L'infirmière n° 007 du 01/04/2021

 

RELATION DE SOIN

VIE PRO

SAVOIR-ÊTRE

Laure Martin  

Instaurer la bonne distance avec la personne soignée n’est pas inné pour un soignant. Mais l’expérience aide. Et si chaque relation est singulière, des postures de base peuvent être mises en place par les infirmières.

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise distance avec un patient, on parle davantage de distance juste ou injuste », introduit Pascal Prayez, psychologue clinicien. Dans la relation de soin, ce qui est en jeu, c’est ce que le soignant et le soigné sont en droit d’attendre et de rece voir, à savoir, a minima, du respect et de la considé ra tion. Mais le soignant étant celui qui prend en charge une per sonne en situa tion de vulnérabilité, il se doit d’être à son écoute. « S’il fait preuve de froideur ou d’indifférence, c’est injuste pour le patient », ajoute le psychologue. Et une implication massive est tout aussi injuste. « Il ne faut pas se perdre dans l’autre et déborder d’émotion, au risque de ne pas écouter aussi bien les besoins de la personne soignée, met-il en garde. Avec moins de recul, le soignant peut se laisser prendre par des réactions liées à ses jugements de valeurs. »

La juste distance permet donc de se protéger aussi bien en tant que professionnel de santé que vis-à-vis du patient. Un point de vue que nuance Catherine Marhuenda, cadre de santé dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) : « Dans ce type de structure, la juste distance est beaucoup plus fine qu’en service hospitalier, par exemple, car nous exerçons dans un lieu de vie. Les personnes sont parfois présentes depuis une dizaine d’années. Les soignants les voient donc vieillir, connaissent leur famille. L’échange au quotidien est différent. »

Définir un cadre général à la juste distance n’est pas chose facile car chaque relation est unique et patient-dépendant. Néanmoins, des bases communes peuvent être respectées à commencer par un prérequis : tenir compte de ce que le soignant et le patient veulent comme relation. « Pour certains, notre intervention n’est ni plus ni moins qu’une prestation de service, souligne Marie-Claude Daydé, infirmière libérale en Ha ute-Garonne. Par exemple, j’ai pris en charge un patient qui continuait à travailler pendant les soins… » Savoir ce qui est souhaité par les deux personnes est nécessaire pour éviter toute déception ou frustration.

DES LIMITES À POSER

Marie-Claude Daydé estime instaurer le même type de rapport avec l’ensemble de ses patients, que ce soit pour une prise en charge ponctuelle ou plus longue. « Mais il est vrai qu’avec les patients en situation complexe, chez qui nous intervenons dans la durée, nous pouvons avoir l’impression de mieux les connaître ainsi que leurs proches, et le risque de devenir trop familier est réel », reconnaît-elle. Il faut alors faire attention à ne pas franchir certaines limites comme « s’immiscer dans la vie familiale, prendre des responsabilités qui relèvent de la famille ou encore se mettre à la place des enfants d’une personne âgée, pointe-t-elle du doigt. Une situation qui peut s’avérer parfois difficile lorsque les patients se confient à nous. » Par conséquent, cette question de la juste distance implique celle du respect du secret professionnel.

Autre conseil de l’infirmière : éviter le tutoiement afin « de garder un minimum de distance. Mais chaque relation est singulière, et parfois, un tutoiement est plus respectueux qu’un vouvoiement ». Idem pour ce qui concerne la bise… « Il m’est arrivé de la faire à des personnes âgées isolées qui avaient besoin d’affection, confie la professionnelle de santé. Ce n’est donc pas un veto absolu mais ce n’est pas dans ma pratique régulière. » « Il est important d’avoir conscience du moment où le tutoiement s’instaure et de s’interroger sur le rapport que cela induit entre le soignant et le soigné », estime Pascal Prayez. Cela convient-il à l’infirmière ? Ce rapport va-t-il pouvoir être maintenu dans la durée ? Le tutoiement ne va-t-il pas entraîner une confusion des rôles ? Si le tutoiement a été utilisé, il est toujours possible de changer d’avis en expliquant au patient que généralement, dans les soins, le vouvoiement prévaut. Il faut alors le rassurer car certaines personnes peuvent penser que le tutoiement implique une plus grande proximité et une meilleure écoute de la part du soignant, alors qu’en réalité, le vouvoiement permet de rester dans une posture professionnelle. Bien entendu, chaque cas est différent. Dans la prise en charge de personnes en situation de handicap mental, par exemple, cette notion est plus souple. Mais dans tous les cas, il faut être en mesure d’expliquer ce tutoiement à la famille, qui peut s’en étonner.

Les infirmières peuvent également être amenées à poser leurs limites. « Lorsque j’exerçais en service hospitalier, il m’est arrivé d’avoir à redéfinir les contours de mon intervention avec des patients, indique Catherine Marhuenda. Par exemple, quand ils me tutoyaient ou me posaient des questions sur ma vie privée, je répondais simplement, sans m’énerver, que j’étais là pour travailler et que je n’aborderai pas certains sujets. J’estime que tout peut se dire, tout dépend du ton que l’on emploie. » Être interrogées sur leur vie privée, quasiment toutes les infirmières y ont été confrontées. Et là aussi il faut avoir conscience des enjeux sur la relation de soin et sur la prise en charge du patient. « Il ne faut pas tout mélanger et se mettre à parler de ses propres problèmes avec le patient car cela peut entraîner une confusion des rôles, alerte Pascal Prayez. Le soignant est rémunéré pour écouter et soigner le patient, et non l’inverse. Il se doit donc de se recentrer sur lui. » « Je ne parle quasiment jamais de ma vie privée à mes patients, fait savoir Laurent Suzan, infirmier libéral dans les Bouches-du-Rhône. Certains sont curieux, mais je garde une distance, car je suis à leurs côtés pour les soigner. » Et de poursuivre : « L’une de mes collaboratrices parlait trop d’elle à nos patients, je le lui ai dit, car ils m’ont rapporté certains de ses propos. Je lui ai conseillé d’être plus discrète car le risque est d’être jugé sur sa vie personnelle et non plus sur ses compétences professionnelles et cela peut aussi influer sur la compliance des patients. »

LA COMMUNICATION, CLÉ DE LA RELATION

Comme tout un chacun, il est normal de faire des erreurs, de se tromper, de se laisser prendre par une émotion. « Une relation de soin, c’est une histoire, et parfois, ce n’est pas facile de trouver la juste distance », reconnaît le psychologue clinicien. Cet apprentissage débute dès la formation initiale. Mais dans les faits, c’est l’expérience qui permet d’élaborer son propre cheminement, de « peaufiner » sa manière de faire et ses rapports avec les patients. « Je me souviens que dans la formation initiale, on parlait de cette juste distance, rapporte Catherine Marhuenda. Les formateurs nous disaient de nous protéger mais je me suis vite aperçue que ce n’était pas possible pour moi. Lorsque je me suis spécialisée dans les soins palliatifs, j’ai décidé d’accepter mes émotions tout en respectant et en écoutant le patient. J’ai aussi appris à connaître mes limites et à ne pas me laisser envahir. » Lorsqu’elle ressentait le besoin d’évacuer, elle en discutait avec les membres de son équipe lors des debriefings organisés deux fois par semaine. La mise en place de groupes de parole, de réflexivité, d’analyse de pratiques professionnelles permet de guider les soignants. « Le travail d’équipe doit permettre de prendre du recul sur la juste distance qui aurait pu être instaurée, indique Pascal Prayez. Les soignants ne doivent pas bloquer leurs émotions, au contraire. Mais il faut avoir une double écoute, c’estàdire recon naître son émotion, l’accepter, puis se recentrer sur le patient en situation de vulnérabilité. » Quand une infirmière a conscience d’avoir été trop dans l’émotion, elle peut prendre un temps réflexif avec elle-même et avec les autres, puis en parler au patient lors de sa prochaine visite, lui dire avoir conscience de s’être laissée prendre par une relation trop proche et qu’il faut rester centré sur ses besoins à lui. Dans le contexte actuel, avec des services qui fonctionnent à flux tendu, il est parfois difficile de prendre le temps d’établir une juste distance. « L’institution » peut conduire les infirmières à prendre une distance défensive par manque de temps. « C’est regrettable mais il faut avoir en tête que ce n’est pas l’individualité qui agit mais le collectif », tempère Pascal Prayez, qui encourage à en parler durant les réunions d’équipe. « Il est important, en tant que professionnelle, de ne pas culpabiliser outre mesure, d’expliquer à la personne malade sa volonté de rester auprès d’elle mais que les conditions du service ne le lui permettent pas. » Le patient peut ainsi prendre conscience que le soignant n’est pas indifférent. L’une des solutions pour l’infirmière peut aussi être de focaliser son attention, non pas sur la charge de travail qui l’attend et qui la conduit à « être ailleurs », mais sur le moment présent, avec le patient, même si ce n’est que cinq minutes.

RÉFÉRENCES

• Prayez P., Julie ou l’aventure de la juste distance, Éditions Lamarre, 2016

• Prayez P., Julie ou le chemin de l’estime de soi, Éditions Lamarre, 2019

Conseils

GESTES BARRIÈRES ET SOINS À DISTANCE

Le contexte actuel de la crise sanitaire interroge sur la possibilité d’instaurer une juste distance avec les patients. L’application des gestes barrières avec le port du masque rend la communication et les échanges plus difficiles. «  Il est important que les soignants continuent de montrer leur visage, au moins à l’entrée de la chambre, avant de remettre le masque pour effectuer le soin, conseille Pascal Prayez. Cela permet de privilégier le contact.  » La crise sanitaire a également entraîné le développement de l’utilisation des outils numériques. Là aussi il faut faire attention à la pratique. «  En libéral, leur usage doit, selon moi, rester ponctuel et être justifié par une plus-value pour le patient  », estime Marie-Claude Daydé. Et d’ajouter : «  Le recours à la télémédecine est fréquent dans le domaine des plaies et cicatrisation, et certains patients nous ont déjà alertés sur leur sentiment d’être davantage considérés comme des objets que comme des sujets de soins. Il faut y être attentif afin d’éviter de ne plus voir la personne malade dans sa globalité. »

Retour de terrain

Infirmier depuis trente ans, Laurent Suzan a mis en place des outils pour instaurer la juste distance avec ses patients. Car à ses débuts, sa trop grande implication pouvait être source de souffrance. Parmi les solutions qu’il a trouvées : adopter un rapport professionnel et non amical avec les patients, quitte à être asexué afin que ces derniers s’adressent au professionnel de santé. « Cela rend les rapports beaucoup plus simples et sains », estime-t-il. Et d’ajouter : « Se dire qu’on est payé pour faire notre métier permet aussi de mettre une juste distance et de moins s’impliquer émotionnellement. » Laurent Suzan a également décidé de vouvoyer systématiquement tous ses patients et de les appeler par leur nom de famille – sauf, dans certains cas, par leur prénom. Et avec certains, notamment ceux présentant des troubles psychiatriques, il n’hésite pas à enfiler sa blouse blanche avec un badge portant son nom et sa fonction pour les rassurer.

L’analyse de pratique des ESI

Les étudiants en soins infirmiers (ESI) de deuxième année de l’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) de la Roche-sur-Yon (Vendée) travaillent sur le livre de Pascal Prayez dans le cadre de l’unité d’enseignement (UE) 4.2 Soins relationnels. « Notre objectif est de faire en sorte que l’étudiant puisse mesurer l’écart entre ses propres valeurs, sa confrontation à celles des autres et l’éthique de terrain », explique Bertrand Chevallier, formateur. Pendant longtemps, dans les Ifsi, il n’était pas question de juste distance mais de distance thérapeutique ou professionnelle avec le mythe que la blouse blanche permettait d’instaurer la bonne distance. « En réalité, c’est un peu plus compliqué que cela et les ESI le vivent lors de leur stage », ajoute le formateur. Dans le cadre de cette UE, les ESI doivent, au cours d’un stage, repérer une situation de soins relationnels, puis, à partir du concept abordé dans le livre, en faire une analyse. N’importe quelle question peut être abordée, comme celle du tutoiement et du vouvoiement avec le patient. « Nous voulons qu’ils comprennent qu’il n’y a pas de bonne réponse, indique Benoit Janière, également formateur. La réponse sera propre à chacun, à son acception, à son questionnement et à la compréhension de son comportement. »