La perte de motivation, souvent évoquée, fait l’objet d’études et d’articles. Aussi, paraît-il opportun de se pencher sur la façon dont ce concept se développe ou, à l’inverse, s’amenuise, notamment dans la profession infirmière.
Nombre d’auteurs se sont intéressés à la notion de motivation, et s’il n’est pas envisageable de les citer tous – il n’existerait pas moins d’une centaine de théories sur le sujet –, certains d’entre eux sont plus particulièrement intéressants dans le contexte des métiers du soin.
Pour Louise Carreau et Anne Lise Fournier(1), de l’université québécoise de Laval, « la motivation est un état dynamique qui a ses origines dans les perceptions qu’une personne a d’elle-même et de son environnement, et qui l’incite à choisir une activité, à s’y engager et à persévérer dans son accomplissement afin d’atteindre un but ». Cette définition met en évidence la notion dynamique de la motivation, qui peut en partie expliquer que les facteurs de motivation ne soient pas immuables au cours d’une vie professionnelle.
Abraham Maslow(2), bien connu des soignants, a basé sa théorie de la motivation en considérant que les besoins de base (physiologiques et de sécurité) devaient être satisfaits pour que l’individu puisse s’épanouir en comblant ses besoins les plus élevés, particulièrement celui d’accomplissement. Cette théorie est parfois remise en question, tant un individu peut parvenir à l’accomplissement sans être dans des conditions idéales de satisfaction de ses besoins primaires.
Le psychologue Frederick Herzberg(2) a enrichi les travaux de Maslow en développant la théorie bifactorielle de la motivation : des facteurs intrinsèques (reconnaissance, niveau de responsabilité, autonomie, évolution professionnelle) et extrinsèques (conditions de travail, relations humaines, mode de management) ont une influence sur le niveau de satisfaction et d’insatisfaction de chacun et donc sur la motivation.
Plus récemment, au début du XXIe siècle, Edward Deci et Richard Ryan ont développé la théorie de l’autodétermination en avançant que différents types de motivation peuvent être identifiés, lesquels se classent selon le degré d’autodétermination : « Une motivation est dite “autodéterminée” quand l’activité est réalisée spontanément et par choix. À l’inverse, la motivation est “non autodéterminée” quand l’individu réalise une activité pour répondre à une pression externe ou interne, et qu’il cesse toute implication dès que celle-ci diminue(2). » Pour Daniel Pink(3), la motivation s’appuie sur trois piliers : l’autonomie, la maîtrise, la finalité. Cette vision s’adapte particulièrement bien à l’exercice du métier de soignant. Les infirmières identifient souvent le manque d’autonomie comme l’une des causes principales de leur souffrance au travail. Le manque de maîtrise, en lien avec une formation insuffisante ou inadaptée, est également à l’œuvre dans la perte d’intérêt pour la profession. Enfin, la question du sens du travail – l’individu ayant besoin que la finalité de ses actions soit en corrélation avec la situation singulière de chaque patient – apparaît parfois comme complexe au sein des organisations, dans le contexte de rationalisation et de protocolisation des soins, au cœur d’une équipe pluriprofessionnelle.
La motivation est donc un phénomène individuel : nous n’avons pas tous les mêmes besoins, et les facteurs de motivation sont très variables d’une personne à une autre, d’un moment à un autre. Pink précise en outre que la juste rémunération est un élément indispensable sans lequel il est beaucoup plus difficile de développer sa motivation.
Il est communément admis que pratiquer un métier du soin implique d’« aimer ça », d’être altruiste, de faire don de soi. Ce qu’on appelait autrefois la « vocation », disposition pour laquelle la motivation était par conséquent une évidence. S’intéresser aux motivations à exercer la profession d’infirmière permet d’en identifier la grande variabilité et la spécificité individuelle :
→ très souvent, cette envie de donner de soi, de prendre soin, constitue une forme d’idéal qui prend racine dans des espaces plus ou moins conscients. Cette idéalisation, parfois sous-tendue par un désir de réparation, peut s’émousser au contact de la réalité, que celle-ci soit liée aux réussites et échecs de l’exercice (on ne guérit pas tous les malades, certains ne sont pas conformes à l’idée que l’on s’en fait, la violence est présente dans les relations avec les patients, leur entourage, etc.) ou aux conflits de valeurs qui peuvent exister entre l’idéal soignant et les exigences d’une administration qui entend faire des lieux de soins des espaces rentables, associant réalité financière et altruisme, notions qui peuvent paraître antagonistes ;
→ la motivation à devenir soignant, si elle implique, en principe, cet intérêt pour les autres, est parfois le fruit du hasard : accès aisé à la formation en raison de l’absence de sélection, sécurité de l’emploi, échec à des études scientifiques de niveau plus élevé, tradition familiale, métier qui s’exerce partout, qui favorise la mobilité… Bien que tous ces motifs soient respectables, ils sont susceptibles d’être aussi des facteurs de démotivation au cours d’une carrière ;
→ pour d’autres personnes, ou les mêmes, des motivations, souvent non conscientes, peuvent être à l’œuvre lors de l’orientation vers un métier du soin. Être un maillon dans la chaîne sociale, y contribuer de façon importante, en sauvant des vies par exemple, peut constituer une motivation intrinsèque essentielle. On peut aussi évoquer le besoin de relation (pour soi), la recherche inconsciente de rapports affectifs, de communication, d’une vie d’équipe. Si ces éléments peuvent s’inscrire dans le processus de motivation d’un individu à devenir soignant, quand ils sont prédominants, la désillusion face aux réalités du métier peut venir rapidement. Ainsi, nombre de soignants sont en attente de reconnaissance, tant de la part des patients et de leur famille que de leurs supérieurs hiérarchiques, quand les uns et les autres attendent le plus souvent d’eux qu’ils fassent leur travail. Cette soif de reconnaissance est un enjeu majeur des difficultés vécues par certains et mérite d’être identifiée et prise en considération, car elle est souvent à l’origine de souffrances et de malentendus ;
→ certaines motivations relèvent de facteurs intrinsèques, souvent non conscients, qui se révèlent parfois lors de la confrontation à la réalité. On peut citer, sans être exhaustif, un besoin de pouvoir sur l’autre, qui est plus fragile ; une valorisation liée au statut, au regard des actes que confère l’obtention d’un diplôme, etc.
La motivation influe directement sur la qualité du travail réalisé par un individu mais également par une équipe. Les facteurs de motivation individuels impactent l’organisation, les relations avec les patients et leur entourage, les collègues et, plus largement, l’institution. Chaque professionnel, à travers la motivation qu’il dégage, peut servir de modèle ou de contre-modèle aux novices, en particulier les étudiants qu’il côtoie, contribuer à la construction de leur identité professionnelle et, de ce fait, au cercle vertueux de la transmission de la motivation.
La motivation a un impact sur la qualité de vie au travail, dépendante des conditions et de l’organisation proposées, mais aussi des intérêts que la personne peut retirer de ce travail, en écho à ses propres aspirations. Ainsi, les facteurs motivationnels prédominants sont parfois liés à la possibilité de concilier vie personnelle et professionnelle, élément respectable dans la mesure où la qualité des soins est assurée.
Lorsque les facteurs de motivation au travail sont suffisants et correspondent aux aspirations du professionnel, ils ont un pouvoir limitant les risques d’épuisement et agissent sur l’épanouissement de la personne.
Pour Fabienne Autier et Sanji Ramboatiana(4), la motivation, quel que soit le métier exercé, évolue au cours de l’existence, dans la mesure où la vie professionnelle d’une personne est constituée de quatre étapes (voir le tableau ci-dessus).
Pour les chercheurs, le travail est constitutif de nos vies. L’individu traverse donc des crises de motivation. Loin de s’alarmer de la baisse de motivation, ils considèrent cela normal et proposent de faire de la saturation du moteur motivationnel un terreau fertile pour passer à l’étape suivante. Selon eux, il est important de pouvoir identifier la crise motivationnelle afin d’y remédier, non pas en cherchant à retrouver les moteurs motivationnels antérieurs, mais en acceptant de passer à d’autres sources d’intérêt et/ou de motivation. Ils soulignent en outre qu’il est difficile pour l’individu de rendre conscient sa démotivation car il peut éprouver de la culpabilité, la vivre comme un aveu de faiblesse. Dans la description que proposent les auteurs de la crise motivationnelle, on peut noter une similitude entre les signes d’épuisement et ceux de la démotivation, ce qui peut amener à des erreurs d’identification selon les situations, et donc des erreurs dans les réponses qui seront proposées.
1. Repond T., « Les facteurs de motivation infirmière assurant la pérennité d’un soin de qualité afin de prévenir les infections nosocomiales en milieu hospitalier », Bachelor thesis, soutenue le 2 juillet 2012, Haute école de santé de Fribourg, filière soins infirmiers. En ligne sur : bit.ly/3lEZOpt
2. Debray C., « Motivation, de quoi parle-t-on ? », Objectif soins & manageme nt, avril-mai 2021, n° 280
Pink D., La vérité sur ce qui nous motive, collection « Clés des Champs », éditions Flammarion, 2016
3. Autier F., Ramboatiana S., Crise de motivation au travail ? Rien d’anormal !, 3e édition, éditions Gereso, 2020
Vocation : inclination, penchant, mouvement intérieur pour une profession, un état. Terme associé à ce qui inspire, attire un individu vers une profession, une activité. Processus qui se développe tout au long de la vie, qui se construit et, en principe, de ce fait, ne se dément pas. Les soignants réfutent le plus souvent ce terme associé à l’image de l’infirmière, très souvent religieuse et totalement dévouée à son exercice.
Valeur : ce qui est posé comme vrai, comme beau, bien, selon des critères personnels ou sociaux. La valeur que l’on attribue à quelque chose sert de référence, de principe moral. La valeur qu’un individu accorde à un principe lui permet de définir sa ligne de conduite, d’orienter ses projets. La notion de valeur est constitutive de l’identité personnelle, car elle est transmise (ou non) par l’éducation, l’environnement familial.
Il est souvent dit que les soignants, et plus particulièrement les infirmières, seraient nombreux à quitter la profession… ou du moins à y avoir songé. En 2017, une enquête menée auprès d’infirmières libérales annonçait qu’une sur cinq pensait régulièrement à changer de métier(1). En 2018, l’Ordre infirmier annonçait que 22 % des infirmières (17 % chez les 21-29 ans) ayant répondu à une enquête en ligne(2) avaient déjà envisagé de cesser leur activité. Que faut-il penser de ces chiffres ? Comment les analyser ? Qu’en est-il des autres professions ? Une modification de la motivation, une envie de se réorienter sont-elles toujours un signe inquiétant, surtout dans le cadre actuel de carrières longues ? N’est-il pas normal, voire souhaitable, que ces questions se posent au décours d’une vie professionnelle ? À l’énoncer comme un problème, ne risque-t-on pas de faire naître l’inquiétude et de considérer qu’il ne serait pas normal de perdre sa motivation ?
En réalité, poser la question de l’évolution de la motivation au cours d’une vie de travail paraît légitime et en lien avec ce qui aujourd’hui motive les individus au travail. Les soignants n’échappent pas à ce phénomène. D’ailleurs, les chiffres récents mettent en évidence que les professionnels de santé changent nettement moins d’orientation que ceux qui exercent d’autres métiers(3).
1. Enquête menée par l’URPS Île-de-France/Université Bourgogne Franche-Comté, 2017
2. Enquête réalisée par l’Ordre national des infirmiers auprès de 18 653 infirmiers (tous modes d’exercice confondus) du 30 mars au 7 avril 2018. Les résultats sont disponibles en ligne sur : bit.ly/2Pkj4MB
3. Lhommeau B., Michel C., « Changer de métier : quelles personnes et quels emplois sont concernés ? », Dares analyses, novembre 2018, n° 49. En ligne sur : bit.ly/3shL4PC
Lire l’actu « Les aides-soignants et les infirmiers ne changent pas si fréquemment de métier » sur espaceinfirmier.fr, 18/03