L'infirmière n° 008 du 01/05/2021

 

SERIOUS GAME

J’EXPLORE

PRATIQUE INNOVANTE

Éléonore de Vaumas  

Lauréat 2020 de la prévention médicale, le serious game imaginé par Nathalie Robinson, Iade de formation, est basé sur l’analyse de scénarios adaptés d’événements indésirables graves issus de situations réelles. Une méthode qui assoit sa crédibilité et incite à un meilleur partage de ce type d’exercices.

Éclairage, ambiance musicale, messages lapidaires… Tous les codes du polar sont réunis. Si le joueur a accepté de se lancer dans ce serious game au côté de l’enquêtrice Anne-Lise Dékoz (jeu de mots pour « analyse des causes »), à lui de faire toute la lumière sur l’un des dix événements indésirables graves associés à des soins (EIGS) simulés que compte le jeu. S’il opte pour l’obstétrique, par exemple, il aura affaire à une erreur d’interprétation d’un test de rupture des membranes. En Ehpad, il devra élucider une erreur médicamenteuse. En chirurgie, il sera face à une patiente en choc septique. D’autres scénarios sont également proposés en médecine, en anesthésie ou en santé mentale. « Nous avons essayé de sélectionner un panel des situations avec des facteurs latents diversifiés pour qu’elles puissent intéresser un maximum de professionnels de santé et que tout le monde puisse contribuer à son niveau d’expertise », détaille Nathalie Robinson, la créatrice. À l’origine de ce serious game, baptisé « Les enquêtes d’Anne-Lise Dékoz », onze fiches d’analyse de scénarios cliniques rédigées par la chargée de projet médical à la Prage (plate-forme régionale d’appui à la gestion des événements indésirables), en 2018, dans le cadre de sa thèse pour l’obtention d’un master spécialisé sur la gestion des risques en milieu de soins à l’Institut pour une culture de sécurité industrielle (Icsi) de Toulouse. Pour ce travail, cette Iade de formation s’est inspirée d’une méthode déductive américaine qui consiste à analyser un EIGS ou un événement porteur de risque (EPR) réel pour mettre en place des actions visant à éviter sa répétition. « On part d’une méthode a posteriori, puisque l’événement s’est vraiment déroulé, et on l’utilise en méthode a priori parce qu’on la transpose dans une équipe où cela n’est pas arrivé. Cela permet d’évaluer le niveau de maîtrise d’un risque dans un temps court et d’identifier les points forts et les pistes de progrès », développe celle qui a travaillé en binôme avec le docteur Régine Léculée, alors responsable dans la même structure.

DES SITUATIONS AUSSI VRAIES QUE NATURE

Désireuse d’innover, Nathalie Robinson envisage de proposer ces analyses, alors accessibles en libre accès sur la plate-forme du Comité de coordination de l’évaluation clinique et de la qualité en Nouvelle-Aquitaine (CCECQA), sous forme de situations filmées. Mais trop complexe à mettre en œuvre, l’idée est abandonnée au profit de la création d’un serious game. Le contexte, en ce début d’année 2019, s’y prête particulièrement avec, d’une part, la publication du guide « Simulation en santé et gestion des risques » de la Haute Autorité de santé (HAS) qui propose plusieurs approches de simulation en santé, parmi lesquelles celle d’identifier en simulation les causes des erreurs en partant d’erreurs réellement survenues, et d’autre part, l’appel à projets de l’Agence régionale de santé (ARS) de Nouvelle-Aquitaine qui ambitionne de financer de nouvelles approches de simulation en santé. « Depuis environ cinq ans, l’agence, soucieuse de favoriser l’accès de la simulation en santé au plus grand nombre, cherche à valoriser le développement et la mutualisation d’actions d’e-learning au profit des professionnels ou des usagers du système de santé. Or, le projet du serious game de la Prage répond à ce besoin de diffuser à une large échelle et permet d’améliorer la culture de la sécurité de chacun », justifie Bernard Tabuteau, alors médecin conseiller médical du pôle qualité sécurité des soins et des accompagnements (DSP) à l’ARS Nouvelle-Aquitaine. Financé dans son intégralité (107 568 euros) par cette dernière, le serious game est opérationnel en septembre 2020. Auparavant, un premier scénario a été testé fin 2019 dans une unité de médecine, et les premiers retours ont été enthousiastes, en particulier concernant le réalisme de la méthode permettant aux soignants de s’identifier plus facilement. « Nous avons choisi de rester fidèles à l’analyse et aux choix qui ont été faits par l’équipe ayant déclaré l’EIG. Les scénarios utilisés sont donc calqués sur de vraies analyses que nous avons réalisées avec la Prage. Seuls les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes », indique Régine Léculée.

LA CULPABILISATION EN MOINS

Une fois « dans la peau » de l’équipe ayant vécu l’événement indésirable, le participant, qu’il joue seul ou en groupe, a pour mission de pointer les dysfonctionnements, les causes immédiates et les conditions latentes, puis de proposer des actions et des barrières ciblées à mettre en œuvre pour éviter qu’un tel événement ne se produise dans sa propre unité de soins. « L’objectif pour les joueurs est qu’ils se posent les questions suivantes : cet événement indésirable grave pourrait-il survenir dans notre unité ? Si oui, quelles sont les conditions latentes spécifiques à notre activité ? Possédons-nous des barrières empêchant un tel événement ? Le plan d’actions mis en place par cette équipe est-il pertinent à développer au sein de notre service ? Si ce n’est pas le cas, que pouvons-nous faire pour sécuriser les prises en charge ? », poursuit Nathalie Robinson. Les réponses qui en découlent sont alors autant d’éléments permettant aux joueurs de confronter leur organisation ainsi que leurs pratiques. Une mission d’autant plus aisée que l’événement ne les concerne pas directement. « Quand l’événement a eu lieu chez vous, l’analyse est toujours un peu plus compliquée parce qu’on se trouve toujours plein d’excuses et que le contexte émotionnel est souvent très fort. Savoir que ce cas ne s’est pas présenté dans son unité rend l’analyse plus facile », abonde l’ex-conseiller médical de l’ARS Nouvelle-Aquitaine.

En pratique, pour chaque scénario proposé par la narratrice, les joueurs disposent de plusieurs possibilités de réponses, toutes plausibles : « Dans ce jeu, il n’y a pas de scénario idéal. Le plan d’actions, c’est celui que les participants que nous accompagnons définissent en fonction de leur contexte, et on le respecte », appuie Régine Léculée. Côté timing, les joueurs sont libres d’évoluer à leur propre rythme, avec la possibilité de faire un « arrêt sur image » de quelques minutes si nécessaire. Si le jeu est utilisé en mode multijoueur, la présence d’un animateur en tant que maître du temps pour faire parler et organiser les débats est toutefois nécessaire. « En unité de soins, cela peut être le médecin, le cadre ou le gestionnaire de risques s’il y en a un. En Ehpad, il peut s’agir de l’infirmière coordinatrice… toute personne, un peu rompue à sa spécialité et motivée peut jouer ce rôle d’animateur en se servant du guide prévu à cette intention », précise la créatrice du serious game.

LA SIMULATION POUR TOUS

Au-delà de son aspect réaliste et déculpabilisant, cet outil pédagogique présente un argument de choc pour séduire : la dimension ludique. « Il s’agit avant tout d’un jeu, il faut donc des récompenses. Ainsi, si le participant a par exemple bien identifié les facteurs latents, il gagne des points, s’il a suggéré une action intéressante, il gagne des points. En général, quelle que soit la réponse apportée, nous avons fait en sorte que tous les joueurs accèdent à un score au-dessus de la moyenne. Il faut quand même que cela reste positif », illustre Nathalie Robinson, tout en faisant émerger l’une des limites imposées par ce type de support.

Autre limite : le manque crucial de retours palpables sur la mise en pratique du serious game auprès des participants depuis sa mise en ligne gratuite sur la plate-forme d’e-learning du CCECQA. « Hormis quelques données sur le nombre de connexions, les barrières identifiées (présentes ou absentes) par les joueurs et les scénarios les plus utilisés, le respect du RGPD ne nous permet pas de savoir qui sont les professionnels et quels établissements utilisent le jeu », reconnaît cette dernière. Retours ou pas, son ancienne binôme reste pour autant convaincue de la pertinence de ce type de démarche. « L’idée est la même que celle utilisée par les exercices de simulation ou les retours d’expérience : il s’agit d’apprendre des autres. Il faut donc le voir comme une boîte à outils dans laquelle n’importe quel soignant qui désire approfondir certaines connaissances peut piocher. » Un avis entièrement partagé par Bernard Tabuteau qui, à travers la perspective du projet de serious game soumis à l’ARS en 2019, avait déjà entrevu la possibilité d’acculturer les professionnels de santé à la qualité et à la sécurité des soins : « Là où la simulation était surtout utilisée par les médecins et les sages-femmes, par le biais, notamment, des appareils de simulation permettant de répéter un geste ou de se mettre en situation avec un enseignant, la e-simulation présente l’avantage d’élargir ce type de formation à un plus grand nombre de soignants et de secteurs d’activité. »

UNE V2 PLUS ÉTOFFÉE

Avec un recul d’un an, Nathalie Robinson concède bien volontiers que son serious game, mis au point en collaboration avec une entreprise bordelaise spécialisée, n’est pas parfait. « J’ai déjà repéré un certain nombre de coquilles, étaye-t-elle. De même, si la plupart des retours que j’ai reçus sont très positifs, notamment parce que c’est une bonne base de réflexion pour une analyse plus poussée de gestion des risques, certaines personnes n’ont pas réussi à s’identifier au scénario qui leur a été proposé. Sans compter que pour une utilisation collective, cela demande quand même de prendre le temps de se réunir ; ce qui n’est pas si simple que cela. »

Bien qu’une deuxième version du jeu ne soit pas encore envisagée, la soignante a déjà quelques pistes d’amélioration en tête, à commencer par celle d’imaginer un scénario spécifique à la cancérologie ou à la pédiatrie, ou encore, pour les professionnels libéraux, un scénario en HAD. « Si dans un an, par exemple, j’ai cinq scénarios supplémentaires, il sera sans doute possible d’incrémenter la base existante sans trop de difficultés », complète-t-elle. Mais encore faut-il que la liste des EIGS recensés par la Prage soit alimentée régulièrement en nouvelles analyses pouvant correspondre au cahier des charges fixé pour le serious game. Et pour cela, il faut que les équipes mettent de côté leurs réticences à partager leur histoire dans un monde de la santé où l’erreur médicale est encore taboue.

RÉFÉRENCES

• Le serious game « Les enquêtes d’Anne-Lise Dékoz » est accessible en ligne sur : bit.ly/3cZCik9

• Les Retex partagés sur le site du CCECQA : bit.ly/323eDJr

• Haute Autorité de santé, Guide méthodologique « Simulation en santé et gestion des risques », février 2019. Disponible en ligne sur : bit.ly/3t4bgxJ

La Prage : au service de la gestion des risques

Mise en place en 2011 par l’ARS Nouvelle-Aquitaine, la plate-forme régionale d’appui à la gestion des événements indésirables (Prage) a, entre autres, pour mission de mettre des retours d’expérience à disposition à partir de l’appui méthodologique mis en œuvre lors des analyses des causes réalisées après un événement indésirable grave associé aux soins (EIGS). Des retours d’expérience qu’elle propose en libre-service sur le site Internet du CCECQA sous plusieurs formes. Parmi elles, notamment, des fiches réflexes issues d’événements se rapportant à une situation à risque avec un enseignement commun et des fascicules thématiques (mieux communiquer pour améliorer le travail en équipe, le suicide en structure de soins). Son objectif ? Faire du retour d’expérience le socle de l’apprentissage de la sécurité, en encourageant les professionnels de santé à s’appuyer sur leur équipe pour renforcer la place de la sécurité des soins. En ce sens, le déploiement de la simulation en santé joue, pour la plate-forme régionale comme pour les décisionnaires nationaux qui perçoivent depuis plusieurs années le potentiel de ce type de démarche dans le champ de l’e-learning, un rôle majeur pour l’acquisition de ces compétences non techniques encore souvent insuffisamment prises en compte et développées.

Info +

DES SERIOUS GAME À LA CONQUÊTE DES IFSI

Les outils de simulation numérique ont la cote en Nouvelle-Aquitaine, mais lorsque ceux-ci débarquent dans l’univers encore peu exploité de la formation infirmière, l’événement fait mouche ! Ainsi, depuis septembre 2018, les 27 instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) régionaux proposent à leurs étudiants d’expérimenter une immersion en situation réelle grâce à une collection de serious game en soins infirmiers. Ce projet collectif, impulsé par une entreprise bordelaise et financé par la région, vise à leur permettre, en complément de leur formation classique, d’acquérir les compétences pédagogiques nécessaires pour l’exercice de leur futur métier. La collection de simulateurs numériques s’inscrit dans les unités d’intégration des six semestres couvrant ainsi l’intégralité de la formation. Sur ordinateur, tablette ou via un casque de réalité virtuelle, les apprentis soignants peuvent notamment s’entretenir avec un patient virtuel, évaluer une situation clinique, établir un diagnostic ou encore concevoir et conduire un projet de soins infirmiers.

À retenir

→ Le serious game « Les enquêtes d’Anne-Lise Dékoz » est le fruit de scénarios d’analyse d’événements indésirables graves qui se sont réellement produits.

→ Utilisé en prévention des risques, le serious game est une méthode déculpabilisante.

→ Peu onéreux, cet outil permet aux différents professionnels de s’exprimer en fonction de leur champ de compétences.