Un récent rapport gouvernemental fait état d’une forte augmentation des signalements liés à des mouvances sectaires dans le domaine de la santé. Si le phénomène semble bien présent, il est difficile à quantifier, donc à combattre.
Au début de l’année, la Mission interministérielle de vigilance contre les dérives sectaires (Miviludes), l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ont rendu les conclusions de leur rapport « Lutte contre les dérives sectaires ». 41 %. C’est la part des 2 800 saisines de la Miviludes qui concerne la santé et le bien-être. Un constat d’autant plus inquiétant que les saisines de la Miviludes ont elles-mêmes augmenté de 30 % depuis cinq ans. Ces chiffres portant sur 2019, ils ne prennent pas en compte l’effet de la crise sanitaire, qui a elle-même favorisé le phénomène d’emprise sectaire, sans qu’il soit encore possible de mesurer précisément son impact (lire l’encadré p. 13). Car il faut se rendre à l’évidence : le monde de la santé est un terrain particulièrement propice pour ceux qui cherchent à profiter de la faiblesse d’autrui. Dans le viseur des autorités, notamment, les pseudothérapeutes qui promettent des traitements miracles. « De nouveaux praticiens, parfois issus de formations médicales, proposent tout un panel de protocoles allant du bien-être psychique au complément, voire au remplacement des méthodes conventionnelles de soins pour des pathologies parfois lourdes, écrivent les auteurs du rapport. Ce phénomène s’accentue, tant la demande est forte, et il est aujourd’hui aisé d’ouvrir un cabinet de médecine holistique, spirituelle, alternative. »
En clair, on assisterait à une évolution du phénomène sectaire. Il faudrait donc se départir d’une vision ancienne des sectes, marquée par des mouvements du type Ordre du temple solaire, qui ont frappé l’opinion publique, notamment par la pratique des suicides collectifs dans les années 1990. La menace serait aujourd’hui plus diffuse, avec des groupes plus petits d’apparence moins radicale, qui portent un discours très centré sur le développement personnel et la santé. « La constitution du groupe autour d’une personnalité séduisante et prédatrice se réalise sur des activités de plus en plus éloignées de la recherche spirituelle ou philosophique, qui promettent à l’adepte de surmonter ses vulnérabilités ou de lui donner les clés de la réussite, du bonheur absolu, voire de l’éternité », peut-on lire dans le rapport.
Ce document souligne que certains mouvements utilisent ce que l’on désigne sous le terme de pratiques non conventionnelles à visée thérapeutique (PNCAVT) pour recruter. « Parmi eux, d’anciens adeptes appartenant à des mouvements en perte de vitesse qui ont une parfaite connaissance des mécanismes psychologiques permettant d’atteindre les personnes ciblées », alerte le rapport, qui note par ailleurs l’apparition « de petits groupes fonctionnant dans certains cas en réseaux très organisés ».
Et ce diagnostic est partagé par les associations d’aide aux victimes des dérives sectaires. « Toutes les pratiques non conventionnelles peuvent être des portes d’entrée pour les mouvements sectaires », note Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi). Cette structure assiste les proches qui se sentent démunis quand l’un des leurs est sous la coupe de mouvements sectaires. « Ce sont des gens qui donnent l’impression d’être des professionnels de santé, et auprès desquels les victimes vont s’épancher, parler de leur santé, de leur corps, qui est ce qu’ils ont de plus intime, détaille la porte-parole. Et en s’épanchant, elles vont devenir des proies. »
La militante cite un exemple : « Je me souviens d’un homme dont la femme était adepte de pratiques telles que le reiki, le new age, le végétalisme, etc., qui voulait ouvrir un centre de soins, et avait quitté le foyer avec leurs deux filles de 4 et 6 ans. L’homme était venu nous voir car les fillettes n’avaient pas pris un gramme en deux ans, n’étaient pas vaccinées… Il voulait repas ser devant le juge aux affaires familiales. » Et de souligner que toute pratique dite alternative peut donner lieu à des abus, même si, fort heureusement, tous les praticiens ne sont pas des abuseurs.
Reste que la pratique sectaire n’est pas facile à identifier et qu’il existe un certain flou concernant sa définition. Et c’est bien ce qui irrite Nathalie Luca, anthropologue et directrice du Centre d’études en sciences sociales du religieux (Césor). « J’aimerais savoir exactement de quoi on parle quand on évoque l’augmentation du phénomène sectaire dans le secteur de la santé, pointe cette chercheuse rattachée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). On nous dit qu’il y a une augmentation des signalements, mais qu’est-ce qu’il y a derrière ces signalements ? Il peut s’agir de choses extrêmement disparates. » Et de noter qu’à aucun moment dans le rapport Miviludes/IGPN/IGGN ne sont précisément définis les signalements dont il est question. « S’il s’agit simplement de personnes qui refusent de se faire vacciner, je ne vois pas le rapport avec les sectes », soulignetelle.
Les auteurs du rapport reconnaissent d’ailleurs que ce n’est pas parce qu’on est adepte des prati ques non conventionnelles à visée thérapeutique qu’on est un dangereux gourou. « Beaucoup de cas signalés relèvent du charlatanisme, de l’exercice illégal de la médecine ou encore de l’escroquerie sans qu’il soit possible de mettre en avant la combinaison “idéologie-leader-sujétion psychologique” (qui sert aux autorités à caractériser les mouvements sectaires, ndlr), écrivent les auteurs. Il serait abusif d’assimiler le nombre important de signalements à un changement de paradigme ou à une augmentation de la menace sectaire. Les risques identifiés concernent avant tout le refus radical de la vaccination ainsi que l’arrêt systématique et contraint des traitements dans le cas de pathologies lourdes. »
Car le problème du phénomène sectaire est qu’il n’est pas facile de le caractériser pénalement : le risque est d’entrer en contradiction avec un principe fondamental de notre République, à savoir la liberté de croire et de ne pas croire. C’est pourquoi Nathalie Luca, qui ne conteste pas l’existence d’un problème dans le domaine de la santé, mais seulement sa dynamique et son caractère nouveau, suggère tout simplement « d’enlever le mot “secte” ». Le plus important pour un soignant qui voit un patient qui lui semble sous emprise est, selon elle, de s’attacher à des phénomènes visibles. « Est-ce qu’il y a une emprise au niveau de sa manière de se nourrir, de sa sexualité, de son attitude par rapport aux soins, de sa capacité à articuler une pensée qui vient de lui-même ?, demande la chercheuse. Si on a des choses qu’on peut nommer, alors on peut commencer à agir. » D’un point de vue tout aussi pratique, Pascale Duval identifie une triple rupture que les personnes se trouvant dans l’entourage de quelqu’un sous emprise, soignants compris, peuvent guetter.
« C’est d’abord la rupture avec l’environnement, qui fait en général que les familles nous appellent, car elles constatent qu’il n’est plus possible d’avoir de discussion, voire de contact avec leur proche, détaille-t-elle. La deuxième rupture, c’est celle de la personne avec elle-même : on constate qu’elle change de convictions, d’alimentation… Et la troisième, enfin, c’est la rupture avec la société : la personne s’affranchit ou dédaigne les institutions, et affiche un détachement par rapport à la société et à ses valeurs. »
Bien sûr, ces situations de triple rupture sont un problème de santé publique qui doit interpeller les professionnels de santé. « Certaines croyances peuvent mener à des pertes de chance et à des retards, voire à des absences de soins », explique Patrick Chambo Redon, président de l’Ordre national des infirmiers (ONI). Et pour ce dernier, il peut s’agir d’un problème déontologique, notamment lorsque des soignants sont impliqués dans des pratiques non conventionnelles qui peuvent donner lieu à des dérives sectaires. « Dans ces cas-là, il faut signaler la personne concernée aux ordres professionnels », indique-t-il. « Ces situations sont heureusement assez rares, du moins chez les infirmières. Nous n’avons actuellement pas de signalement lié à des phénomènes d’emprise », précise le responsable ordinal.
Reste que les personnels soignants peuvent aussi se retrouver de l’autre côté de la barrière, en situation de vouloir aider un patient sous emprise. « Si vous envoyez à la figure de quelqu’un qu’il appartient à une secte, si vous remettez en question ses choix, il aura un réflexe, c’est de les défendre, prévient Nathalie Luca. Donc, la seule façon de faire c’est de discuter, et ce, tout en respectant l’autre. » Plus facile à dire qu’à faire, car en raison de la triple rupture évoquée par Pascale Duval, la personne en question est souvent difficilement ouverte au dialogue.
C’est pour cela que d’après Pascale Duval, il faut aussi penser aux autres victimes : l’entourage de la personne sous emprise. « On ne va pas essayer de tout mettre en œuvre pour qu’elle arrête de croire ce qu’elle croit, explique la porte-parole de l’Unadfi. En revanche, il faut toujours avoir à l’esprit que les proches sont des victimes collatérales, et cela ne veut pas dire qu’ils sont des victimes à part entière. Ils se retrouvent face à une situation qu’ils ne maîtrisent pas et ils ont besoin d’être soutenus. » En d’autres termes, quand on a affaire aux sectes, on trouve toujours quelqu’un à aider.
Bien que le rapport Miviludes/IGGN/IGPN note que les effets de la pandémie ne peuvent « pas être encore totalement mesurés », il souligne que la crise a « provoqué une augmentation des pratiques susceptibles d’engendrer des dérives sectaires ». La Miviludes constate notamment une « augmentation de ses saisines par rapport à 2019 », et signale avoir reçu « 80 signalements en lien direct avec la crise sanitaire entre mars et juin 2020 », dont les motifs principaux concernent des « conseils pour se prémunir de l’infection et pseudo-remèdes souvent en lien avec des théories complotistes ». De manière plus générale, le confinement a engendré des offres d’accompagnement par des mouvements sectaires que les auteurs jugent « nombreuses et inquiétantes, car elles s’adressent à des personnes fragilisées et déstabilisées par le contexte anxiogène ».
La crise a également, selon le rapport, provoqué un « regain d’activité des courants apocalyptiques, qui voient dans la pandémie un signe et une confirmation de l’imminence de la fin des temps ». Sans aller jusqu’au jugement dernier, les auteurs estiment que le contexte « peut conduire certaines personnes à se rapprocher de groupes sectaires qui donnent l’impression de donner du sens aux événements en véhiculant de fausses informations afin de proposer une interprétation erronée de la réalité et asseoir ainsi leur légitimité et leur pouvoir ».
Le problème de l’influence des sectes dans le domaine de la santé n’est pas nouveau. En 2012, la Miviludes publiait un guide sur le sujet*, avec des fiches pratiques destinées à différentes catégories de professionnels de santé. Concernant les infirmières, plusieurs cas de figure sont étudiés. Si l’IDE prend en charge un patient membre d’un mouvement sectaire, le guide propose de demander conseil auprès de l’Ordre, de la Miviludes ou encore de l’Agence régionale de santé (ARS). Si après ces consultations, la situation sectaire est confirmée, et que le patient est d’accord, un signalement au procureur de la République peut être effectué. Autre situation envisagée : si la soignante soupçonne un collègue d’être engagé dans une dérive sectaire, elle doit d’abord veiller « par tous les moyens légaux à confirmer l’existence de signes évocateurs d’une dérive sectaire », puis alerter son conseil départemental de l’Ordre. Si elle est approchée par des réseaux qui lui proposent des produits présentés comme bénéfiques pour la santé, ou des formations à des pratiques conventionnelles, elle doit, selon les cas, alerter l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM), la Direction des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) ou l’ARS.
* Miviludes, Guide « Santé et dérives sectaires », La documentation Française, 2012. Consultable en ligne sur : bit.ly/2S394J8