L'infirmière n° 009 du 01/06/2021

 

SANTÉ MENTALE

J’EXPLORE

PRATIQUE INNOVANTE

Thomas Laborde  

À l’heure du débat sur l’isolement et la contention, le secteur G21 de l’EPSM de Lille-Métropole enregistre en 2020 une année sans. Culture du rétablissement, ambulatoire prioritaire, coordination… Ici, les professionnels exercent une psychiatrie citoyenne et humaine, résultat d’un travail de quarante ans.

Du temps de ses études, Julien Brassart n’aurait jamais cru que son quotidien professionnel ressemblerait à ça. Sans blouse, il parcourt chaque jour plusieurs dizaines de kilomètres à travers six communes du sud-est de la métropole lilloise pour passer voir une dizaine de patients. Les visites durent parfois quelques minutes, parfois une heure. Tout dépend de l’état du patient, de ce dont il a besoin. Il n’est pas question de courir, de prodiguer un soin et de filer. Il s’agit d’être présent. D’être un repère dans des vies déréglées, dans des existences isolées. Julien Brassart est infirmier en psychiatrie, au sein du G21, l’un des neuf secteurs de psychiatrie générale de l’établissement public de santé mentale (EPSM) de Lille-Métropole. Le bientôt trentenaire est l’un des représentants d’un dispositif-clé du G21, Habicité, une équipe médico-sociale mobile d’infirmiers, d’aides-soignants, d’éducateurs spécialisés et de psychologues qui suit 81 usagers sur les quelque 3 500 que compte la file active du secteur. Sa mission : favoriser l’autonomie, le maintien à domicile et limiter les hospitalisations. Comment ? Par une grande flexibilité dans la prise en charge. Du cas par cas, au jour le jour. Si besoin, le dispositif peut être renforcé en augmentant la fréquence des visites ou par des rencontres avec un psychologue ou un psychiatre, à domicile ou dans l’une des 70 structures d’accueil du secteur, dont plusieurs CMP. Les médecins eux-mêmes se déplacent à domicile.

EN BINÔME AU DOMICILE

Ce jour-là, Julien Brassart n’est pas seul. Au volant de la Clio blanche, Cédric Crédeville, éducateur spécialisé de 35 ans : « On bosse en binôme autant que possible. Ça couvre plus de besoins. » « S’il s’agit d’administratif, d’accès aux aides, Cédric est là. Si c’est plus médical, je suis là. Mais l’important, c’est de passer chez tout le monde. Donc, parfois seul », précise Julien. Il peut s’agir de faire les courses, de prendre les rendez-vous médicaux, d’y accompagner les usagers. À l’image d’Yvette et Dominique Fournier, qui accueillent le binôme dans leur appartement de Faches-Thumesnil. L’homme, présentant des troubles anxio-dépressifs, heureux de partager son expérience, ne tarit pas d’éloge sur le G21 : « Depuis 1992, ils s’occupent de nous. Je suis d’une grande gratitude envers eux. » Si cet après-midi-là l’homme est posé, la veille au soir, dans un moment d’angoisse, il a appelé la permanence ouverte 24 h/24. « Dès que j’ai pu parler à l’infirmière, je me suis senti mieux », raconte-t-il, soulagé de pouvoir s’appuyer sur le dispositif.

Yvette, la femme de Dominique, elle, n’est pas en grande forme. Diagnostiquée bipolaire, elle a des problèmes d’apnée du sommeil mais ne pense pas à mettre le masque supposé l’aider. « Je l’oublie… », glisse-t-elle. « Je viens justement pour lui rappeler de le mettre, en profite Julien, assis près d’elle dans le canapé. L’apnée du sommeil empêche d’avoir un sommeil réparateur et donc d’aller mieux. »

« Le moral d’Yvette n’est pas très bon en ce moment, débriefe l’infirmier, une fois dehors. Elle pourrait nous appeler à chaque heure du jour et de la nuit mais elle ne le fait pas, elle pense que d’autres ont plus besoin. Alors il faut rester méfiant. Et présent. » Yvette n’a pas été hospitalisée depuis une dizaine d’années, et Dominique depuis 2007.

UN PAS VERS L’USAGER

Retour au QG. Aux abords d’un périphérique qui dessert l’ensemble de la zone, un grand parking et un bâtiment administratif quelconque où toutes les structures du pôle se coordonnent : Habicité et, entre autres, le SIIC (soins intensifs intégrés dans la cité), première équipe mobile d’urgences et de soins intensifs de proximité à avoir vu le jour en France. Outre une activité d’astreinte médicale, elle accompagne 15 personnes nécessitant un suivi intensif. « Dès l’âge de 16 ans, commente Audrey Guesne, infirmière dans l’équipe depuis cinq-six ans. On a la capacité de rencontrer les usagers au minimum une fois par jour, plusieurs fois si besoin. On peut rester plusieurs heures. Les équipes sont pluridisciplinaires. » Plusieurs fois par jour, toutes les structures du pôle se réunissent en audioconférence. Et communiquent au quotidien avec les services d’accueil et d’urgences de Lille-Métropole. Le lien entre les équipes est primordial. « L’usager est au milieu et on gravite autour », reprend Audrey Guesne. Car l’un des axes principaux est « d’aller vers » l’usager et d’utiliser le maillage associatif et sanitaire dense du territoire, en concertation constante avec les élus, très présents.

Ce concept de la santé mentale dans la ville, au plus près des usagers intégrés à la réflexion, c’est le docteur Jean-Luc Roelandt qui l’a développé. Psychiatre depuis 1977, déjà au G21, il a dirigé le secteur jusqu’en 2012. « Quand j’ai débuté, l’isolement, la contention et les neuroleptiques, c’était la règle. À Armentières, sur le site historique et central de l’EPSM, il y avait un pavillon de force, une prison dans l’asile, raconte le médecin. L’asile dans toute sa splendeur avec 2 500 malades. Ça allait à l’encontre de l’idée que je me faisais de la médecine et de la psychiatrie. » En 1978, il ouvre un pavillon expérimental de 25 lits sans isolement, sans contention, et avec les portes ouvertes. « On n’a rien inventé, cadre-t-il. Et depuis, on ne fait qu’appliquer les recommandations internationales ! » Le fonctionnement actuel du G21 est le fruit de plus de quarante ans de travail et de recherche.

LIBRE CIRCULATION

L’aboutissement est en partie ce lieu, la clinique Jérôme Bosch, située sur le site du CHRU de Lille, qui abrite les 10 chambres d’hospitalisation (aucune d’isolement) du secteur pour 85 000 administrés. Les durées d’hospitalisation y sont les plus courtes possibles, sept jours en moyenne contre une cinquantaine à l’échelle nationale.

L’établissement a été conçu avec les usagers et les infirmiers. « Le tout premier principe, insiste Jean-Luc Roelandt, c’était de penser des chambres où nous pourrions nous-mêmes être hospitalisés. Individuelles, équipées… » Elles font 15 m2, 20 m2 pour les deux avec accompagnant. La clinique s’organise autour d’un jardin intérieur de 450 m2 avec des tables. L’accueil, lui, se situe entre le bureau infirmier et le secrétariat pour surveiller sans fermer les portes. Le lieu a ainsi été pensé pour offrir aux patients un accès permanent à un extérieur. Pour Coline Groulez, l’une des quatre psychiatres du secteur, en poste depuis 2013, il s’agit avant tout d’éviter les restrictions de libertés et, donc, les tensions : « On est à l’hôpital ! Pourquoi empêcher de téléphoner, de fumer, de boire un café, de se faire livrer un repas ? Comment justifier un refus ou une obligation ? On doit toujours se poser la question. » Ce matin-là, dans la clinique, après la réunion inter-équipe, l’ambiance est calme. Un usager utilise l’ordinateur dans une salle dédiée en accès libre. Dans la grande salle commune, Jean-Jacques Goldman chante ses classiques à la télé. Une femme regarde, passive. Derrière elle, un infirmier reste posté. L’équipe a décelé chez elle un risque de passage à l’acte suicidaire. Alors, surveillance constante et individuelle, jusqu’à réévaluation. « On est là pour la surveiller mais aussi si elle a besoin de parler, d’un entretien », précise Grégory Dufour, l’infirmier en question. Chaque matin, ils sont trois infirmiers, un à la transmission médicale, un à la pharmacie et un autre en salle.

À l’autre bout de la pièce, Julie Kisylyczko, animatrice socioculturelle, organise des ateliers de linogravure et de dessin. Les activités ne sont pas imposées et se déroulent dans les espaces de vie communs, « pour que les patients viennent d’eux-mêmes, appuie le docteur Laurent Defromont. On voulait instaurer cette dynamique, un mouvement. » Deux usagères sont assises au côté de Julie. L’une reproduit une grande rose et insiste sur certains traits puis pense faire une maladresse. « Ce n’est pas grave de repasser, rassure l’animatrice au ton délicat. Ça donne du relief. » « Je fais toujours les activités avec Julie quand elle est là, glisse la patiente à voix basse. Ça occupe. » Julie travaille aussi avec Frontière S, une autre composante du maillage G21, un espace en ville, à la fois galerie d’art, lieu de loisirs et de culture avec des activités culturelles et éducatives dans des structures de droit commun autour.

PROTOCOLES ET DISPONIBILITÉ MÉDICALE

Dans ces murs, en 2020, il n’y a eu aucun recours à la contention. L’équipe peut s’appuyer sur un protocole de gestion de la violence propre à l’établissement, qui comporte deux axes : la prévention de la gestion de la violence et la gestion de la violence dans l’urgence. Il s’agit d’anticiper et de planifier les soins potentiellement à risque avec le SIIC, de définir le rôle de chaque intervenant, de mobiliser une présence médicale, d’évaluer les risques en équipe, d’échanger avec le patient… En cas d’urgence, un dispositif de sécurité de protection du travailleur isolé peut être déclenché. Et tous les personnels du secteur ont suivi la formation Oméga pour pouvoir évaluer les situations et adapter sa pratique en conséquence (1). Une formation qui rappelle que tout échange avec l’usager, qu’il s’agisse d’un cas d’agressivité ou non, doit ouvrir un espace à l’expression des besoins pour désamorcer les frustrations, informer, réconforter et prévenir, ainsi, les débordements.

Ces protocoles participent à combler les lacunes des études infirmières dont la psychiatrie est le parent pauvre. Ils sont détaillés aux nouveaux soignants, à l’image de Ouardia Abdelli et Fatima Ech Chaouhy. En stage au sein de la clinique, elles vivent une expérience à l’encontre des idées reçues sur la psychiatrie. « On a tous une mauvaise impression, on imagine les patients enfermés, attachés, en train de crier, agressifs, énumère Ouardia. Ce n’est pas du tout le cas. À l’école, on ne nous dit pas qu’on peut gérer sans recours à des pratiques contraignantes. » « On explique qu’on prend le temps avec les patients, précise Grégory Dufour. Que les psychiatres passent souvent. Beaucoup du processus se joue au niveau de la présence médicale. » « Quand on fait les consultations, on est dans la salle avec eux, pas dans des bureaux, complète le docteur Defromont. On va au domicile ensemble. J’ai appris qu’il y avait des endroits où les médecins se contentaient de passer dans le service et de donner leurs consignes avant de partir. Ici, on travaille différemment. »

Jusqu’à mars dernier, il existait une astreinte propre à l’établissement qui permettait de joindre un psychiatre 24 h/24. Mais le manque de médecins, notamment, a mis un terme au dispositif. Quatre postes sur les huit sont vacants.

DES MÉDIATEURS DE SANTÉ

Le tableau ne serait pas complet sans évoquer ce grand homme, élégant, aux cheveux poivre et sel coiffés en arrière. Il n’a pas de blouse, tchatche avec tout le monde. Benoit Ramet dispose d’une position inédite. Il est médiateur de santé pair. Ils sont 100 en France, dont 10 à Lille, et 7 sur le secteur, anciens usagers à avoir passé une licence de sciences sanitaires et sociales option médiateur de santé pair. On leur apprend à avoir du recul sur leur expérience pour la mettre à profit auprès d’autres usagers afin de les aider. « C’est beaucoup d’informel, je suis dans la salle, je tape la discut’, je fais le lien avec les patients et l’établissement. J’incarne le rétablissement, présente le médiateur. C’est pour ça que je suis bien sapé, pour que l’on puisse s’identifier à moi. »

Matthieu De Sainte Maresville a rencontré Benoit Ramet dans le jardin de la clinique : « Je pensais que c’était un patient ! » À 38 ans, il s’apprête à devenir surveillant pénitentiaire. Pendant une vingtaine d’années, il a fait des allers-retours dans des établissements psychiatriques, a connu les urgences, la contention… À l’automne dernier, il est hospitalisé à Jérôme Bosch et avance avec Benoit Ramet. « Je pouvais lui parler normalement, même si on n’était pas d’accord, c’était du tac au tac. Il y a une approche avec les médecins qui est difficile. Il y a une distance. Le médiateur de santé pair fait ce lien plus doucement. » Benoit suit toujours Matthieu, ainsi qu’une vingtaine d’autres patients. Il va le voir chez lui une fois par mois. Les médiateurs de santé pairs font partie intégrante du parcours de soins et transmettent chaque jour aux équipes leurs retours, leurs impressions. Ils sont en contact avec les équipes hospitalières et ambulatoires.

Quelque 120 personnes, de tous horizons professionnels, travaillent au G21 pour une vigilance permanente, jour et nuit. Beaucoup auront dit avoir un jour mis un pied dans le secteur et n’avoir plus jamais voulu en bouger. Julien Brassart, comme ses collègues, ne s’attendait pas à un tel quotidien. Et ils sont nombreux, ailleurs, à ne pas imaginer, encore, qu’un tel système est possible. Communication constante, sensibilisation, médecine de ville, concertation avec les élus et les usagers en permanence… Certes, il en faut du monde et de la volonté, mais pour avancer, mieux vaut bâtir des ponts que des murs.

RÉFÉRENCES

1. Formation instaurée dans les années 2000 à l’EPSM Lille-Métropole à partir de l’expérience canadienne. L’intensité de la crise est mesurée en fonction d’une pyramide, de la « tension émotive » (1) à la « menace exceptionnelle » (8). En fonction du stade, tout un ensemble de pratiques est proposé. Robitaille M. J., « La formation Oméga : apprendre à gérer les crises de violence », Objectif prévention, vol. 22, n° 4, 1999, p. 8-9. En ligne sur : bit.ly/3tzBHe6