit pas. Ça m’a beaucoup appris de travailler, lorsque j’étais plus jeune, avec des adultes polyhandicapés à l’hôpital Marin d’Hendaye. C’est de la communication non verbale. Et c’est ça que je prône.

Pourquoi, finalement, choisir cette vie d’infirmier de campagne ?

L. P. : Pour la liberté de pouvoir appliquer ces valeurs qui me ressemblent et qui me sont très chères. Tout en évoluant dans un cadre qui me correspond, assez naturel, qui me permet de voir le bon côté des choses. Même quand je galère, il y a toujours un chevreuil qui traverse la route dans le soleil couchant et me rappelle pourquoi je suis là. Heureusement aussi que j’ai Max, mon collaborateur, avec qui je suis en sécurité, en confiance.

Le cabinet, c’est mon identité personnelle. Simple, sincère, authentique. Oui, je dois donner de ma personne, mais je suis fier de le faire !

POURQUOI LUI

Dans l’ouvrage (lire la chronique p. 70), la journaliste Fanny Cheyrou suit Ludovic pendant un an. On y découvre un homme à la forte personnalité et aux nerfs solides, pour qui le lien à ses patients prime sur tout le reste. Une relation pour laquelle il a beaucoup sacrifié car il exerce dans une zone rurale isolée où l’infirmier est bien plus qu’un soignant. Il est un lien devenu indéfectible entre les habitants. Travailleur acharné, c’est aussi un bon vivant qui aime voir le bon côté des choses, malgré les difficultés. Un tel investissement, un tel regard se font rares et nous tenions à lui donner la parole.

BIO EXPRESS

1981 Naissance à Saint-Jean-de-Luz, dans les Pyrénées-Atlantiques.

1999-2000 Premier été en tant qu’ASH, à l’hôpital Marin d’Hendaye, auprès de personnes polyhandicapées.

2008 Diplôme d’État infirmier.

Septembre 2011 Installation en libéral à Saint-Perdon, dans les Landes.

Mai 2018 Arrivée de Maxime au cabinet en tant que collaborateur.

Octobre 2020 Parution de l’ouvrage Ils sont infirmiers de campagne, de Fanny Cheyrou.