L'infirmière n° 007 du 01/04/2021

 

JE DIALOGUE

Lisette Gries  

Pour cette infirmière anesthésiste de profession, maîtriser l’anxiété préopératoire des enfants relève d’une logique globale de soins. Marie-Esther Degbelo appelle de ses vœux une prise de conscience de l’importance de la santé mentale dans les parcours de soins, tant en pédiatrie que chez les adultes.

Votre application Internet, Koalou*, est un outil pour mesurer et faire baisser l’anxiété préopératoire chez les enfants. En quoi est-ce une réponse à un besoin de santé ?

Marie-Esther Degbelo : J’ai commencé à travailler sur la question de l’anxiété préopératoire pour mon mémoire durant mes études d’infirmière anesthésiste, en 2014, et je me suis passionnée pour le sujet. La prise en charge de cette anxiété permet de diminuer les risques peropératoires, dont les conséquences les plus fréquentes sont des consommations de médicaments plus importantes, des sorties tardives de salle de réveil, voire une hospitalisation. Mais les répercussions vont bien audelà. Une étude montre que 44 % des enfants présentent des troubles du comportement quinze jours après l’intervention chirurgicale, lesquels peuvent concerner le sommeil, l’alimentation, la gestion des émotions ou encore des troubles régressifs. Les parents ne pensent pas forcément à les mentionner au chirurgien, pourtant, ce sont bien des conséquences directes de l’opération. On comprend donc que s’intéresser à l’anxiété préopératoire présente un intérêt sur deux tableaux : l’amélioration de la prise en charge peropératoire et la prise en compte des besoins psychologiques et affectifs des jeunes patients.

Vous insistez beaucoup sur la dimension « santé mentale »…

M.-E. D. : Oui, je crois qu’il faut vraiment que les parcours de soins s’en emparent. Si on tire le fil, on se rend compte que les troubles du comportement évoqués précédemment se prolongent parfois audelà d’un mois, six mois, voire plus. On observe des syndromes de “pediatric medical traumatic stress”, proches des syndromes de chocs posttraumatiques. L’enfant marqué par une intervention, même si elle est en apparence bénigne, comme la pose de yoyos, risque de garder toute sa vie une méfiance par rapport aux soins. Cela aura un impact sur la qualité de sa prise en charge et de son suivi médical tout au long de son parcours. Il y a une prise de conscience des enjeux liés à l’anxiété qu’on peut rapprocher de l’émergence du sujet de la douleur il y a trente ans. On ne peut plus dissocier la santé physiologique et la santé psychique. Il est impératif de donner aux enfants des moyens, des outils, pour faire face à ces événements dans leur vie.

Justement, quels outils sont proposés par Koalou pour agir sur cette anxiété ?

M.-E. D. : C’est le personnel de soin qui propose d’utiliser Koalou et qui inscrit la famille. L’application propose une interface pour les enfants et leur famille, et une autre pour les soignants. La partie enfant se compose d’outils ludiques et pédagogiques ainsi que de questionnaires. L’application est aussi à disposition des parents et du reste de la famille, car l’environnement de l’enfant est une composante indispen sable à prendre en compte. Cela permet de suivre le rétablissement du jeune patient et d’évaluer l’impact de la prise en charge sur celuici. Les soignants, de leur côté, ont accès aux éléments renseignés par les familles et ont donc une meilleure compréhension de l’état émotionnel des patients. Le suivi peut ainsi être adapté et fluidifié.

Ce sont donc les établissements de soins qui proposent d’inscrire leurs patients, alors que votre application est pensée pour les jeunes malades. Pourquoi avoir choisi cette articulation ?

M.-E. D. : Aujourd’hui, je constate que c’est bien souvent le patient qui tourne dans l’hôpital et non l’hôpital qui tourne autour du patient. Or, il me semble important de changer ce paradigme et de placer la personne soignée au centre. Quand il s’agit d’un enfant, il ne faut pas oublier son entourage : parents, fratrie, etc., ainsi que son environnement scolaire. Il s’agit de la base de son équilibre et de sa capacité à bien vivre une hospitalisation ou une intervention chirurgicale. Nous voulons aider les professionnels de santé à améliorer la prise en charge globale autour de l’enfant mais également les familles à se réapproprier leur santé.

Votre équipe comprend des profils variés : ingénieur, développeur, commercial… En quoi votre expérience d’infirmière a enrichi ce projet ?

M.-E. D. : Évidemment, il y a la connaissance des systèmes de santé, de l’anatomie et de la physiologie. Il y a la pédagogie, pour bien expliquer à un enfant ce qu’est sa maladie, où et comment elle agit sur son corps, ou encore les soins qu’il va recevoir. C’est un atout précieux d’avoir étudié et expérimenté ces sujets. Je bénéficie aussi d’un réseau d’amis, de soignants (infirmiers, infirmiers anesthésistes, médecins, cadres…) qui peuvent nous faire des retours et relayer notre initiative. Mais c’est surtout en discutant avec des parents et des enfants sur leur vécu que l’on apprend. Lorsque j’étais à l’Ifsi, comme l’établissement dépendait de la CroixRouge, nous avions eu l’idée de participer à des actions sociales. Cela m’a permis de me rendre compte que le patient que l’on va croiser à l’hôpital a peutêtre du mal à trouver de quoi se nourrir ou se vêtir avant même de penser à sa santé. C’est une vision à 360 ° sur le patient que je souhaite mettre en avant.

Vous avez commencé à vous intéresser à l’anxiété préopératoire pendant vos études d’Iade. Pensez-vous que les formations en soins infirmiers laissent aux initiatives comme la vôtre l’espace suffisant pour se développer ?

M.-E. D. : Pas toujours, et c’est d’ailleurs un autre sujet qui me tient à cœur ! J’ai constaté que, bien que les études soient très intéressantes, elles n’ouvrent pas toujours de nouvelles perspectives. Elles sont relativement cadrées, laissant moins de marge de manœuvre pour la gestion de projets que peuvent le faire par exemple les écoles de commerce. Par ailleurs, j’ai évolué dans un contexte où notre rôle était essentiellement prescrit. Cela ne nous a pas toujours conduit à sortir des sentiers battus. Ce n’est que très récemment que j’ai découvert de nombreux outils informatiques qui aideraient beaucoup d’étudiants dans la gestion de projet (Slack, Trello, Notion, Canva…). Je pense qu’il serait intéressant de créer des espaces de créativité au sein des établissements pour favoriser les innovations. Je reste persuadée que nous devons prendre conscience du talent et de la valeur que nous avons en tant qu’infirmières. De nombreuses startup sont lancées par des professionnelles de santé qui rêvent de changer, à leur manière, la façon de prendre soin. Ne dites pas que vous ne pouvez pas ou que vous ne savez pas : aujourd’hui, tout s’apprend. Si c’est ce qui vous tient à cœur, faitesle !

D’autres initiatives existent pour atténuer l’anxiété préopératoire des enfants. Comment vous positionnez-vous par rapport à elles ?

M.-E. D. : C’est très bien qu’il y ait d’autres acteurs. J’ai connaissance d’entreprises et d’associations qui sont davantage centrées sur la distraction pendant les soins préopératoires ou lors du trajet jusqu’au bloc. Leurs idées sont intéressantes et utiles. De mon côté, je me suis plutôt axée sur la prévention et la résilience. Je reste persuadée que si l’on veut avoir un impact demain, c’est aujourd’hui qu’il faut commencer.

* www.koalou.com

POURQUOI ELLE

Repérée par le collectif Femmes de Santé, qui l’a mise à l’honneur parmi sa promotion 2020 de treize femmes, Marie-Esther Degbelo a un projet ambitieux pour la santé mentale des enfants. Elle cherche à faire exploser les carcans qui empêchent encore trop souvent les organisations de soins de se coordonner pour se mettre au service des patients. Elle livre dans nos colonnes sa vision de la santé et son engagement pour une meilleure prise en compte de la santé psychique lors de tout acte de soin, à plus forte raison lorsque le patient est un enfant.

BIO EXPRESS

2009 Obtient son diplôme d’infirmière à l’Institut de formation en soins infirmiers de la Croix-Rouge de Châlons-en-Champagne (Marne).

2015 Obtient le grade Master d’infirmière anesthésiste à Reims (Marne). Réalise son mémoire sur l’anxiété préopératoire.

2016 Exerce à l’hôpital Necker (AP-HP), à Paris, au Samu et au bloc opératoire.

2019 Crée sa start-up et lance Koalou.