LES ROUAGES D’UNE JUSTICE « PROFESSIONNELLE » - Ma revue n° 006 du 01/03/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 006 du 01/03/2021

 

CHAMBRE DISCIPLINAIRE NATIONALE

VIE PRO

LITIGES

Laure Martin  

Une dizaine de fois par an, la Chambre disciplinaire nationale de l’ordre des infirmiers rend des jugements en appel sur des affaires impliquant des infirmières. Quel est le rôle des acteurs engagés dans la procédure ?

Paris, rue du Faubourg-Saint-Martin, un vendredi. Au Conseil national de l’ordre des infirmiers se tient une audience de la Chambre disciplinaire nationale de l’ordre des infirmiers (CDNOI). Sur l’estrade, un magistrat du Conseil d’État et quatre assesseurs attendent que la greffière appelle la première affaire. Pour qu’un dossier soit jugé devant la CDNOI, les deux parties doivent avoir épuisé tous les recours antérieurs, à savoir la conciliation réalisée par le Conseil départemental de l’ordre des infirmiers (CDOI) et le recours à la Chambre disciplinaire de première instance (CDPI), qui siège au Conseil régional de l’ordre des infirmiers (CROI). Si cette dernière constate un manquement déontologique, un panel de sanctions peut être prononcé : avertissement, blâme, interdiction temporaire ou définitive d’exercer, radiation. La CDNOI étant une juridiction d’appel, elle ne traite que des demandes tendant à réformer partiellement ou à infirmer des jugements de la CDPI, et se prononce sur d’éventuels manquements à la déontologie (secret professionnel, non-confraternité, détournement de patientèle…) Les parties peuvent être des patients, des institutions (agences régionales de santé, procureurs, conseil de l’Ordre), des professionnels de santé.

Mais comment fonctionne la formation de jugement et quel est le rôle de chacun ?

LES ASSESSEURS : DES JUGES ÉLUS ORDINAUX

La CDNOI est composée d’assesseurs titulaires et suppléants élus pour moitié parmi les membres du Conseil national (collège interne), l’autre moitié est issue des membres et anciens membres des conseils de l’Ordre (collège externe). Lorsque les affaires de l’année sont programmées, la greffière contacte les assesseurs pour voir qui peut participer aux audiences. « Avant d’accepter, nous sommes informés des identités des infirmières impliquées dans chaque affaire, afin que nous puissions nous retirer si nous les connaissons, fait savoir Christian Trianneau, assesseur. Nous nous devons d’être impartiaux. »

Au cours d’une affaire, les assesseurs sont présents, au côté du président de séance, pour écouter chacune des parties et leur demander des précisions, des compléments d’information pour comprendre ce qui a pu mener à la faute et ainsi constater s’il y a une dérive de pratique. « Des éléments de l’environnement ont potentiellement pu contribuer à la faute, explique Christophe Roman, assesseur. Nous essayons d’éclairer le dossier au regard de notre connaissance de la pratique. » « Le conseiller d’État, qui préside l’audience, n’a pas forcément connaissance de toutes les problématiques que les soignants peuvent être amenés à rencontrer, poursuit Dominique Guezou, assesseur au national depuis trois ans. Notre présence permet de l’éclairer. C’est d’autant plus intéressant que nous n’avons pas tous le même exercice, certains étant libéraux, d’autres hospitaliers. Nous apportons une vision globale. » Pour prendre leur décision sur une affaire, les assesseurs et le conseiller d’État se basent sur les faits, les éléments de preuves ainsi que sur le Code de déontologie.

LE RAPPORTEUR AU RAPPORT

Le rapporteur est un élu ordinal choisi parmi les membres de la chambre appelés à composer la formation de jugement. Il a pour rôle l’élaboration d’un rapport qui expose les faits et la procédure. « C’est la greffière qui nous demande si nous voulons bien nous charger du rapport », indique Christian Trianneau. Lorsqu’un assesseur accepte de remplir ce rôle, il reçoit par courrier recommandé ou e-mail sécurisé le dossier avec les plaintes initiales, les positions des parties, les mémoires des avocats, les conclusions de la conciliation et la décision de la CDPI. « Nous devons alors examiner l’intégralité du dossier dans le détail, puis rédiger une synthèse des faits, exposer les décisions et les nouveaux arguments présentés par les parties en appel », précise-t-il. Le rapport est envoyé un mois avant l’audience à la greffière, laquelle le communique alors aux autres assesseurs ainsi qu’au président de séance. « Être rapporteur permet d’être au cœur de l’histoire, d’en connaître tous les tenants et les aboutissants », résume Christophe Roman. Pour instruire le dossier, le rapporteur peut être amené à rechercher des informations complémentaires auprès de ses collègues ordinaux ou des parties, avec accord du président de la CDNOI. Il peut aussi, s’il le juge nécessaire, demander un complément d’instruction, par exemple une pièce justificative ou un témoignage écrit. Lors de l’audience, le rapporteur lit son rapport sans faire connaître son avis sur l’affaire. Ce n’est qu’au moment de délibérer qu’il peut en faire état, comme les autres assesseurs.

LE PRÉSIDENT DE LA CDNOI, VOIX PRÉPONDÉRANTE

Le président de la Chambre disciplinaire nationale de l’ordre des infirmiers dirige l’instruction des affaires portées en appel, veille au respect du contradictoire et dirige le délibéré des membres de la formation de jugement. « En fonction de la décision adoptée à la majorité, je motive le jugement en vue de sa notification aux parties et sa publication », indique Christophe Eoche-Duval, président de la CDNOI. Conseiller d’État, spécialiste en droit de la déontologie des professions de santé et membre de la section sociale du Conseil d’État, il détient un mandat de cinq ans renouvelable pour cette fonction. Pour ce magistrat, la présence des assesseurs est très utile pour cette justice « professionnelle » qui, grâce à une mixité infirmiers libéraux/hospitaliers, peut éclairer la décision à prendre. Pour le délibéré, le président a voix prépondérante en cas de partage des voix, mais le quorum étant de cinq, il a rarement besoin d’en user.

LA GREFFIÈRE, GARANTE DU RESPECT DE LA PROCÉDURE

En tant que greffière de la Chambre disciplinaire nationale de l’ordre des infirmiers, Cindy Solbiac doit s’assurer que l’ensemble de la procédure est respecté. Elle travaille au quotidien avec le conseiller d’État qu’elle assiste dans les actes et la procédure. « Lorsque la chambre disciplinaire reçoit une requête en appel, je vérifie qu’elle a bien été enregistrée dans les trente jours à compter de la réception de la décision de première instance par les parties », explique-t-elle. Dans le cas contraire, elle rédige une ordonnance d’irrecevabilité. Lorsque l’appel est recevable, elle vérifie les pièces du dossier et que la requête est correctement motivée. Puis, elle l’enregistre au registre des requêtes, envoie la notification d’appel à la partie adverse et au CDOI. La défense a alors un mois pour produire son mémoire. Une fois le délibéré rendu, la décision rédigée par le magistrat puis validée, elle la notifie aux parties, au Conseil régional de l’ordre des infirmiers, au Conseil départemental de l’ordre des infirmiers, au Conseil national de l’ordre des infirmiers, au procureur de la République, à l’Agence régionale de santé et au ministère de la Santé, avant d’archiver le dossier.

L’AVOCAT, CONSEILLER ET DÉFENSEUR

Que ce soit en conciliation ou lors d’une procédure disciplinaire, les infirmières peuvent être représentées par un avocat. « Nous avons dans un premier temps un rôle de médiateur, de facilitateur, et parvenons souvent à trouver un accord au stade de la conciliation », fait savoir Me Arnaud de Lavaur, avocat au barreau de Paris, qui intervient fréquemment dans le cadre de la juridiction ordinale. Dès la conciliation, son rôle est de questionner sur les points essentiels d’un dossier et il peut être amené à persuader sa cliente de trouver un accord. « Notre présence est importante dès la conciliation car il faut définir précisément les éléments et les éventuelles infractions au Code de déontologie, informe Me de Lavaur. Si le dossier est mal construit, cela peut influer sur l’ensemble du déroulement de la procédure. » L’avocat doit élaborer un argumentaire pour défendre sa cliente. En aucun cas les infirmières ne doivent considérer l’appel à un avocat comme un aveu de culpabilité, car il est surtout présent pour du conseil juridique et pour s’assurer du respect des règles de procédure. Le recours à un avocat ne dispense pas la soignante d’être présente aux audiences pour répondre aux questions des assesseurs et du président de la CDNOI. « L’infirmière peut aussi se faire assister par un confrère inscrit au tableau de l’Ordre mais ce dernier ne peut en aucun cas être un conseiller ordinal », tient à préciser Dominique Guezou avant d’ajouter : « Le choix du défenseur relève de la seule volonté des parties. L’Ordre ne peut pas favoriser le choix d’un avocat ni donner de conseils dans le cadre d’un dossier. »

Première affaire : absence de rétrocession des honoraires

En ce vendredi après-midi, Me X fait appel d’une décision prise à son encontre par la Chambre disciplinaire de première instance (CDPI). Son ancien remplaçant, M. Y, lui reproche de ne pas lui avoir rétrocédé les honoraires de sa période de travail. Il a déposé une plainte pour non-confraternité. La conciliation a échoué et la CDPI, saisie, a prononcé une interdiction temporaire d’exercer de 15 jours à l’encontre de Me X, qui a décidé de faire appel. Après que la greffière a appelé l’affaire, le rapporteur rappelle les faits. Le président donne ensuite la parole au plaignant qui explique la difficulté dans laquelle sa consœur l’a placé : ne percevant pas la somme due, il a été contraint d’annuler des vacances familiales pour travailler. De son côté, l’avocat de Me X demande l’annulation de la décision de la CDPI et suggère à la chambre de privilégier le blâme. Sa cliente reconnaît les faits et son obligation de rétrocéder les honoraires à son confrère. Mais elle est confrontée à d’importants déboires financiers d’ordre personnel ayant impacté son activité professionnelle. Un architecte devait en effet effectuer des travaux dans sa maison, mais l’a escroquée. D’après l’avocat, l’interdiction d’exercer ne peut qu’aggraver la situation de sa cliente, dont les comptes sont désormais gérés par son banquier. M. Y maintient, au contraire, que la sanction doit être exemplaire car, selon lui, les déboires financiers personnels de Me X n’ont pas de lien avec son activité professionnelle. Il ne comprend pas non plus pourquoi elle a eu recours à plusieurs remplaçants, alors qu’elle aurait pu travailler pour combler ses déboires financiers. Il mène d’ailleurs en parallèle une procédure au civil pour récupérer ce qui lui est dû. Après de nombreux échanges, le président met un terme à la séance publique et l’affaire est mise en délibéré.

Deuxième affaire : vente empêchée d’une patientèle ?

Deux infirmières ont monté ensemble leur cabinet. Après plusieurs années d’exercice, leur relation se détériore. Me X, la plaignante, souhaite vendre sa patientèle. Son avocat explique devant la cour qu’elle a prévenu son associée plusieurs mois à l’avance de son départ du cabinet. Elle se met alors en quête d’une nouvelle associée pour le cabinet, afin de lui vendre une partie de la patientèle. Une fois la remplaçante trouvée, elle prévient sa future ex-associée, Me Y. Mais celle-ci s’y oppose et propose à la nouvelle infirmière un contrat de collaboration afin de voir si, dans un premier temps, elles s’entendent bien, pour ensuite envisager une association. Me X, qui n’a pas pu vendre la moitié de la patientèle, s’estime lésée. Elle reproche à Me Y de ne pas avoir respecté les règles de bonne confraternité, d’avoir détourné la patientèle et d’avoir spolié ses droits en proposant un contrat de collaboration alors que la vente était actée. La conciliation a échoué. Me X a alors déposé plainte en première instance. La juridiction lui a donné raison, estimant que Me Y a empêché la vente et s’est accaparé toute la patientèle. Elle a été condamnée à deux mois d’interdiction d’exercer, dont un mois avec sursis, et 1 500 euros à verser afin de supporter les frais engagés par l’autre partie pour sa défense. Me Y a fait appel, arguant que sa consœur ne l’avait jamais prévenue qu’elle voulait partir, et qu’elle l’a découvert à l’arrivée de la nouvelle infirmière. Elle estime également qu’elle aurait dû être consultée pour la recherche d’une nouvelle associée. En parallèle, Me X a engagé une procédure au civil afin d’obtenir des dommages et intérêts sur la vente empêchée de sa patientèle. Elle souhaite que le travail qu’elle a mené pendant six ans soit reconnu. Après un échange avec les assesseurs et le président de la chambre, ce dernier clôt la séance pour permettre le délibéré à huis clos.

Info +

• En aucun cas la Chambre disciplinaire ne se prononce sur des sanctions financières, le préjudice financier ne pouvant être réglé qu’au civil ou au pénal.

• La délibération se déroule à huis clos, donc en dehors de la présence des parties à l’audience. La décision est directement notifiée aux parties.

• Les parties ont un délai de deux mois pour se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État.

• Les frais des avocats sont généralement couverts par la protection juridique dont disposent toutes les infirmières via leur assurance en responsabilité civile.