DISCIPLINE UNIVERSITAIRE
JE DÉCRYPTE
PROFESSION
Alors que les sciences infirmières sont reconnues depuis un an et demi à l’université, les postes d’enseignant-chercheur restent rares. L’intérêt affiché des universités pour les formations devrait cependant permettre d’accélérer le développement de la discipline infirmière.
Au terme de la seconde campagne de qualifications effectuée par la section des sciences infirmières du Conseil national des universités (CNU), dix nouveaux chercheurs viennent d’être qualifiés aux fonctions de maître de conférences. Cette 92e section a vu le jour en octobre 2019, aux côtés de la maïeutique (90) et des sciences de la rééducation et de la réadaptation (91). L’an dernier, pour la première campagne de qualification, les six membres de cette section avaient sélectionné dix-neuf personnes pour la fonction de maître de conférences et deux pour celle de professeur des universités. Une première sélection qui devait déboucher sur une campagne de recrutement conséquente en sciences infirmières dans les universités pour la rentrée 2020. Mais la déception a été à la hauteur des attentes suscitées.
Lors de cette rentrée, un seul poste a été créé à Angers. Il a été mis en place quelques années avant la reconnaissance académique des sciences infirmières. Cette université est l’une des premières, avec celle de Marseille, à avoir implanté un département de sciences infirmières. Une attitude volontariste que détaille sa directrice, Sylvie Solorzano : « Nous n’avons pas attendu la publication des textes. Nous avions anticipé avec un poste de maître de conférences à mi-temps inscrit dans notre contrat d’objectifs et de moyens. Pour financer ce poste, nous avons développé des activités de formation continue donnant des plages de recettes. Les trois Ifsi ont participé financièrement à la création de ce poste. Nous remercions les trois directeurs d’établissement de nous avoir accordé leur confiance. » Cet enseignant conserve ses activités de coordonnateur de la recherche au CHU, développe la formation à et par la recherche dans la formation initiale, et intervient également dans les masters de pratique avancée. Le lent décollage des sciences infirmières à l’université peut s’expliquer par la nouveauté de la discipline et la concurrence entre les laboratoires de recherche pour obtenir, chaque année, au sein des universités, de nouveaux postes. Comme l’explique Rémi Gagnayre, médecin, professeur des sciences de l’éducation et actuel président de la nouvelle section : « Le milieu universitaire ne se représente pas encore bien la nécessité de recruter des enseignants-chercheurs en sciences infirmières. Dans certaines universités, certains de mes collègues ne savent pas qu’une 92e section a été créée. Il y a une acculturation nécessaire à entreprendre pour faire comprendre l’importance pour les universités de se doter en enseignants-chercheurs dans cette discipline. » D’où l’importance d’afficher une volonté politique forte avec l’ouverture de postes « fléchés » par le ministère en charge de l’Enseignement supérieur. Le périmètre étendu de cette nouvelle discipline expérin’en facilite pas l’appréhension : ses champs d’activité touchent aussi bien les sciences fondamentales que la pratique clinique, le management, la formation ou la politique. La 92e section a adopté comme définition celle proposée en 2017 par la canadienne Jacinthe Pepin et ses collaborateurs : « La discipline infirmière s’intéresse au soin, dans ses diverses expressions, auprès des personnes, des familles, des communautés et des populations qui, en interaction continue avec leur environnement, vivent des expériences de santé. »
Pour Stéphane le Bouler, qui a piloté l’universitarisation des formations paramédicales et de maïeutique pour les ministères en charge de la Santé et de l’Enseignement supérieur, ces débuts lents ne doivent pas masquer un vrai mouvement de fond. La mise en place de la formation des infirmières en pratique avancée (IPA), ainsi que le développement des masters spécialisés sont à l’origine d’un changement d’attitude des responsables des universités vis-à-vis des sciences infirmières. « Avec la réforme de 2009, on a demandé aux universités de faire un travail qui n’était pas le leur, un travail de coordination externe des formations paramédicales, analyse le haut fonctionnaire. On leur proposait tout à la fois d’être une sorte de sous-traitant de la formation sur un certain nombre de savoirs académiques et de cotraitant à côté des Ifsi. Depuis trois-quatre ans, on essaie de revenir aux standards de l’université en s’attachant à son rôle dans la fabrique des formations, à la “diplomation” universitaire, aux droits des étudiants. Pour les formations IPA, les universités ont été très directement en responsabilité pour proposer et accueillir les formations. Elles ont joué le jeu. »
Un signal politique encourageant a été donné lors du Ségur de la santé : le ministre y a annoncé le financement annuel de cinquante postes d’enseignant-chercheur dans les filières médicales et paramédicales pendant cinq ans. La prochaine rentrée universitaire devrait donc voir l’éclosion de nouveaux postes d’enseignant-chercheur en sciences infirmières. Dans les universités, on apprend de manière officieuse la création de ces postes.
Autre élément déterminant pour le développement à l’université des sciences infirmières : le décret publié le 11 mai 2020(1) qui ouvre la porte aux sciences infirmières à l’université. Il permet la mise en place de projets expérimentaux valorisant le développement de la recherche dans les formations initiales, l’interprofessionnalité et l’interdisciplinarité. Les appels à candidature impulsés par le ministère de l’Enseignement supérieur de la Recherche et de l’Innovation offrent la possibilité de mettre en place une formation en licence pour les filières paramédicales. Au terme de six années d’expérimentation, la décision peut être prise de l’intégrer définitivement dans le cursus. Une soixantaine de projets sont parvenus au ministère, dont une part importante concerne les sciences infirmières.
Au département en sciences infirmières d’Angers, on se prépare à la mise en place de cette expérimentation, notamment en demandant des dérogations permettant de “déverrouiller” les unités d’enseignement. Pour Sylvie Solorzano, l’interprofessionnalité est indissociable du développement de la discipline infirmière : « Nous sommes déjà très centrés, pour l’année en cours, sur le service sanitaire. Il y a un seul dispositif pour l’ensemble des six cents étudiants en santé. L’an prochain, nous allons mettre en place des enseignements interdisciplinaires. D’ailleurs, nous sommes très attendus par les médecins, qui sont en demande. Dans leur cursus de formation, l’interprofessionnalité n’est pas forcément bien valorisée ni bien identifiée. C’est également l’occasion pour nous de faire la promotion de la clinique infirmière. »
Pour Laurent Poiroux, maître de conférences en sciences infirmières à la faculté de santé d’Angers, cet enseignement devrait se traduire par des séquences pédagogiques communes : « Cela ne signifie pas forcément être ensemble et avoir systématiquement les mêmes cours. Mais quand les étudiants se retrouveront ensemble en stage, ils sauront qu’ils ont travaillé sur des thématiques communes. La collaboration en deviendra alors plus naturelle. » Pour le conseiller pédagogique, un enjeu central de cette expérimentation est d’ancrer la démarche de recherche dans la formation initiale : « Nous allons former les formateurs. Tous les cours devront être illustrés par des articles scientifiques en lien avec la thématique. Même pour des soins comme la toilette, il existe des publications scientifiques. Par ailleurs, tous ces cours devront idéalement s’inscrire dans le champ des sciences infirmières et les apports pédagogiques devront être éclairés à l’aide d’un cadre conceptuel qui sera celui de notre discipline. »
Pour le moment, la discipline infirmière demande une meilleure visibilité en termes de communauté et de production scientifique. Le président de la 92e section insiste sur la nécessité de développer la recherche. Une étude montre que la France n’apparaît pas dans un récent classement des pays publiant dans cette discipline. La dynamique des qualifications va permettre de nourrir cette production scientifique. Au moins deux publications dans des revues à comité de lecture sont exigées pour se porter candidat à la qualification de maître de conférences. Ce nombre est porté à cinq pour la fonction de professeur. La variété des thèmes abordés et des disciplines dans lesquelles les infirmières ont développé des projets de recherche ne facilitent pas l’existence d’une communauté uniforme de chercheurs. Des jalons ont pourtant été posés. L’Association de recherche en soins infirmiers (Arsi), créée en 1983 afin de développer cette discipline, fédère un certain nombre de chercheurs, également impliqués, pour certains, dans la coordination de la recherche dans les établissements hospitaliers. Issu de l’Arsi, ResIDoc, un réseau de doctorants et docteurs infirmiers, s’est constitué il y a une dizaine d’années. La constitution d’un corps d’enseignants-chercheurs est l’un des enjeux d’avenir souligné par Laurent Poiroux : « Une des perspectives les plus complexes à envisager est la création de structures d’accueil pour les infirmiers doctorants. Il va falloir envisager des laboratoires de recherche qui favorisent l’émergence des sciences infirmières en France. Il reste également à créer des instances scientifiques, des congrès et éventuellement des sous-revues disciplinaires comme l’ont fait les IPA. Idéalement, une association d’infirmiers enseignants-chercheurs devrait émerger. Cela permettrait de vraiment construire la discipline des sciences infirmières, avec une acception française. »
1. Décret n° 2020-553 du 11 mai 2020 relatif à l’expérimentation des modalités permettant le renforcement des échanges entre les formations de santé, la mise en place d’enseignements communs et l’accès à la formation par la recherche. En ligne sur : bit.ly/31tbnXn
Laurent Poiroux, maître de conférences en sciences infirmières à la faculté de santé d’Angers, pionnier de la recherche en soins
« Je fais partie de la génération des pionniers : nous avons tâtonné et su saisir les opportunités au bon moment. Même si j’ai été, dans mon institution, le premier à décrocher un PHRIP, à avoir une thèse de sciences et à obtenir un poste bi-appartenant, je reste persuadé que je suis le produit de mes envies personnelles et d’un contexte favorable à leur épanouissement. Pour le poste de maître de conférences que l’on m’a proposé, avec ma thèse à orientation biomédicale, je correspondais aux attentes d’alors. D’ailleurs, quand j’ai soutenu cette thèse(1), on m’a dit : “Certes, tu parles du confort, mais tu aurais pu donner une autre coloration à ta thèse pour qu’elle soit davantage ancrée dans le champ des sciences infirmières.” Je leur ai répondu que j’étais complètement d’accord avec cela mais je n’avais trouvé personne pour m’initier. J’ai pris bonne note de cette remarque et j’espère que je pourrai être moi-même une référence pour de futurs chercheurs infirmiers. Je me vois à chaque fois comme un ouvreur de portes ou un traceur de voie. Sans avoir le syndrome de l’imposteur, je ne pense pas avoir le bon profil pour favoriser le développement solide et durable de notre discipline. À mon avis, les collègues intéressés par ce genre de parcours devront rester en prise avec le terrain, et les travaux de recherche être ancrés dans le champ des disciplines infirmières. Ma mission, c’est de faire émerger des cliniciens, des chercheurs, que nous allons encourager à poursuivre un parcours universitaire. Nous sommes en train de formaliser ce que va devenir notre discipline en France. Le paysage va considérablement évoluer, cela va bouillonner dans les dix à quinze ans à venir. C’est passionnant, j’ai l’impression d’être au cœur de la transformation de mon métier, de ma profession et de ce qui est maintenant ma discipline. »
1. « Étude de l’impact des soins infirmiers sur le confort, la sécurité et le devenir des patients de réanimation », soutenue le 18 décembre 2019. Disponible en ligne sur : bit.ly/31qUMmX
Les artisans de l’universitarisation des sciences infirmières ont conçu les postes d’enseignants pour être dans un premier temps mono-appartenant, avec la possibilité d’évoluer vers une bi-appartenance université-établissement de santé. Une question qui reste ouverte.
La 92e section du CNU a été sollicitée sur cette question par le ministère en charge de l’Enseignement supérieur. Selon son président, Rémi Gagnayre, « les deux formes nous paraissent opportunes. Pour les postes bi-appartenants à venir, il devrait être envisagé d’élargir le périmètre de l’hôpital à des lieux professionnels où l’innovation, la nouvelle expertise en soins sont pertinentes, comme dans une communauté professionnelle de territoire de santé. Pour les postes plus “fléchés” hôpital, il faut veiller au rapport hiérarchique, afin qu’il n’y ait pas de dépendance entre le maître de conférences bi-appartenant et la direction des soins. Enfin, il nous paraît important de veiller à l’équité du traitement financier entre les mono et les bi-appartenants. Il a été suggéré qu’un enseignant-chercheur mono-appartenant puisse avoir la possibilité de remplir des missions d’expertise, de manière à équilibrer les revenus entre les deux statuts ». Dans les faits, deux des trois actuels maîtres de conférences ont gardé des liens avec l’hôpital dans leur fonction de coordonnateur de la recherche paramédicale. Selon Laurent Poiroux, en poste à Angers : « Nous avons besoin d’enseignants-chercheurs qui soient rattachés à un service clinique, qui soient en lien avec la pratique, les patients. À un moment, il faudra sûrement en venir à créer un statut de praticien infirmier-professeur des universités. » Du côté des sciences de la rééducation et de la réadaptation, un collectif a déposé une pétition auprès de l’Assemblée nationale en demandant un statut hospitalo-universitaire pour les chercheurs de cette discipline.