L'infirmière n° 010 du 01/07/2021

 

COVID-19

JE DÉCRYPTE

POLITIQUE SANTÉ

Adrien Renaud  

Au cours de la crise sanitaire, les établissements de santé ont massivement « déprogrammé » la prise en charge des pathologies non Covid, pour la « reprogrammer » entre les différentes vagues… Un jeu de bonneteau qui n’est pas sans conséquences sur les patients et les équipes.

Depuis plus d’un an, une partie de l’activité des chirurgiens, mais aussi des cadres, consiste à appeler les patients pour les informer que finalement, on ne pourra pas les opérer à la date prévue. » C’est peu de dire que le Pr Patrick Pessaux a vu son activité transformée par la crise sanitaire. Et pourtant, celui-ci n’est ni infectiologue, ni anesthésiste-réanimateur, ni spécialiste en santé publique : il est chef du service de chirurgie viscérale au CHU de Strasbourg et président de l’Association française de chirurgie (AFC). Mais à Strasbourg, peut-être encore plus qu’ailleurs, la réponse au coronavirus a impliqué une mutation rapide des établissements, qui ont transformé des blocs opératoires en salles de réanimation. Reste qu’une fois cette métamorphose opérée se posent, en deux temps, des questions douloureuses pour les professionnels du bloc opératoire. Tout d’abord, quelles interventions faut-il supprimer ou, au contraire, maintenir malgré les capacités réduites ? Puis, ensuite, comment rattraper le retard accumulé au fil des déprogrammations ?

Premier temps, donc : en mars 2020, sur décision gouvernementale, toutes les activités médicales non urgentes sont reportées. Mais si depuis un cabinet ministériel la frontière entre l’urgent et le non-urgent peut sembler facile à tracer, il n’en va pas de même lorsqu’on se trouve à la tête d’un service de chirurgie. « Nous avons maintenu toutes les urgences avec un risque vital, ainsi que la cancérologie et la chirurgie septique, détaille Patrick Pessaux. Puis, s’il nous restait de la place, on prenait les personnes qui avaient mal, par exemple des gens qui avaient des lithiases particulièrement symptomatiques. » Et savoir s’il restait « de la place » n’avait rien de facile. « C’étaient des décisions prises semaine par semaine, se souvient l’Alsacien. Nous avions ouvert des réanimations éphémères où le personnel du service travaillait et, en fonction des ressources qui nous restaient, on se répartissait entre disciplines chirurgicales les possibilités d’ouverture. »

UN PHÉNOMÈNE NATIONAL

Et il ne faut pas croire que de telles transformations n’ont concerné que les établissements qui, à l’instar du CHU de Strasbourg, furent au cœur géographique de la première vague et avaient une importante activité Covid. La métamorphose forcée fut, au moins dans un premier temps, aussi le lot de l’ensemble des établissements sanitaires français, tous secteurs confondus. « Le 1er avril 2020, l’ARS (Agence régionale de santé, NDLR) nous a demandé d’ouvrir sept lits de réa Covid, se souvient Michèle Ollier, cadre du département anesthésie-réanimation-douleur à l’Institut Curie, à Paris, un établissement privé à but non lucratif spécialisé dans la prise en charge du cancer. Pour les accueillir, nous avons donc dû vider notre service de réa des patients non Covid, les dispatcher dans les services de médecine, de chirurgie ou dans la salle de réveil aménagée en service de réa… le tout entre 10 h et 18 h ! » Et, bien sûr, avec des services de chirurgie et de médecine ainsi réquisitionnés, seuls les soins les plus urgents ont pu être maintenus.

Dans le secteur privé à but lucratif aussi la première vague a frappé très fort l’activité non liée à la Covid. « En mars, comme un seul homme, nous avons appliqué les consignes, déclare Thierry Chiche, Président directeur général du groupe Elsan. Donc, entre la mi-mars et début juin, nous avons déprogrammé 38 % des activités du groupe, avec de fortes disparités entre les spécialités : par exemple, sur l’activité en ophtalmologie, la chute a été de 57 %, tandis qu’en gynécologie obstétrique, elle a été de “seulement” 20 % environ. »

CHARGE PHYSIQUE ET MENTALE

Reste que si l’accumulation des pourcentages de déprogrammation peut avoir du sens pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène, elle ne rend pas véritablement justice au vécu des soignants. « Psychologiquement, c’est très dur, affirme Céline Durosay, secrétaire nationale de la Coordination nationale infirmière (CNI). Toutes ces déprogrammations ont entraîné des retards de prise en charge, et c’est lourd pour les infirmières qui peuvent parfois avoir l’impression de participer à des pertes de chance pour les patients. » Et de fait, bien qu’il soit encore trop tôt pour avoir des estimations précises, il semble bien que les reports dus à la priorité donnée à la prise en charge de la Covid ne soient pas restés sans conséquences sur les patients atteints d’autres pathologies (lire l’encadré ci-dessus).

En plus de la charge mentale dont parle Céline Durosay, les soignants ont, durant cette période, enduré une charge physique. « Le personnel de bloc a été sollicité pour travailler en réa quand on a fermé les blocs. Il a dû s’adapter à de nouvelles organisations, à de nouveaux actes, et au moment où l’on pouvait penser que la pression allait baisser, qu’on allait pouvoir souffler un peu, il fallait reprogrammer un maximum, rouvrir les salles, ce qui a occasionné un certain épuisement, tant au niveau psychologique que physique », détaille la responsable syndicale. L’encadrement, lui aussi, a eu à souffrir. « Nous, les cadres, nous étions épuisées, soupire Michèle Ollier. Nous étions présentes quinze heures par jour pendant deux mois, nous avons travaillé d’arrache-pied, beaucoup d’entre nous ont été infectées et nous avons aussi dû gérer le fait que beaucoup de soignants étaient malades, atteints de formes plus ou moins graves, et nous avons donc dû les mettre en éviction. »

Il n’est malheureusement pas possible de quantifier le nombre d’heures supplémentaires et de repos non pris que le cycle de déprogrammations/reprogrammations a occasionné. « On ne peut pas s’aventurer à donner des chiffres, notamment parce que les établissements ont eu recours à des formes d’intérim interne ou externe », souligne Céline Durosay. Or, ces pratiques ne laissent pas de trace dans les comptes épargne-temps des soignants. Cécile Chevance, responsable du pôle Finances et FHF Data à la Fédération hospitalière de France (FHF), confirme qu’il n’est à ce stade pas possible d’avoir des chiffres précis sans procéder à une enquête, mais elle met en garde contre l’idée qu’il s’agirait d’un phénomène massif et uniformément observé dans l’ensemble des hôpitaux. « Les congés 2020 non pris doivent concerner certains établissements et certaines régions de façon plus prononcée car plus touchés par l’épidémie, tempère-t-elle. Cela reste très variable selon les structures, les possibilités de recours à des ressources externes ou des mobilisations internes. »

L’INÉGALITÉ FACE AUX REPROGRAMMATIONS

Le fait est qu’une fois la première vague passée, l’épidémie a révélé une forte hétérogénéité dans la manière dont les hôpitaux et cliniques ont géré la reprogrammation des interventions annulées. « Nous avons repris très vite. En un mois, les établissements s’étaient remis en ordre de marche et dès le mois de juillet, notre activité était supérieure à celle de 2019 », se félicite Thierry Chiche. Le P.D.-G. d’Elsan explique avoir été en cela aidé par « un corps médical libéral qui avait très envie de reprendre car il avait été très impacté dans ses revenus ». À l’Institut Curie aussi, Michèle Ollier remarque qu’après « deux mois de grosse accalmie, les patients déprogrammés en avril ont pu être reprogrammés à la fin du mois de mai et en juin », et que l’activité était normale dès le début de l’été. Mieux : lors de la deuxième, puis de la troisième vague, ces établissements n’ont pas eu à subir les mêmes déconvenues qu’au cours de la première. « Nous avons déprogrammé environ 4 % de notre activité durant la deuxième vague et 6 % durant la troisième, constate Thierry Chiche. Les autorités étaient passées d’un pilotage national à un pilotage régional, voire départemental, ce qui était beaucoup plus efficace. »

Mais le vécu n’est pas tout à fait le même dans les établissements publics. Après trois vagues successives, le service de Patrick Pessaux a accumulé un retard substantiel. « Nous avons aujourd’hui 180 patients sur liste d’attente, ce qui correspond à un mois et demi de programmation opératoire, indique-t-il. Pour absorber cela, il faudrait que l’on fonctionne à 150 % pendant trois mois… Or, nous ne parvenons pas encore à avoir une activité à 100 %. » L’une des problématiques, souligne de son côté Cécile Chevance, est que les établissements n’ont pas été égaux face aux différentes vagues. « Les hôpitaux publics ont pris une part des patients Covid plus importante lors de la deuxième vague, par exemple, et ils ont plus déprogrammé, constate la représentante de l’hôpital public. De plus, le privé n’a pas géré de Covid entre les vagues, contrairement à nous. » Conséquence logique : l’hôpital public a davantage d’interventions à reprogrammer et moins de créneaux disponibles pour y parvenir… ce qui n’est pas sans susciter certaines inquiétudes.

« Aujourd’hui, les plannings sont remplis au maximum, et ce d’autant plus que nous manquons toujours de personnel, souligne Céline Durosay. C’est extrêmement tendu, il y a des conséquences en termes d’absentéisme, de risques psychosociaux… Nous continuons à voir des syndromes dépressifs plus ou moins graves chez le personnel, et le risque de burn-out est toujours présent. » Et la secrétaire nationale de la CNI de préciser qu’elle constate toujours une accélération des départs des infirmières. Même dans les cliniques, on semble avoir pris la mesure de l’épuisement dont souffre les soignants. « Nous faisons en sorte de préserver les repos des équipes, car nous venons de vivre un sprint qui s’est transformé en marathon », explique Thierry Chiche. C’est d’ailleurs ce souci de ménager le personnel qui expliquerait selon lui que les déprogrammations chez Elsan ont été légèrement plus importantes lors de la troisième vague. Il n’y a plus qu’à espérer qu’un quatrième épisode n’attende pas les professionnels de santé au tournant de la rentrée.

Retards de prise en charge et perte de chance pour le patient

France Assos Santé le proclamait en mars dernier, au seuil de ce qui allait être la troisième vague épidémique : la déprogrammation annoncée « affectera de nombreux patients obligés de différer leurs soins, et qui les recevront avec retard ou n’auront pas le temps de les recevoir, exposés ainsi à des complications dont certaines seront irrécupérables », écrivait alors dans un communiqué de presse cette organisation qui rassemble au niveau national les associations de patients. Et il ne faut pas voir la perte de chance comme un concept abstrait. En témoigne le cas d’Anaïs Favre, habitante de Seine-et-Marne interviewée par BFMTV en mars dernier. Celle-ci devait subir une mastectomie préventive, qui a été reportée pendant le premier confinement. Un report durant lequel la jeune femme a développé une tumeur qui lui a valu six mois de chimiothérapie. « Ce n’est pas le cancer en lui-même qui m’a fait peur, a-t-elle déclaré. C’est le fait de ne pas pouvoir bénéficier de l’intervention préventive. »

Cette triste histoire est loin d’être un cas isolé. C’est ainsi que l’assureur Branchet, spécialisé dans la protection juridique des médecins libéraux travaillant en plateau technique lourd, a pu constater l’irruption des pertes de chance liées au retard de prise en charge dans les demandes d’indemnisation qu’il reçoit. Dans une vidéo réalisée par le syndicat de spécialistes Avenir Spé, le P.-D.G. de Branchet, Philippe Auzimour, constate que si la moitié des 500 plaintes en lien avec la Covid qu’il a reçues intéresse des patients qui estiment avoir contracté le virus chez leur médecin, l’autre moitié « concerne la perte de chance », c’est-à-dire des patients qui, « ayant été reprogrammés une voire deux fois, estiment qu’ils ne seront pas opérés dans de bonnes conditions. »

Activités diagnostiques et de greffe en diminution

Voilà qui fait craindre à bien des observateurs d’importantes conséquences indirectes de la pandémie. Dans son rapport final remis en mai dernier, la mission d’évaluation de la gestion de la crise conduite par le Pr Didier Pittet constatait, pendant les différentes vagues, non seulement une baisse de l’activité de médecine de ville ou de celle des prises en charge lourdes, mais aussi une diminution des activités diagnostiques liées à la cancérologie. « Sur les sept premiers mois de l’année 2020, le nombre d’hospitalisations avec au moins un acte d’endoscopie digestive ou d’endoscopie bronchique/ORL a diminué respectivement de 26,8 % et de 20,4 % », peut-on lire dans ce document. La mission note également la réapparition de formes graves de Sida, « qu’on ne voyait plus », et que les spécialistes attribuent « à des décrochages de traitements antirétroviraux ». Il souligne également « un recul de l’activité de greffe de 27 % sur les neuf premiers mois de l’année 2020 par rapport à 2019 ». Reste que si la mission conduite par l’épidémiologiste suisse considère que cet impact sanitaire indirect est « massif », elle estime aussi qu’il est « difficile à appréhender ». Comme pour bien des aspects de cette crise, on ne saura donc avec certitude quel aura été l’impact des déprogrammations sur l’état de santé des Français que dans quelques années.

2,3 millions de séjours… en moins

D’après les chiffres collectés par la Fédération hospitalière de France (FHF) et synthétisés dans sa banque de données FHF Data, le nombre de séjours hospitaliers a été, en 2020, tous secteurs confondus (public, privé non lucratif et lucratif), inférieur de 2,3 millions à l’activité attendue. Une baisse plus prononcée en chirurgie (900 000 séjours de moins, soit une réduction de l’activité de 15 %) qu’en médecine (1,4 million de séjours de moins, soit une réduction de l’activité de 12 %). L’impact a été massif lors de la première vague, qui concentre à elle seule 74 % des séjours manquants en chirurgie et 64 % en médecine. Si l’effet de la première vague semble avoir été homogène entre les différents secteurs, cela n’a pas été le cas lors de la deuxième, qui n’avait pas fait l’objet d’un mot d’ordre de déprogrammations nationales. La FHF note ainsi que pour ce qui est de la chirurgie ambulatoire, le niveau de déprogrammations a atteint, lors de l’épisode automnal, 27 % dans le public, contre 7 % dans le privé lucratif et 4 % dans le privé non lucratif. Les chiffres concernant la troisième vague n’étaient pas connus au moment où nous écrivions ces lignes.