CENTRE HOSPITALIER DE GONESSE
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Dès le début de la pandémie, des soignants de l’hôpital de Gonesse ont créé un dispositif inédit pour soutenir leurs collègues de première ligne. Seuls ou en binômes, ils maraudent au sein des services pour proposer une écoute et des soins corporels. Une proximité essentielle pour traverser les tempêtes.
D’abord le masque, bien sûr, la blouse, évidemment, et le gel hydroalcoolique, encore. Un bip de badge pour franchir les portes closes et Céline Chéroret pénètre dans l’unité Covid. Mais cette psychomotricienne ne vient pas pour voir des patients. Aujourd’hui, elle est là pour ses collègues, car elle fait partie de la cellule d’écoute aux personnels soignants.
Créé en urgence le 17 mars 2020, ce dispositif regroupe une plateforme téléphonique et une équipe mobile de soignants (psychologues, infirmiers, psychomotriciens, psychiatres, sophrologue, relaxologue) qui intervient dans tous les services de l’hôpital, techniques et administratifs compris. Au plus fort de la première vague épidémique, la cellule comptait 49 professionnels volontaires, dont 20 sur site. Comme la plupart étaient en télétravail, ils ont choisi de mettre leur temps et leur énergie au service de leurs collègues.
« Dès la création de la première unité Covid, il y a eu des soignants en souffrance », rappelle Marie-Anne Nouvel, psychologue et maraudeuse de la première heure. Face à ce constat, une équipe de psychiatres et psychologues a imaginé un dispositif pluridisciplinaire de soutien proactif. « L’objectif était de venir au plus près des équipes pour leur proposer un temps de détente et d’écoute. Nous souhaitions nous rendre disponibles pour que les soignants, qui sortent rarement de leur unité, n’aient pas à faire la démarche d’aller consulter », explique-t-elle. Le dispositif fut opérationnel en dix jours et déployé quotidiennement, de jour comme de nuit. Individuels ou collectifs, spontanés ou programmés, ces temps de parole et de mobilisation corporelle revêtent différentes formes pour s’ajuster aux besoins de chacun.
Céline Chéroret a rejoint la cellule à la mi-avril 2020 : « Il y avait alors une envie d’aider qui nous poussait à être au cœur de l’action », se souvient-elle. À l’instar des autres maraudeurs - une petite dizaine aujourd’hui - elle a réintégré son service au premier déconfinement. Mais comme la majorité d’entre eux, elle poursuit les maraudes en dehors de ses heures de travail et adapte son planning d’intervention à l’intensité des vagues, ce dispositif se mettant en veille durant les accalmies.
Ce dimanche de mai 2021, elle croise une infirmière et un aide-soignant dans le couloir d’un service Covid : « Bonjour, c’est la cellule d’écoute. Comment allez-vous ? Et le service ? » s’enquiert-elle. « Tout va bien », répond prestement l’infirmière. S’ensuit un silence. « Ce n’est pas comme lors de la première vague… Rien que d’y repenser, ça me met la chair de poule, livre-t-elle spontanément. Les gens tombaient comme des mouches, même dans nos familles. On avait peur. Il y avait des images qui revenaient la nuit, on se réveillait en sursaut. » La psychomotricienne hoche la tête, son regard attentif encourage à la confidence. « Ce que l’on a vécu était irréel. On ne s’en est pas rendu compte sur le moment. C’était tellement dur de déposer des patients morts dans des housses sans voir les familles. C’était comme des pestiférés. Ça laisse des traces », se confie à son tour l’aide-soignant. L’expression des difficultés des soignants, souvent peu demandeurs d’aide malgré la répétition des situations traumatogènes vécues, est favorisée par le cadre informel de cette écoute de couloir. Entièrement disponibles pour leurs collègues, les maraudeurs respectent les limites de chacun et s’adaptent aux contraintes du service. Pour deux ou cinquante minutes, dans un couloir ou un bout d’office, ces professionnels de l’accueil de l’autre s’ajustent avec délicatesse.
« On a beaucoup refoulé. Il fallait tenir. Un jour, lors d’un groupe de parole animé par deux psychologues de la cellule d’écoute, j’ai tout lâché. Je me suis assis. Et j’ai pleuré. J’avais tous ces morts dans la tête. Ça m’a fait du bien de le verbaliser. Ça fait du bien d’en parler », dit-il avant de partir dans un grand éclat de rire. Marie-Anne Nouvel a réalisé une étude pour mesurer l’état de stress post-traumatique de son service. Six mois après la première vague, seulement deux soignants sur 45 présentaient un syndrome de stress post-traumatique. « Le fait de passer voir les équipes et de leur permettre de s’exprimer régulièrement a limité l’inscription traumatique. Ça a été un facteur de protection », analyse la psychologue. Une protection rendue possible grâce à la permanence du lien créé avec les maraudeurs. « On a été identifié très rapidement comme une équipe sécure sur laquelle ils pouvaient se décharger. C’était rassurant pour les soignants de savoir qu’on allait passer. Encore aujourd’hui, ils savent qu’on est là si besoin », conclut-elle. Une sonnette retentit. Une famille arrive. C’est le moment pour la cellule d’écoute de s’éclipser.
Trois escaliers et deux couloirs plus tard - les maraudes peuvent s’étirer sur 7 km - Céline Chéroret aborde une nouvelle unité. « Ça va, merci. Pour l’instant c’est de la Covid mignonne, on est moins submergés que la semaine dernière », lui assure-t-on.
Comparativement au printemps 2020, les soignants sont mieux préparés et organisés. Mais comme pour tous les hospitaliers de France, la première vague a affecté leur santé mentale (lire l’encadré p. 64). Beaucoup ont présenté un état de stress aigu et un sentiment d’insécurité lié à la confrontation répétée à la mort, à la surcharge de travail, à la peur d’être contaminé et contagieux. « Ils étaient sans cesse sur le qui-vive, en hypervigilance, incapables de se poser », rapporte la psychomotricienne. « Les corps étaient crispés, figés, verrouillés. Ils traduisaient la forte charge émotionnelle que chacun portait », complète Fabienne Van de Kerchove, relaxologue et ancienne aide-soignante. Depuis la première maraude, cette dernière aide les équipes à prendre conscience de leur état corporel et à se libérer de leurs tensions en utilisant différentes techniques : relaxation express, cohérence cardiaque, méditation, etc. « Un jour, en réanimation, j’ai suggéré que l’on danse. Et là, les soignants se sont mis à bouger, l’un d’eux ondulait son bassin, tout le monde riait. Les corps se déliaient, s’amusaient. Pour moi, c’était une parenthèse de vie », raconte-t-elle. Cette décharge corporelle bienfaitrice se poursuit généralement par un temps de parole avec sa binôme psychologue. « Délier le corps permet de délier la parole », explique la relaxologue.
« L’approche corporelle a permis de dédramatiser l’approche psychologique, analyse Marie-Anne Nouvel. Pour pouvoir parler, il fallait déjà que les soignants puissent se poser, vu qu’ils étaient toujours sur le qui-vive. Ce qu’ont permis les temps de mobilisation corporelle. »
Les professionnels de santé du service de réanimation accueillent la cellule d’écoute avec enthousiasme : ils ressentent le besoin de se détendre. La salle de réunion se mue alors en espace de relaxation. Les dix professionnels se délestent de leurs chaussures, lunettes, téléphone et troquent le FFP2 contre un masque chirurgical. « Ah ! Mes oreilles respirent ! », rigole une infirmière. Une musique planante enveloppe le cercle, la voix de la psychomotricienne invite à prendre conscience de chacune des parties du corps, à soulager les tensions, à lâcher prise. « Tout est calme et tranquille », murmure-t-elle. Bercés par ce bain de paroles, les corps se déposent un peu plus sur les chaises, les mâchoires se desserrent, les bras se relâchent. Certains s’endorment, en confiance.
Pour la plupart des soignants, plusieurs séances ont été nécessaires pour accéder à ce niveau de détente. « Au début, on n’a pas forcément le réflexe de déconnecter. On a toujours une oreille tendue, un œil ouvert. Au fur et à mesure, on apprend à vraiment lâcher prise », confie Élodie le Beherec, infirmière en unité Covid. La répétition de l’expérience mais aussi l’encouragement des cadres de santé ont facilité l’adhésion à cette démarche. À l’image des cordonniers, les soignants sont souvent les plus mal soignés. « Au départ, ils ne s’autorisaient pas à prendre soin d’eux. Quand on est soignant, on prend soin des patients, pas de soi », note Fabienne Van de Kerchove. « Personne n’a le réflexe d’appeler la plateforme d’écoute car c’est une démarche à part entière », témoigne à son tour l’infirmière. « Tout le monde n’est pas en capacité de reconnaître son mal-être à l’instant t. Là, on est tous sur un pied d’égalité. On participe à la même séance, on échange ensemble », ajoute-t-elle en soulignant le soutien essentiel apporté par l’équipe durant cette période. Dans ces moments de détente partagée, l’équipe se renforce aussi en faisant corps.
Avec la troisième vague, la cellule d’écoute est très sollicitée. « On retrouve des soignants extrêmement fatigués, déprimés et usés par cette année de crise sanitaire », constate la psychologue. Les demandes ont évolué. « Il y a un grand besoin de se ressourcer, de retrouver de l’énergie et un sommeil de qualité », remarque Marylise Rivière, sophrologue et infirmière retraitée. Ce que confirme sur le terrain Élodie Le Beherec : « On sent la fatigue morale et physique car on est repartis sur les mêmes bases que les vagues précédentes : beaucoup de décès, de transferts en réanimation, des prises en charge longues et compliquées. On a mal partout : jambes, dos, épaules. Le sommeil n’est pas réparateur, il y a des périodes de cauchemars et d’insomnies. » Les professionnels de la cellule ajustent donc leur offre de soins : détente, confiance en soi et renforcement de la vitalité sont maintenant privilégiés.
C’est justement un moment de relaxation qui est souhaité dans le nouveau service Covid rejoint par Céline Chéroret. Une fois encore, les corps se relâchent, les esprits se désencombrent. Au cœur même du poste de soins. « Même en pause, on ne se pose pas autant », « ça fait du bien de déconnecter, surtout juste avant de rentrer chez soi », « c’est important d’avoir quelqu’un qui nous guide, qui prend le relais », exprime l’équipe tout en s’étirant.
« Cela fait plus d’un an que les collègues se mettent au service des autres, explique la psychomotricienne. La relaxation ouvre un espace-temps hors Covid. Elle permet de se reconnecter à son corps, son vécu, son humanité. Laisser circuler de l’émotion, c’est se retrouver en tant qu’humain et ne pas être réduit à une machine à produire des soins techniques. Le fait de décompresser un peu permet d’être moins vite saturé et de pouvoir s’émouvoir à nouveau avec les patients. »
La maraude a duré quatre heures. La psychomotricienne rédige des transmissions pour ses collègues de la cellule d’écoute. Avec la baisse de l’épidémie, celle-ci s’apprête à nouveau à se mettre en veille. Mais la plateforme téléphonique reste opérationnelle et le relais est passé aux dispositifs déjà existants : médecine et psychologue du travail, cellule de prévention des risques psychosociaux. La sophrologue poursuivra également les ateliers collectifs et individuels. « Beaucoup de rencontres faites lors des maraudes permettent de revenir dans les services pour des séances plus longues », indique-t-elle. Ce dispositif mobile a ainsi mis en lumière des besoins. Et pas seulement chez les soignants des services Covid. La cellule d’écoute a maraudé dans tous les services, surtout lors de la première vague. « Je passais souvent au labo, explique Marylise Rivière. Les convois mortuaires passaient devant les fenêtres à longueur de temps. » Ses collègues de la restauration, de la crèche et de la pharmacie ont aussi bénéficié de ses compétences de sophrologue. « Un hôpital, c’est une grande chaîne de solidarité : tous les personnels confondus se sont mis au service de l’autre et ont dépassé leurs limites. C’est pour cela qu’ils ont besoin de se ressourcer », précise-t-elle.
Aujourd’hui se pose la question de sa réactivation en cas de nouvelle crise sanitaire. Car après trois vagues épidémiques, l’équipe de maraudeurs s’essouffle. Son coût en temps et en énergie tempère la bonne volonté des plus enthousiastes.
Au-delà de l’hôpital de Gonesse, l’anticipation de l’impact des prochaines crises sur la santé physique et mentale des soignants semble primordiale. L’expérience de ces maraudes, qui traduit le souci de l’autre et la fraternité professionnelle, pourra-t-elle se généraliser au niveau national ?
Une étude récente, réalisée sur 101 017 soignants et menée par des chercheurs psychiatres de l’AP-HP, révèle que lors de la première vague de Covid-19, 30 % des soignants français ont souffert d’anxiété, 31 % de troubles dépressifs, 44 % de troubles du sommeil et 56 % de stress aigu.
Source : Marvaldi M., Mallet J. et al., “Anxiety, depression, trauma-related, and sleep disorders among healthcare workers during the Covid-19 pandemic”, Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 2021 Jul; 126: 252-264. En ligne sur : bit.ly/3pmvQs7