LA PESÉE DES ADOLESCENTS : UN SOIN QUI PÈSE LOURD | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 007 du 01/04/2021

 

ANOREXIE MENTALE

JE ME FORME

BONNES PRATIQUES

Jessica Brusetti*   Renaud de Tournemire**  


*infirmière
**pédiatre, Unité de médecine pour adolescents, service de pédiatrie du centre hospitalier de Poissy-Saint-Germain-en-Laye

La pesée est vécue comme un moment difficile pour les patients anorexiques, et déstabilisant pour les soignants. Devant le peu d’écrits sur le sujet, une enquête a été menée et a donné lieu à une proposition de protocole.

1 INTRODUCTION

DÉFINITION

L’anorexie mentale est un trouble des conduites alimentaires. Le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5 ; American Psychia tric Association) retient trois critères :

→ restriction des apports énergétiques par rapport aux besoins conduisant à un poids significativement bas ;

→ peur intense de prendre du poids et de devenir gros malgré une insuffisance pondérale ;

→ altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps (dysmorphophobie), faible estime de soi (influencée excessivement par le poids ou la forme corporelle) ou manque de reconnaissance persistant de la gravité de la maigreur actuelle.

Une caractéristique majeure de ce trouble est le contrôle. Contrôle de ses apports (avec, souvent, un comptage des calories), contrôle de son activité physique (nombre d’heures, nombre de pas), contrôle de son poids. De nombreux adolescents se pèsent toutes les semaines, ensuite tous les jours, puis avant et après les repas, le passage aux toilettes, une activité anodine.

L’hospitalisation va alors interrompre brutalement cette folie de maîtrise. Elle se fait le plus souvent après une consultation avec le pédiatre médecin du service, le plus fréquemment pour une dénutrition majeure (indice de masse corporelle, ou IMC, souvent inférieur à 13). Un contrat, qui indi que un poids de sortie, est alors passé entre le médecin, et l’équipe hospitalière, et l’adolescent, et ses parents. Dans notre unité, ce poids est en moyenne de 6 kg au-dessus de celui à l’entrée, proche du troisième percentile de la courbe de corpulence (courbe d’IMC), qui correspond à un poids de « sécurité ».

2 PRISE EN CHARGE ET RÔLE INFIRMIER

Surveillance. Lors de l’hospitalisation, le patient se retrouve paradoxalement soumis à la maîtrise d’autres que lui, créant initialement une effraction dans son obsession du contrôle. L’infirmière va ainsi surveiller le poids, la tension, la fréquence cardiaque mais va aussi choisir les menus à la place de l’adolescent. Si des compléments alimentaires sont prescrits, ils sont versés dans un verre ne permettant pas au patient de visualiser les glucides, les protéines, les lipides ou les calories. Les soignantes sont également vigilantes sur la consommation d’eau, la potomanie pouvant avoir de graves conséquences sur la santé. Certains adoles cents peuvent boire plusieurs litres d’eau pour calmer leur faim ou atteindre plus rapidement le poids de sortie. Les infirmières distribuent une bouteille d’eau par jour et récupèrent celle de la veille. Le prénom du patient et la date de remise sont inscrits sur l’étiquette et les échanges de bouteille sont interdits.

Lorsque cela est nécessaire, une nutrition entérale est décidée par le médecin et mise en œuvre par l’infirmière : pose de la sonde, mise en route de la nutrition et surveillance attentive de la vidange régulière des flacons de soluté nutritif.

L’infirmière est le seul élément de l’équipe présent en continu, à toutes les étapes, de l’accueil jusqu’à la sortie. Cette présence permet de créer un lien fort avec les adolescents, et notamment les adolescents anorexiques dont la durée d’hospitalisation est généralement de deux ou trois mois.

Relationnel et observation. Les premiers jours d’hospitalisation permettent aux soignants d’évaluer les aptitudes et les difficultés de l’adolescent : alimentation (restrictions, rituels), hyperactivité physique (position debout, allers-retours dans le couloir du service, gainage), hyperinvestissement scolaire, qualité du lien social, sommeil… À tour de rôle, l’infirmière et d’autres membres de l’équipe déjeunent avec les jeunes hospitalisés. Leur présence permet d’animer les discussions, souvent impossibles du fait d’une tension palpable. Mais c’est également un temps d’observation : tri d’aliments, émiettement, sauce épongée, utilisation excessive de sel ou de poivre, consommation d’eau excessive, levers intempestifs…

Activités. Au cours de la journée, les infirmières organisent ou participent à des activités : atelier thérapeutique, activité physique adaptée, jeux créatifs ou de société sur des temps informels. Des moments précieux qui autorisent les adolescents à se considérer comme une personne et non comme une maladie.

L’infirmière a également une fonction d’intermédiaire entre l’adolescent et ses parents. Elle répond aux appels des parents, échange avec eux au moment des retours de permission, permet le lien avec ceux-ci lors de l’heure de portable (les smartphones sont gardés dans un coffre).

Ce cadre et tous ces instants partagés permettent aux adolescents de se sentir en confiance. Les préoccupations corporelles ou les angoisses liées à la pesée à venir sont entendues. Le travail de l’infirmière est d’écouter, rassurer et encourager. Notre fonction et ce partage quotidien créé un lien qui facilite l’accès au corps de l’adolescent au moment de la pesée. Dans notre unité, elle est réalisée deux fois par semaine, le matin à jeun, vessie vide et en sous-vêtements.

3 FOCUS SUR LA PESÉE

Notre travail sur le sujet de la pesée chez les jeunes souffrant d’anorexie mentale a été effectué dans le cadre d’un mémoire pour le diplôme interuniversitaire (DIU) de médecine et santé de l’adolescent, en 2019.

Arrivant dans l’unité de médecine de l’adolescent de Poissy, sans aucune expérience auprès de cette population, il faut apprendre ce qu’est l’anorexie mentale et comment prendre en charge ces adolescents. De nombreux actes sont identiques aux autres services de soins : prise de constantes, administration des traitements et soins techniques. Mais lorsque l’on se retrouve seule face à l’adolescent lors de la pesée, on peut se sentir démunie, désarmée… Ce soin est difficile pour le patient car il est confronté à son poids. Et l’infirmière doit parfois gérer des réactions parfois virulentes (pleurs, cris…). Dans ce genre de situation, que dire ? Que faire ? Comment faire ?

UNE ÉTUDE PROSPECTIVE MULTICENTRIQUE

Après une recherche bibliographique, nous avons découvert qu’il y avait un vide théorique et pratique sur la pesée, tant dans la littérature française qu’anglophone. Pourtant, c’est la clé de voûte du contrat de soin instauré par les médecins. Le poids, dans certaines équipes, conditionne la reprise des visites, des cours, du sport et presque toujours la sortie. Une aggravation clinique appréhendée par la baisse du poids peut conduire à l’instauration de compléments alimentaires ou la mise en place d’une nutrition entérale par sonde.

Nous avons donc fait le choix de réaliser une étude prospective, multicentrique, avec un questionnaire créé pour les soignants et un autre pour les adolescents. Des entretiens semi-dirigés avec des soignants de trois structures différentes ont été conduits : les unités de médecine pour adolescents de Poissy et de Versailles, et le service de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune de l’Institut Mutualiste Montsouris.

L’objectif principal était de voir si ce que faisaient et pensaient les soignantes correspondait aux attentes et aux ressentis des patients. L’objectif secondaire, non repris dans cet article, était de comparer les pratiques dans des structures aux fonctionnements différents mais qui ont pour point commun de réaliser des pesées auprès d’adolescents anorexiques.

Dix-huit infirmières (IDE) et sept adolescents anorexiques ont été interrogés. Les IDE sont pour la majorité âgées de 35 ans ou moins, sont diplômées depuis au moins dix ans et ont entre zéro et cinq ans d’expérience avec les patients anorexiques. Nous avons choisi de n’interroger que des adolescents que nous connaissions, hospitalisés ou suivis en ambulatoire après une hospitalisation. La confiance instaurée permettait cet échange.

RÉSULTATS

Tout d’abord, la majorité des soignantes, quel que soit leur âge ou leur expérience, ressentent une certaine gêne au moment de la pesée.

Les réponses à la question « Comment faites-vous ce soin ? » révèlent des divergences sur les modalités mais un quasi-consensus sur plusieurs points :

→ toutes les infirmières, sauf une, font uriner les adolescents avant la pesée. Elles ont donc intégré l’importance d’une pesée « exacte » et la possibilité d’une rétention d’urines pour modifier le poids, ce qui met en lumière leur connaissance sur l’anorexie ;

→ treize infirmières font mettre les adolescents en sous-vêtements et une en petite culotte. Quatre ne précisent pas la tenue lors de la pesée. Les deux dernières soignantes, du soir, n’ont pas pu répondre à cette question. Il y a là aussi la recherche du poids exact. Un point à relever en particulier : quatre infirmières seulement indiquent que le temps de la pesée est un moyen de vérifier l’état cutané du patient. Grâce au lien établi, l’infirmière est le premier soignant à avoir accès au corps de l’adolescent anorexique.

D’ailleurs, à la question « Si c’était un soignant que tu ne connaissais pas qui effectuait la pesée, est-ce que cela serait plus facile pour toi ? », six adolescents répondent par la négative, précisant que cela serait au contraire plus difficile car ce soignant « ne le connaîtrait pas » (trois patients) et il « ne connaîtrait pas la maladie » (deux). Il « ne mesurerait pas l’angoisse » que ce soin provoque (deux) et « il ne pourrait pas le rassurer » (trois). Ces résultats montrent l’intérêt d’avoir du personnel soignant formé aux troubles du comportement alimentaire, dédié à la médecine pour adolescent.

Cela met également en lumière l’importance du lien entre les adolescents et les soignants.

L’étude a en outre montré un décalage des réponses des soignantes par rapport aux attentes des adolescents :

→ lors du soin, trois infirmières sur dix-sept deman dent « Qu’est-ce que tu peux en dire ? » ; deux : « Qu’est-ce que tu en penses ? » ; deux demandent si ça va ; trois attendent une réaction de l’adolescent avant d’interagir et une réagit si l’adolescent ne dit rien. Par ailleurs, seules dix infirmières parlent de leurs réactions lors du soin ;

→ à la question : « As-tu le souvenir d’une parole qui t’a soutenu ou, au contraire, qui a aggravé ton stress ? », un adolescent a exprimé son malêtre lorsque la soignante lui demande si ça va. Deux autres adolescents vont dans ce sens car ils ont le souvenir de soignantes qui, lors de la pesée, leur ont proposé d’en discuter plus tard.

Mais également un décalage de perception :

→ question aux soignantes : « Constatez-vous un changement de comportement chez l’adolescent avant la pesée ? Si oui, combien de temps avant ? ». Quinze infirmières remarquent un changement de comportement chez l’adolescent la veille de la pesée et elles l’attribuent, pour treize d’entre elles, à « du stress, de l’angoisse, de l’anxiété ». Les adolescents parlent, eux, de « stress » (cinq) ou d’angoisse (trois, dont un qui évoque stress et angoisse) ;

→ une seule infirmière évoque l’idée « que les adolescents stressent d’une pesée sur l’autre » ;

→ côté adolescents, ils disent tous que « l’angoisse est la plus forte la veille de la pesée » mais trois précisent qu’ils ressentent cela d’une « pesée sur l’autre, avec un sentiment grandissant à l’approche de la pesée ».

Au regard de ce que rapportent les patients, on peut donc dire que la pesée est un soin psychiquement lourd dont les soignantes ne mesurent peut-être pas l’intensité.

Autre décalage entre les actions des soignantes et les attentes des adolescents : les professionnelles de santé réagissent plus en encourageant les patients s’il y a une perte de poids, alors que les adolescents ont surtout besoin de réconfort et d’accompagnement lors de la prise de poids.

Pour terminer, nous avons interrogé le ressenti des soignantes lors du soin, qui ne les laisse pas indifférentes, et suscite beaucoup d’émotion : réjouissance ou colère. Certaines peuvent même être gênées, voire heurtées, par l’état physique des adolescents.

4 PROPOSITION D’UN PROTOCOLE DE PESÉE

À l’issue de ce travail, un protocole sur la pesée, réfléchi et validé en équipe, a été élaboré. Dans notre unité, les pesées sont généralement réalisées deux fois par semaine, avec des précautions particulières qui découlent de l’absence de chambre individuelle :

→ prendre les constantes et la température (avec recherche d’hypotension orthostatique) ;

→ demander à l’adolescent d’aller dans la salle de bains pour uriner et se mettre en sous-vêtements (caleçon/culotte +/- soutien-gorge) ;

→ rentrer dans la salle de bains lorsque le patient est prêt (lui demander si on peut rentrer) et fermer la porte derrière soi ;

→ ne pas placer la balance en face du miroir ;

→ tarer la balance ;

→ demander à l’adolescent de monter sur la balance ;

→ être attentif à l’état cutané (y compris le dos) ;

→ se souvenir du poids précédent ;

→ ne pas indiquer le poids à voix haute, sauf si le patient le demande ;

→ attendre une réaction de l’adolescent ;

→ éviter de le questionner juste après ;

→ garder à l’esprit que la prise de poids est beaucoup plus difficile que la perte de poids ou un poids stationnaire ;

→ avoir en tête que l’angoisse ressentie peut perdurer d’une pesée sur l’autre ;

→ proposer de reprendre plus tard mais ne pas demander si ça va ;

→ dire à l’adolescent qu’il peut se rhabiller et lui proposer de rester avec lui/elle dans la salle de bains avant de sortir (pour ne pas qu’il se retrouve seul devant le miroir) ;

→ noter le poids dans le dossier de soins et mettre à jour la courbe d’évolution pondérale.

* Adresses mail :

brusettijessica@gmail.com

renaud.detournemire@ght-yvelinesnord.fr

RÉFÉRENCES

• Descharmes J., Mannevy J., « Les temps forts de la prise en charge pendant la journée », L’Infirmière Magazine, n° 260, mai 2010, pp. 12-15

• Kelly-Weeder S., Kells M., Jennings K. and all., “Procedures and protocols for weight assessment during acute illness in individuals with anorexia nervosa: a national Survey”, Journal of the American Psychiatric Nurses Association, May/Jun 2018;24 (3):241-246

• Zugai J., Stein-Parbury J., Roche M., “Effective nursing care of adolescents with anorexia nervosa: a consumer perspective”, Journal of Clinical Nursing, 2013 Jul;22 (13-14):2020-9

• Gérardin P., « Le temps du “soin” », Espace éthique région Île-de-France, 9 mars 2016. En ligne sur : bit.ly/30HYJTT

Le temps, toujours un atout ?

La notion de temps dans le soin auprès des adolescents souffrant d’anorexie est importante. De la phase de déni à celle d’une possible guérison, il se passe souvent deux à trois ans. Les hospitalisations sont longues et parfois répétées.

L’adolescent, sa famille, mais aussi l’équipe soignante sont mis à rude épreuve. Il faut savoir se serrer les coudes, créer un climat d’alliance aussi bien vis-à-vis de l’adolescent que des parents. Des groupes de parole mensuels, pour les adolescents d’une part, pour les parents d’autre part, animés par des thérapeutes familiaux, accompagnent ce temps long.

Les réactions d’agacement, voire hostiles, de la part de chacun, y compris des soignants, devant une impression d’immobilité, de ne servir à rien, sont évoquées dans des groupes d’analyse de la pratique.

La confidentialité : un sujet majeur

Même mineur, l’adolescent a droit à la confidentialité. Nous l’informons à son arrivée, et à d’autres moments, du caractère confidentiel des échanges qu’il peut avoir avec l’une d’entre nous. Les jeunes hospitalisés sont aussi informés du partage des informations utiles en équipe.

La confidentialité est également un sujet entre les patients. Ainsi, il arrive parfois qu’un adolescent souffrant d’anorexie indique à son voisin de chambrée être là pour une exploration de maux de ventre. Pour respecter au mieux l’intimité des échanges, nous veillons à ce que les portes soient bien fermées lors de nos entretiens et nous invitons le voisin de chambre à sortir. Tel ou tel adolescent confiera par exemple boire de l’eau ou placer des objets lourds dans son soutiengorge avant les pesées.

En cas de confidence mettant en jeu le pronostic vital (prise cachée de médicaments à visée suicidaire, par exemple), le médecin informe l’adolescent qu’il prévient les parents.

Savoir +

QUESTIONNAIRES D’ENQUÊTE (EXTRAIT)

Adressé aux infirmières

1. Où faites-vous les pesées ? (salle de bains, chambre, pièce dédiée, toilettes).

2. Dites-vous à voix haute le poids ? Si oui, faites-vous une remarque, et de quel type ?

3. Constatez-vous un changement de comportement chez l’adolescent avant la pesée ? Si oui, combien de temps avant ?

4. Que ressentez-vous lors de la pesée ?

5. Que dites-vous, que faites-vous lorsqu’il y a une perte de poids ?

6. Que faites-vous, que dites-vous lorsqu’il y a une prise de poids ?

7. Que faites-vous, que dites-vous lorsque le poids est stationnaire ?

8. Quand un patient ne veut pas savoir son poids, lui dites-vous quand même ?

Adressé aux adolescents

1. Comment te sens-tu avant la pesée ?

2. Combien de temps avant la pesée te sens-tu comme cela ?

3. Que penses-tu des conditions dans lesquelles se déroule la pesée ?

4. Regardes-tu le poids ? Si non, pourquoi ?

5. Est-ce que ça serait plus facile pour toi si tu ne voyais pas ton poids ?

6. Quand tu as perdu du poids, quelles réactions aimerais-tu avoir du soignant ? Quand tu prends du poids quelles réactions aimerais-tu avoir du soignant ? Quand ton poids est égal, quelles réactions aimerais-tu avoir du soignant ?

7. As-tu le souvenir d’une parole qui t’a soutenu ou, au contraire, qui a plutôt aggravé ton stress ?