TEMPORALITÉ ET MÉTIERS DU SOIN - Ma revue n° 009 du 01/06/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 009 du 01/06/2021

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Pascale Wanquet-Thibault  

« Le temps, le temps, le temps et rien d’autre(1) » pourrait être le leitmotiv des infirmières, tant cette question fait partie intégrante de leur pratique. Mais qu’est-ce que le temps ? Et d’ailleurs, quel est notre rapport au temps ?

Le temps a fait l’objet de nombreux écrits, dans bien des domaines, et de tout temps. Mais qu’estce que le temps ? Du temps pour faire quoi ? Comment l’organiser, quelle est notre marge de manœuvre ? Pourquoi avons-nous sans cesse le sentiment d’en manquer ? Quelles sont les causes et les conséquences de cette course au temps ? Pour tenter de répondre, il convient avant tout de déterminer de quel temps il est question : s’agit-il du temps présent, passé, à venir ? Quand l’infirmière est en activité, elle est à la fois dans ces trois dimensions ; pour être en relation avec le patient, il lui faut être dans l’ici et maintenant.

D’ailleurs, comment définir le temps ? Plus que sa définition, c’est la perception que chacun en a qui semble pertinente dans le contexte des soins. Cette perception est individuelle, subjective, et varie selon l’activité, le moment de la journée, et nos représentations de la temporalité. Ainsi, le temps peut nous paraître long quand nous sommes dans une file d’attente et très bref quand une action ou une activité, source de plaisir, nous absorbe. Pour autant, le temps de l’horloge est le même pour tous… Ces différences d’appréciations existent aussi entre soignant et soigné (lire l’encadré « Le temps du patient n’est pas celui du soignant » p. 44).

POURQUOI N’AVONS-NOUS JAMAIS ASSEZ DE TEMPS ?

Au-delà de la plainte sur le manque de temps, pour les métiers du soin, il est possible d’objectiver de multiples causes :

La course à la rentabilité, l’efficacité. La rationalisation du temps de travail peut aller à l’encontre des valeurs partagées par les professionnels de santé. Comme le rappelle Marc Bessin(2), lorsque la recherche d’efficience est à l’œuvre, c’est toujours le temps de relation avec les malades qui en pâtit.

L’augmentation des rythmes et des cadences. Ces dernières années, les évolutions des techniques médicales ont permis de grandes améliorations pour les patients : diminution des durées et des contraintes d’hospitalisation, récupération plus rapide après une intervention, possibilité de soins à domicile. Mais ces progrès ont entraîné avec eux une augmentation des rythmes.

L’intensification des temps de travail. Ces améliorations ont contribué à intensifier chaque moment du travail du soignant, ce qui renforce cette impression de ne pas avoir assez de temps pour faire ce que l’on a à faire, tant toute activité se fait sur un rythme soutenu : plus de malades accueillis sur une durée d’hospitalisation plus brève engendre une intensité de travail supérieure à la prise en soin d’un nombre identique, voire supérieur, de patients hospitalisés plus longtemps. L’investissement relationnel et les tâches se multiplient, sollicitant davantage le professionnel.

La multiplicité des sollicitations. Cette intensification s’accompagne souvent d’une multiplication des sollicitations dans un même temps : distribution des traitements, téléphone, demande d’un médecin, encadrement d’un étudiant… Ce qui renforce l’insatisfaction, la fatigue, le stress, le risque d’erreur et, plus globalement, l’impression de « manquer de temps pour bien faire les choses ». Une situation qui se retrouve souvent dans l’analyse des événements indésirables.

L’imprévisibilité. Une des difficultés inhérentes à l’organisation du travail soignant réside dans l’impossibilité de prévoir le déroulement d’une journée de travail, tant des événements, émanant des patients, des collègues, des matériels, peuvent survenir. Des aléas qui varient selon les secteurs d’activité. S’il est difficile de prévoir une journée (ou une nuit) dans un service d’urgences, cela paraît plus aisé dans un service de soins de suite. Pour autant, le malaise d’un patient, la difficulté d’accès au réseau Internet, l’absence d’un collègue peuvent perturber toute une organisation et entraîner une course au temps. Et lorsque ces situations se répètent, elles contribuent à ce sentiment de manquer tout le temps de temps.

La division des tâches. Le travail des professionnels de santé, particulièrement des infirmières et des aides-soignantes, fait l’objet d’une division des tâches, qui amène également un morcellement du patient. Quand cette division est moindre, cela retentit favorablement sur la perception du temps : « Je passe plus de temps auprès du malade, donc la réponse à ses besoins est plus satisfaisante », ce qui n’est pas toujours vrai, car les besoins du patient peuvent avoir été satisfaits par plusieurs personnels soignants.

Le travail en équipe. De nombreux corps de métiers interviennent auprès du patient, que celui-ci soit en institution ou chez lui. Ces interventions génèrent une interdépendance entre les différents acteurs du soin, ce qui peut impacter leur gestion individuelle et collective du temps.

La distorsion du temps. En matière de perception du temps, notre cerveau nous joue des tours. Quand nous sommes concentrés sur une tâche, notre perception se modifie(3). Ainsi, alors qu’un soin « se passe bien », le soignant a l’impression que « ça a pris du temps », quand l’horloge met en évidence que la durée réelle de la réalisation de ce soin est souvent inférieure à celle perçue par le professionnel, voire par le patient, et souvent bien inférieure à la durée d’un soin « qui se passe bien ».

DU TEMPS POUR QUOI FAIRE ?

Les soignants réclament depuis toujours du temps pour faire ce qu’ils ont à faire. Cela a toujours constitué une plainte, exprimée aux étudiants dès le début de leur formation, ce qui, au cours de cette étape de la construction identitaire, en favorise l’intégration comme un élément incontournable de la profession.

S’il n’est pas question de nier que le temps manque souvent pour prendre en charge les patients comme « on le souhaiterait », il faut souligner que l’intégration de tous les temps nécessaires aux soins n’est pas perçue de façon identique. Ainsi, le soin direct, celui qui se fait au cours de la relation avec le malade, est considéré comme un temps important, et c’est le plus souvent celui dont les soignants considèrent manquer. En revanche, les temps de soins indirects, nécessaires, souvent incompressibles, n’ont pas, aux yeux des soignants, la même valeur, et cette différence de perception contribue à cette expression de manque de temps. Pour autant, quand le temps est disponible, son utilisation n’est pas toujours satisfaisante. Car entrer en relation avec le malade n’est pas uniquement une histoire de temps, cela implique parfois un investissement émotionnel fort et une disponibilité psychique qui impactent la perception du temps nécessaire, lequel devrait inclure idéalement un temps de préparation et un temps de récupération. La disponibilité dont peut faire preuve le soignant dans ce moment de relation avec le patient, souvent choisi par ce dernier, est préférable à la durée de cet échange. Car le temps passé n’est pas forcément synonyme de qualité. La demande du malade implique une capacité du soignant à modifier son organisation, à se rendre disponible matériellement et psychiquement. Si dans le même temps il est préoccupé par le retard qu’il prend, par toutes les tâches qu’il doit encore effectuer, la qualité de la relation s’en trouve altérée et l’insatisfaction, voire la culpabilité, peuvent l’envahir.

LA PAUSE : UN VRAI TEMPS DE RÉCUPÉRATION

Le temps de pause questionne la gestion du temps des soignants. Dans nombre de situations, ils témoignent qu’ils n’ont pas le temps de s’arrêter. S’il n’est pas question de mettre en doute l’insuffisance de temps dont disposent les professionnels de santé pour récupérer, il paraît nécessaire de questionner les représentations qui sont à l’œuvre concernant le temps de pause. Elles portent sur l’insuffisance de temps, les problèmes organisationnels et architecturaux, mais aussi sur une certaine culpabilité : « Comment prendre du temps pour soi quand on n’a pas passé assez de temps à s’occuper des malades ? » Ce temps de pause est l’occasion de régler d’autres préoccupations, comme la gestion du planning ou les échanges sur une situation préoccupante, parfois sources de tensions supplémentaires. Il ne s’agit plus alors d’un temps de récupération, pourtant absolument nécessaire. La mise en place d’un réel temps de récupération, permettant de limiter la fatigue, d’évacuer les tensions, la charge émotionnelle, voire le stress, de recharger les batteries pour poursuivre la journée de travail, comme pour se préserver sur le long terme, ne fait pas partie de la culture soignante. Le développement de la qualité de vie au travail au sein des institutions et dès la formation initiale devrait progressivement apporter des évolutions favorables à cette problématique.

TOUS LES TEMPS N’ONT PAS LA MÊME VALEUR

La recherche d’un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle constitue une garantie de maintien de la motivation à exercer un métier du soin. L’exercice de la profession d’infirmière sous-entend, dans la majorité des cas, l’obligation de travailler en horaires décalés, ainsi que le weekend ou la nuit, ce qui constitue une des contraintes du métier. Ce que rappelle Maria Crétant(4) en expliquant que tous les temps personnels n’ont pas la même valeur : passer du temps avec ses enfants, ses proches, le weekend ou le soir a plus de valeur que de disposer de temps le matin, même si pour le soignant c’est du temps pour soi. Si certains y trouvent des avantages, d’autres vivent plus difficilement ces réalités et trouvent au fil du temps des aménagements. Les évolutions législatives concernant la durée du travail et les différents modes d’exercice permettent à ces professionnelles de faire des choix : réduction du temps de travail, aménagement du planning, passage de l’institution hospitalière au libéral, à la médecine du travail ou en milieu scolaire sont autant de moyens mis en œuvre pour mieux vivre ces différentes temporalités.

VERS UN AUTRE RAPPORT AU TEMPS

La philosophe Hélène L’Heuillet(5) fait un lien entre l’épuisement des ressources temporelles subjectives de chacun et de nouvelles formes de souffrance au travail. Il apparaît donc intéressant, quel que soit le contexte d’exercice de l’infirmière, d’analyser son rapport individuel, personnel, au temps. C’est une aide précieuse permettant de prendre du recul sur cette course perpétuelle au temps que chacun peut éprouver dans sa vie professionnelle comme personnelle.

Prendre conscience collectivement de la relation au temps est également intéressant, car cela permet d’améliorer les organisations de travail, de mieux identifier l’ensemble des tâches nécessaires pour répondre aux besoins des patients, aux soins et à leur répartition, de choisir quand cela est possible, le moment opportun pour réaliser certaines tâches, d’alterner celles qui mobilisent l’attention, en particulier dans la relation au patient, et celles qui en demandent moins ou différemment, d’identifier l’impact du moment de la journée dans la prise de certaines décisions. Car, comme le souligne Daniel Pink(6), nos capacités fluctuent au cours de la journée. Certains moments sont plus à risque quand d’autres sont plus propices à certaines activités (lire Info + p. 43).

RÉFÉRENCES

  • 1. Charles Aznavour, « Le temps », chanson de 1964
  • 2. Bessin M., « L’encadrement est un travail temporel : la coordination et la synchronisation des activités de chacun des acteurs du soin », Objectif Soins & Management, horssérie juin/juillet 2021
  • 3. CélestinLhopiteau I., WanquetThibault P., Hypnose et pratique paramédicale : optimiser sa clinique, améliorer sa communication et prendre soin de soi, Éditions Lamarre, 2018
  • 4. Crétant M., « Les réformes de l’hôpital et les temporalités des soignants », Objectif Soins & Management, horssérie juin/juillet 2021
  • 5. L’Heuillet H., Éloge du retard, éditions Albin Michel, 2020

Des termes associés

• Temporalité : caractère de ce qui se déroule dans le temps. Valeur temporelle d’un élément.

• Durée : espace de temps qui s’écoule entre le début et la fin d’une action, d’une activité, d’un phénomène.

• Rythme : succession de temps forts et de temps faibles dans le temps, au cours d’une activité, d’une journée.

• Rythmicité : qui présente un rythme.

• Cadence : synonyme de rythme.

Info +

Des études* ont mis en évidence que la vigilance varie en fonction de l’heure de la journée. Dans l’une d’entre elles, incluant 4 000 soignants, dont 2/3 d’infirmiers, il était donné 14 millions de fois l’opportunité de se laver les mains. Il a été mis en évidence un écart de 38 % entre les lavages de mains le matin et l’après-midi. Dans l’analyse des événements indésirables, il est noté qu’il y a plus d’erreurs l’après-midi, et qu’entre 14 heures et 16 heures, les prises de décisions sont moins bonnes.

* Pink D., Le Bon Moment, éditions Clés des Champs, 2020

Le temps du patient n’est pas celui du soignant

Monsieur D., 43 ans, commercial dans une grande entreprise, hospitalisé en service de médecine interne à la suite d’un bilan sanguin réalisé par son médecin traitant, vient d’avoir la confirmation de son diagnostic par le médecin du service : il est atteint d’un diabète de type 1. Immédiatement, l’infirmière met en œuvre l’organisation de l’apprentissage des soins et de la maladie, programme d’éducation thérapeutique dont bénéficie tout patient atteint de cette pathologie, et qui débute dès le lendemain de l’annonce du diagnostic. Lors d’une session, l’infirmière s’étonne que le patient ne soit pas réceptif, ne semble pas intéressé et ne semble pas comprendre les informations qui lui sont transmises. Lorsqu’un diagnostic est posé, cela déclenche immédiatement pour le soignant un enchaînement d’actions à mettre en place. Quand le patient reçoit ce même diagnostic, il lui faut un temps d’assimilation de quelques heures à plusieurs jours, semaines ou mois. Tenir compte de ces décalages favorise l’efficacité, et plus particulièrement l’adaptation d’un apprentissage thérapeutique. Bien entendu, il ne s’agit pas de laisser le patient sans apprentissage, mais de tenir compte du temps d’intégration des modifications que ce diagnostic entraîne dans sa vie. À l’inverse, lorsque le patient attend un diagnostic, des résultats d’examens, parfois complexes et qui tardent à arriver, le temps d’attente, normal pour l’équipe soignante, est perçu comme très long par le malade et son entourage. Cette situation a le plus souvent des répercussions sur la relation soignant/ soigné/proches, ces derniers pouvant être considérés comme harceleurs par le personnel soignant.

On retrouve cette notion de temps dans la fin de vie, lors des phases de soins palliatifs, plus encore dans la phase terminale, quand le temps de l’agonie peut paraître interminable à certains, et « normale » pour le professionnel de santé, aguerri et touché différemment sur le plan affectif et émotionnel.