L'infirmière n° 005 du 01/02/2021

 

PARCOURS SANTÉ

J’EXPLORE

PRATIQUE INNOVANTE

Sandrine Lana  

Inscrire et faire adhérer des personnes exilées ou étrangères précaires dans un parcours de soins doit prendre en compte la culture, les traumas mais aussi les carences du système de santé. Pour éviter le renoncement aux soins, des infirmières créent des ponts entre les différents professionnels.

Imaginez-vous malade à Tokyo. Vous devez prendre un rendez-vous médical sans savoir parler la langue et sans argent pour prendre les transports et payer les soins. Alors, vous y allez à pied, sans comprendre ce qui se passe autour de vous. » Voilà l’image qu’utilise Danièle Sené pour expliquer à quoi ressemble le parcours de soins des personnes migrantes. Cette infirmière Asalée(1) en maison de santé pluridisciplinaire, dans le quartier de la Goutte d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris, travaille auprès de populations précaires, dont une grande partie est migrante. « Quand on oriente dix personnes vers une permanence d’accès aux soins de santé (Pass) ou une association, seules deux y arrivent réellement », regrette la soignante. Car avec la saturation des structures médicosociales - le Samu social ou les services de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII)(2) restent parfois injoignables pendant plusieurs jours - nombre de ces personnes vivent dehors, ce qui entraîne un éloignement des structures de soins et donc une absence de suivi de leurs pathologies physiques et/ou psychiques apparues avant ou au cours de la migration.

Une situation loin de ne toucher que la capitale. Ainsi, à Rennes, Aurélia Vinson, infirmière en pratique avancée (IPA) Asalée rattachée à une maison de santé polyprofessionnelle multi site, dans le quartier de Villejean, à Rennes, qui travaille au contact de personnes précaires, dresse le même constat, tout en précisant que ne pas venir consulter, « est un phénomène extrêmement complexe qui n’est pas uniquement lié au fait d’être migrant. Cela arrive également à des personnes en rupture avec le système de soins classique. »

« NE PLUS LES BALLOTTER »

En parallèle, la jeune femme, qui conduit une étude sur le renoncement aux soins basée sur des entretiens qualitatifs menés autour de la maison de santé, constate que « les représentations de la santé ne sont pas les mêmes pour tout le monde : chez certains, les problématiques de papiers et d’accès aux droits interfèrent avec le soin et le retardent ». Avant d’ajouter : « Il faut absolument individualiser les prises en charge et les protocoles pour régler ce problème. Il y a un “aller vers” à faire. » C’est pourquoi Aurélia Vinson effectue ses consultations infirmières en présence d’une médiatrice en santé, qui explique le système français du soin dans la langue maternelle du patient. Ces professionnels formés, de plus en plus nombreux en maisons de santé communautaire, permettent de faire tomber les barrières et de réduire la fracture.

De son côté, Danièle Sené travaille aussi à réduire cette fracture. « Pour soigner un migrant, il faut être au fait de sa situation administrative et juridique, comme le sont les assistants sociaux. Il faut arriver à créer des microcosmes autour de ces personnes pour ne plus les ballotter. » La soignante tente et espère « recréer une culture commune » entre les différents professionnels de la santé et du social, en connaissant le travail de chacun. Elle y réfléchit notamment dans un groupe de travail sur la précarité au sein de l’association Asalée (lire encadré p. 60).

DES PERMANENCES DE PROXIMITÉ

C’est à cela qu’aspirent également Christelle Fourneau et sa collègue Sylvia Ngoua, qui expérimentent une plus grande proximité dans leur prise en charge respective. Une fois par semaine, Christelle Fourneau, infirmière Asalée à la maison de santé des 3 Cités(3) de Poitiers, sort du centre et se rend au foyer Les Sablons, qui accueille une centaine de demandeurs d’asile. « J’ai mis en place des permanences plus près de chez eux », explique-t-elle. Elle vient également en soutien à une équipe sociale débordée par des situations administratives parfois inextricables. Sa collègue Sylvia Ngoua, accompagnatrice socio-éducative, a constaté une vraie différence : « Nous renvoyons vers Christelle les personnes les plus lourdement malades pour la coordination des soins avec le centre hospitalier ou les professionnels libéraux. Elle leur explique leurs résultats d’analyses ou les oriente vers d’autres professionnels de santé. Avant, on devait aller sur Internet pour pouvoir expliquer les résultats cliniques. Parfois, nous n’allions pas au bout des démarches. »

Mais l’infirmière, formée à la pratique avancée, souhaite aller plus loin : « En tant qu’IPA, j’aimerais pouvoir renouveler les traitements dans les lieux de vie dans lesquels je me rends, en accord avec les médecins. Ça viendra peut-être. » En attendant, elle passe du temps dans les couloirs ou dans la rue, de façon informelle, pour se faire connaître et mettre les personnes en confiance. Parallèlement, elle organise, au sein de la structure, des temps d’éducation thérapeutique à l’alimentation, à la lutte contre la sédentarité, le tabagisme… tout en incluant un soutien psychologique.

SOINS PSYCHOLOGIQUES… EN SOUFFRANCE

Nombre de migrants, de par leur parcours, présentent un syndrome de stress posttraumatique. Or, plus que tout, la prise en charge de la santé psy chique s’avère complexe. D’autant que « les soins en psychologie ne sont pas remboursés, explique la directrice de la maison de santé Garance Grosseau-Poussard. D’où l’intérêt de se former ». Ainsi, l’équipe médicale et paramédicale des 3 Cités s’est formée à la santé mentale : un médecin généraliste a suivi des cours de psychologie traumatique et Christelle Fourneau a, quant à elle, passé un diplôme universitaire (DU) en médecine et soins transculturels à l’université de Bordeaux. Elle y a acquis un certain nombre d’outils pour pouvoir analyser les liens entre la maladie, les soins, les recours et les cultures d’origine. « Je sentais qu’il y avait quelque chose à travailler plus finement en tant qu’infirmière : être une soignante blanche, c’est avoir ses propres représentations culturelles de l’éducation, sa propre vision du diabète ou de l’interruption volontaire de grossesse. Je suis persuadée que quelqu’un qui vient d’Éthiopie n’a pas la même représentation que moi du diabète ou encore de la place de la religion dans le soin », explique-t-elle. Un cursus qui lui a appris à modifier son approche de la santé pour aboutir à un accompagnement plus individualisé des patients étrangers.

À Paris, pour des raisons administratives, la prise en charge en santé mentale est tout aussi difficile. « Les personnes précaires qui sont domiciliées à France terre d’asile ne rentrent pas dans le système de la sectorisation pour leur prise en charge. Alors elles restent hors-jeu », regrette Danièle Sené. Pour pallier ce manquement, la soignante a mis en place des partenariats avec des psychologues de ville. « Ils vont tenter de traiter les troubles post-traumatiques. Même si on n’est pas sûrs de pouvoir aider, il faut que les personnes perçoivent notre soutien, notre présence auprès d’elles », poursui-t-elle désabusée face à un système grippé. Elle réfléchit avec ses collègues soignants et assistants sociaux à une « consultation précarité » pour l’accès à la santé et le suivi des dossiers en présence d’une médiatrice en santé. Pour la prise en charge psychologique de ses patients, Aurélia Vinson s’appuie, elle, sur le réseau Louis Guilloux qui dispose d’un centre médical à Rennes, qui reçoit principalement des personnes en situation de migration. « Les soignants d’autres structures ou de la ville nous envoient des patients présentant des troubles du comportement pour repérage et orientation », explique Anne Robin, infirmière au centre médical où a été développée une grille d’évaluation des besoins psychiques en matière de troubles anxiodépressifs ou de stress posttraumatique. « L’outil est de plus en plus utilisé. Après l’évaluation via la grille, un staff composé de membres du réseau et des structures partenaires se réunit pour apporter une réponse adaptée et coordonnée au patient. » C’est là une clé pour éviter le ballottage et le renoncement aux soins. Cependant, il est de plus en plus difficile de trouver des places dans des délais raisonnables en santé mentale, partout en France.

Si les situations divergent d’une ville à l’autre, les soignantes tiennent bon et se réfléchissent en équipe pluriprofessionnelle pour ne pas abandonner l’une des populations les plus précaires, fortement invisibilisée depuis mars dernier.

RÉFÉRENCES

Notes

1. Actions de santé libérale en équipe (Asalée) est une association qui permet aux patients d’être suivis conjointement au sein du cabinet médical par leur médecin traitant et une infirmière déléguée à la santé publique.

2. L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) est en charge du traitement des demandes d’asile, notamment, et organise une première visite médicale obligatoire.

3. Le centre a été créé par un groupe d’habitants, en 2015, face au constat du manque d’accès aux soins à destination des personnes précaires ou sans droits ouverts à l’Assurance maladie.

Autre source

• Comité pour la santé des exilés (Comede), « Migrant/étrangers en situation précaire - Soins et accompagnements. Guide pratique pour les professionnels », 2015. Disponible auprès du Comede et en ligne sur : bit.ly/36W

La migration : un facteur de vulnérabilité physique et psychique

La migration, ce voyage sans possibilité de retour pour les réfugiés et demandeurs d’asile – en raison de violences, de tortures et des risques encourus – peut engendrer des troubles post-traumatiques particuliers. « Les violences extrêmes ne se réduisent pas à l’agression physique, ce sont des processus de destruction de l’intégrité psychique, sociale et relationnelle », écrivent les experts du Comité pour la santé des exilés (Comede) qui ont remarqué que « la migration nécessite toujours un travail d’élaboration psychique, de deuil » avant d’être intégrée à l’histoire personnelle.

Le Comede note par ailleurs une grande précarité administrative qui entraîne une précarité en santé. Depuis 1991, les demandeurs d’asile n’ont plus le droit de travailler et, depuis l’an passé, un délai de carence de trois mois est exigé avant d’avoir accès aux soins de santé. Un facteur de stress important et de renoncement aux soins renforcé par des procédures administratives de plus en plus complexes.

À tout cela vient s’ajouter le fait que la France ne dispose pas d’une politique systématique de recours à l’interprétariat professionnel pour les soins primaires et en santé mentale, rendant parfois impossible la prise en charge. Mais les choses tendent à changer, notamment grâce à la création de postes de médiateur en santé souvent bilingues et de l’interprétariat téléphonique.

Aller + loin

CRÉATION D’UN GROUPE DE TRAVAIL AUTOUR DE LA PRÉCARITÉ

Face à un système médicosocial saturé, des infirmières et médecins généralistes de l’association Asalée ont créé un groupe de travail autour de la précarité, propice aux échanges d’expérience en matière de prise en charge des personnes migrantes ou étrangères en situation précaire. « L’idée n’est pas de trouver des solutions applicables à tous mais de se former théoriquement et faire de l’analyse de cas entre professionnels », explique Danièle Sené. La direction d’Asalée accorde une grande confiance aux projets à mettre en place dans les territoires par les infirmières et rémunère ce précieux temps de réunion, le rendant encore plus qualitatif. Le groupe de travail va également mener un programme de recherche et d’expérimentation sur cette thématique.

Site de l’association Asalée : www.asalee.fr

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