JUSTICE
JE DÉCRYPTE
SANTÉ PUBLIQUE
Après douze ans d’enquête, la justice a tranché : les laboratoires Servier et l’ANSM sont coupables. Mais le feuilleton judiciaire est appelé à se poursuivre… tout comme la bataille pour l’indépendance des soignants face à l’industrie.
Blessures et homicides involontaires » et « tromperie aggravée ». Tels sont les délits dont les laboratoires Servier, ainsi que son ancien numéro 2 Jean-Philippe Seta, se sont rendus coupables dans l’affaire du Mediator, d’après le jugement rendu le 29 mars dernier par le tribunal judiciaire de Paris. L’Agence nationale pour la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a également été condamnée pour blessures et homicides involontaires. Un verdict qui n’est qu’une étape dans une procédure appelée à se poursuivre : plusieurs parties au procès ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire appel. Car si les peines prononcées peuvent paraître sévères, beaucoup jugent qu’elles ne sont pas à la hauteur du changement culturel attendu dans le monde de la santé en général, et chez les soignants en particulier. « Cela fait douze ans que j’attends que justice soit rendue », explique ainsi Lisa Boussinot, dont la mère est décédée en 2004 après avoir pris du Mediator pendant deux ans, et qui est la première à avoir déposé plainte au pénal pour homicide involontaire. Aujourd’hui, elle estime que « justice a été rendue, mais elle a été mal rendue ». Si elle se félicite qu’il y ait une condamnation pénale, pour autant, « quand on regarde la lourdeur des peines, on se rend compte que la gravité de l’infraction n’a pas été prise en compte ».
Sur le papier, la décision du tribunal de Paris peut à première vue impressionner. Les laboratoires Servier sont condamnés à une amende de 2,718 millions d’euros. Jean-Philippe Seta écope, de son côté, d’une peine de quatre ans de prison avec sursis, assortie d’une amende de 90 600 euros. Quant à l’ANSM, elle devra s’acquitter d’une amende de 303 000 euros. Le tribunal s’est aussi prononcé au civil et a condamné Servier à indemniser les victimes – plus de 6 600 personnes se sont constituées parties civiles – à hauteur d’environ 180 millions d’euros, dont 158 au titre de la tromperie, au 1er mars 2021. Mais pour Lisa Boussinot, c’est insuffisant : « J’aurais attendu au moins de la prison ferme. »
Il faut dire que l’histoire qu’elle raconte a tout du cas d’école. « On a prescrit du Mediator à ma mère en 2002 pour une hypertriglycéridémie, et aussi parce qu’elle voulait maigrir un peu, se souvient cette avocate de profession. Elle a perdu beaucoup de kilos, a développé une hypertension artérielle, puis une valvulopathie, et elle est décédée en six mois d’un œdème flash du poumon. »
Aujourd’hui, ce tableau clinique est bien connu. Le Mediator, l’un des produits-phares de Servier, avait été autorisé comme antidiabétique. Mais jusqu’à son retrait du marché, il a été largement prescrit comme coupe-faim. Or, il était très proche d’autres anorexigènes de Servier, comme l’Isoméride, interdite à la fin des années 1990 en raison d’effets secondaires graves, notamment des valvulopathies et de l’hypertension artérielle pulmonaire. Le tribunal a jugé que le laboratoire qui produisait la molécule s’est « évertué à cacher » la proximité du Mediator avec ces molécules alors qu’il en « connaissait la toxicité ». Quant à l’ANSM, elle a « failli dans son rôle d’autorité et de police sanitaire ».
Mais il existe un autre volet à l’affaire : si le Mediator a pu être prescrit pendant si longtemps, c’est que le laboratoire a su trouver des oreilles bien disposées du côté des soignants. Pour Paul Scheffer, vice-président du Formindep, une association qui lutte contre les conflits d’intérêts en santé, pas sûr que le procès puisse faire évoluer les mentalités. « On aurait pu penser qu’après un tel scandale on assisterait à une réelle prise de conscience, regrette le militant. Or, il y a encore un manque d’information, un manque d’esprit critique chez beaucoup de soignants qui continuent d’accepter la visite médicale, qui continuent de participer à des formations avec des leaders d’opinion qui ont des liens avec des firmes… »
Paul Scheffer remarque tout de même que la conscience de l’existence des conflits d’intérêts a progressé. « Il y a dix ou vingt ans, parler de conflit d’intérêts, c’était se faire cataloguer comme un gauchiste, comme un agitateur, alors qu’aujourd’hui c’est une notion qui est largement connue », note-t-il. Il remarque par ailleurs que les plus jeunes sont plus sensibles à ces thématiques. « Malheureusement, ils ne sont pas encore aux manettes », regrette le vice-président du Formindep.
C’est pourquoi, du côté des victimes comme de celui des activistes, on insiste sur l’importance du questionnement sur les liens d’intérêts. « Les soignants doivent toujours se poser la question, car quand on cherche, on trouve très rapidement qu’on a un lien d’intérêts », souligne Lisa Boussinot, qui ajoute que cela ne concerne pas que les médecins : « Les infirmières aussi sont approchées par les labos. »
D’où l’importance de savoir s’entourer. « Il ne faut pas rester isolé, conseille Paul Scheffer. Pour certains professionnels de santé, qui ont une sensibilité pour l’indépendance mais qui travaillent dans des équipes que cela n’intéresse pas et qui reçoivent plein de labos, il peut parfois être difficile de dire les choses. » Selon lui, dans ces cas-là, il faut se mettre en lien avec des pairs qui ont la même appétence.
Pour les défenseurs de l’indépendance professionnelle des soignants, ceux-ci doivent jouer un rôle de lanceur d’alerte quand ils remarquent que quelque chose ne fonctionne pas correctement dans leur environnement de travail. Lisa Boussinot cite le Dr Irène Frachon, qui a révélé l’affaire dans son livre Mediator, 150 mg, combien de morts ?, publié en 2010 : « Sans elle, rien ne se serait passé, et elle n’a pas attendu qu’on lui donne la parole pour la prendre. » Savoir dénoncer les manquements est donc pour les soignants un devoir, sachant que, prévient Paul Scheffer, « on peut se heurter à la hiérarchie, à la norme, cela demande du courage et de la persévérance ». N’est pas Irène Frachon qui veut.
Pour Irène Frachon, qui a révélé le scandale du Mediator il y a bientôt onze ans, l’affaire devrait servir de leçon à tous, y compris aux IDE.
Quels sont, selon vous, les principaux enseignements que les soignants doivent tirer du verdict rendu fin mars dans l’affaire du Mediator ?
La principale leçon, c’est que l’impensable est possible : la santé n’est pas sanctuarisée, des intérêts privés peuvent aller jusqu’à la mettre en danger pour du profit. Il ne faut pas dire « tous pourris », il y a beaucoup de gens dans l’industrie pharmaceutique qui travaillent très bien. Mais il faut savoir qu’en France, de tels crimes sont possibles.
Et comment peut-on agir à partir de ce savoir ?
Il faut pouvoir dénoncer cette délinquance, comme j’ai pu le faire pour le Mediator. J’espère que ce procès permettra aux mentalités d’évoluer, y compris chez les infirmières et les aides-soignantes. Je signale d’ailleurs que l’ANSM a mis en place une adresse pour les lanceurs d’alerte [lanceur.alerte@ansm.sante.fr, ndlr], qui garantit l’anonymat.
Au-delà de la question de l’alerte, les infirmières vous semblentelles concernées par la question des conflits d’intérêts ?
Oui, elles ont leur mot à dire sur le matériel qu’elles utilisent, et les laboratoires l’ont bien compris : on les voit de plus en plus souvent draguer les infirmières. Il faut savoir que le conflit d’intérêts existe dès qu’on accepte une boîte de chocolats.
Pensez-vous que les choses ont évolué depuis que vous avez révélé l’affaire du Mediator ?
On n’a pas beaucoup avancé, et c’est un peu décevant. Beaucoup de médecins pensent qu’accepter un avantage d’un labo n’entraîne pas leur adhésion. Quant aux infirmières, aux aides-soignantes, mais aussi aux associations de patients, elles estiment à tort ne pas être une cible. Heureusement, lorsque je donne des conférences dans les Ifsi et les Ifas pour parler de ces sujets, les étudiants sont passionnés.