SOUTIEN PÉDAGOGIQUE
J’EXPLORE
PRATIQUE INNOVANTE
Au cours de l’année universitaire passée, dix étudiants de l’Ifsi Paul-Guiraud ont travaillé une matière toute nouvelle pour eux : le théâtre. L’objectif ? Leur permettre d’améliorer leur expression orale et leur positionnement.
Utiliser le théâtre comme outil d’apprentissage des soins infirmiers. Tel est le pari fou que s’est lancé l’Ifsi Paul-Guiraud de Villejuif, dans le Val-de-Marne. Et comme si le défi n’était pas assez relevé, l’institut s’est fixé une autre contrainte : réserver cette nouvelle corde à l’arc de l’enseignement du métier à ses étudiants de première année qui se trouvent les plus en difficulté. Et à l’issue de plusieurs semaines de travail, les résultats étaient au rendez-vous : le 30 juin dernier, dix futurs infirmiers, accompagnés de leurs enseignants, ont pu donner, sur la scène officielle de la Maison pour Tous Gérard Philipe de Villejuif, une lecture publique d’une pièce de théâtre de contemporain. Une expérience qui, si l’on en juge par le sourire qu’arboraient les comédiens d’un jour une fois le rideau baissé, s’est avérée concluante. Reste à savoir ce qu’elle leur a permis d’apprendre exactement… et comment tout cela a été rendu possible.
Au départ de cette aventure, comme souvent, il y a une rencontre : celle de Yannick Moszyk, cadre de santé formateur à l’Ifsi Paul-Guiraud, et de Mónika Takács Tolosa, enseignante dans les Hauts-de-France et membre active de l’association Les Scènes Appartagées. Cette structure, qui n’intervient habituellement que dans le champ culturel, cherche à diffuser le théâtre contemporain en permettant à des familles d’accueillir chez elles un artiste dramatique et de travailler avec lui une œuvre qu’elles lisent devant leurs proches (lire l’éclairage p. 63). Il se trouve que la famille de Mónika a bénéficié d’une telle lecture il y a quelques années. Elle est depuis devenue l’une des ambassadrices les plus enthousiastes de l’association. Lorsque son chemin croise par hasard, dans une galerie, celui de Yannick Moszyk, elle ne manque pas de lui parler du projet. Et celui-ci est tout de suite conquis : il y voit là une opportunité, non pas pour sa propre famille, mais pour ses étudiants. « J’ai toujours tenté d’améliorer les apprentissages par des actions culturelles, par exemple en emmenant les étudiants au musée, raconte-t-il. Certains d’entre eux rencontrent de grosses problématiques, ne serait-ce qu’en termes de lecture ou d’écriture. Il faut trouver un moyen pour les accrocher, et mon expérience m’a prouvé que la culture, ça marche. » Le théâtre lui a justement semblé être une bonne façon « d’accrocher » ses étudiants tout en leur transmettant des savoirs indispensables pour la poursuite de leur cursus. Car les similarités entre soin et théâtre sont plus nombreuses qu’on ne pourrait le croire : incarner un rôle, tenir une posture, maîtriser son expression… autant de compétences qui s’avèrent aussi utiles quand on monte sur une scène que lorsqu’on entre dans la chambre d’un patient. C’est ce qui a motivé l’Ifsi à demander (et à obtenir !) un important financement de la Direction régionale de l’action culturelle de la région Île-de-France pour mener à bien le projet.
Bien sûr, toutes les promotions de l’Ifsi ne pouvaient pas participer au projet. Les encadrants ont donc décidé de cibler les étudiants de première année… et pas n’importe lesquels. « Nous avons sélectionné les dix qui se trouvaient le plus en difficulté, que ce soit du point de vue de la théorie ou du positionnement », précise Yannick Moszyk. Un choix que l’enseignant justifie par la nécessité de travailler de manière plus approfondie avec ces apprenants sur des éléments comme la compréhension de l’écrit ou l’expression orale, qui peuvent paraître comme des prérequis à l’entrée en Ifsi, mais qui sont en réalité loin d’être acquis pour tous les étudiants de première année. « Il faut savoir que certains des étudiants qui arrivent en première année ont de gros problèmes de logique, de vocabulaire, voire de lecture », souligne le formateur. Au-delà des simples questions de compréhension écrite et orale, la volonté de l’Ifsi était également de travailler sur le positionnement. « Nous avons essayé de construire un groupe pour qu’ils apprennent à s’écouter, à se faire confiance, à se mettre à la place de l’autre, poursuit Yannick Moszyk. S’ils ont des difficultés de positionnement maintenant, ils en auront avec les patients. »
Mais la décision de travailler en priorité avec les élèves les plus en difficulté n’a pas été évidente à faire passer auprès des principaux intéressés. « Ils se sont sentis stigmatisés, et certains d’entre eux ont eu des mots très forts pour dénoncer cette situation », se souvient Marie Domingues, autre cadre de santé formatrice qui a participé au projet. « C’était très compliqué, car les choses nous étaient présentées de manière négative », confirmait à l’issue de la représentation l’un des étudiants qui a participé au projet. « On ne voulait pas être là », résumait une autre, qui s’est finalement retrouvée à interpréter le rôle-titre dans la pièce.
Car il faut bien le reconnaître : la magie du théâtre a opéré, et les premiers blocages liés à la sélection des étudiants ont rapidement été levés. « Au final, on est partis dans le projet en se disant qu’on le faisait pour s’amuser, que c’était une chance qui nous était donnée et que les autres n’auraient pas, raconte un troisième étudiant. On est très contents d’avoir mené cela jusqu’au bout. » De l’avis de tous, le fait que deux de leurs formateurs aient choisi de mouiller la chemise en montant eux aussi sur les planches a fait beaucoup pour lever les dernières réticences. Pendant plusieurs semaines, les ESI et leurs enseignants ont donc travaillé avec la metteuse en scène Karima El Kharraze. Celle-ci leur a proposé plusieurs textes et le choix de l’équipe s’est porté sur la pièce Anissa fragments, de l’autrice dramatique Céline Bernard, qui relate la mobilisation de lycéens pour soutenir l’une de leurs camarades menacée d’expulsion, car subitement jugée en situation irrégulière sur le territoire français (lire l’encadré page ci-contre).
« J’ai été très impressionnée par la manière dont ces étudiants, qui n’étaient pas volontaires au départ, se sont impliqués lors des répétitions », relate Karima El Kharraze. Et l’artiste a immédiatement compris l’intérêt que la pratique théâtrale pouvait avoir pour de futurs infirmiers. « Le fait qu’il s’agisse de jeunes qui se destinent au soin, au rapport au public, a créé une attention particulière de ma part, indique-t-elle. Ce sont des personnes qui vont beaucoup travailler en équipe, qui devront cultiver un certain rapport aux autres, qui seront en représentation. » Lors de la lecture publique, en tout cas, le sérieux et l’engagement des apprentis acteurs étaient visibles : les répliques circulaient de manière fluide, les voix étaient fortes et assurées et, surtout, la joie et la fierté d’avoir accompli un tel travail ensemble pouvait se lire sur les visages.
Reste à savoir ce qu’il restera de cette expérience pour la suite du parcours des étudiants. L’ensemble des difficultés que connaissent ces futurs soignants, et notamment celles liées à la lecture, peuvent-elles vraiment être résolues d’un coup de baguette magique théâtrale ? Personne ne le pense. « Je cherche juste à planter une graine, et si elle peut pousser, c’est tant mieux », explique Yannick Moszyk. Des évolutions étaient d’ailleurs déjà perceptibles durant le projet. « Dès les premières répétitions, on a constaté une amélioration dans la posture, dans la confiance en soi de certains étudiants, se souvient Marie Domingues. Certains, qui étaient extrêmement introvertis, ont rapidement osé parler sans restriction. » Les étudiants semblent, de leur côté, avoir cerné les bénéfices d’une telle expérience. « Je ne pense pas que cela me sera très utile en deuxième année, en revanche, je pense que cela me servira plus tard, dans le cadre de mon métier », confiait l’une des membres du groupe, en descendant de scène.
Un bilan plus que positif, donc, et que les formateurs aimeraient reconduire. « Ce serait bien de pouvoir le faire à une échelle plus importante, et pas uniquement pour les élèves en difficulté », espère Marie Domingues. Karima El Kharraze a même des idées sur les points qu’il faudrait développer lors d’une éventuelle prochaine session, que celle-ci ait lieu avec elle ou avec un autre artiste. « On s’est cantonnés dans ce projet à un rapport à la lecture, et je pense qu’il serait aussi intéressant de questionner le rapport au corps, estime-t-elle. Dans le temps qui nous était imparti, on ne pouvait pas aller au-delà de ce qu’on a fait, et qui s’est très bien passé, mais il me semblerait aussi intéressant de travailler la manière de se mouvoir dans un espace, les signes non verbaux… » De belles pistes de travail en perspective.
Anissa fragments est une pièce chorale fondée sur l’intervention de plusieurs voix qui permettent de mettre en avant la diversité des trajectoires, des points de vue, des interrogations… Idéal pour le groupe d’étudiants infirmiers de l’Ifsi Paul-Guiraud, qui a pu, par l’intermédiaire de cette pièce, se mettre dans la peau d’un groupe de lycéens aux prises avec des préoccupations proches des leurs : orientation professionnelle, découverte de l’amour et des questionnements liés à l’orientation sexuelle, solidarité face à l’injustice… La pièce se noue en effet quand la protagoniste de la pièce, Anissa, se retrouve menacée d’expulsion parce qu’un médecin l’a décrétée majeure, ce qui lui retire le droit de séjourner sur le territoire français.
Dans la représentation donnée par les étudiants de Paul-Guiraud, les acteurs étaient assis sur des chaises disposées en demi-cercle, et chacun se levait quand il avait une scène à interpréter, le plus souvent en se présentant : « Je suis Anissa », « Je suis le médecin », « Je suis l’éducatrice »… Un peu à la manière dont ils diront « Bonjour, je suis l’infirmière », quand, plus tard, ils entreront dans la chambre d’un patient.
Sandrine Grataloup, directrice de l’association Les Scènes Appartagées, explique le dispositif « Lire et dire le théâtre en famille » qui a servi de base au projet avec l’Ifsi Paul-Guiraud.
Comment est né « Lire et dire le théâtre en famille » ?
Nous souhaitions aller à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle le théâtre contemporain est élitiste. Nous avons donc choisi de travailler sur la famille, qui est un endroit difficile d’accès, mais qui est le premier lieu de socialisation. Nous avons imaginé un dispositif assez simple dans lequel des familles accueillent chez elles un artiste et choisissent un texte ensemble. Chacun trouve sa place et choisit un personnage. Au bout de trois séances de travail collectif, la famille lit le texte devant ses amis, ses voisins ou qui elle veut !
En quoi vous semble-t-il souhaitable d’étendre ce dispositif aux Ifsi ?
Tout d’abord, c’est pour nous une occasion de toucher un public aussi large que possible. Nous avons par ailleurs le désir d’intervenir au sein des hôpitaux, mais aussi dans des lieux comme les prisons, qui nous semblent être des contextes pertinents pour diffuser le théâtre. Et nous espérons bien que certains des étudiants qui ont participé à cette lecture, et qui seront prochainement en poste dans les établissements de santé, nous aideront à monter des projets sur leur futur lieu d’exercice.
Que pensez-vous que les étudiants infirmiers peuvent en retirer ?
Je pense que ce projet leur permet de passer du statut de spectateur à celui d’acteur. Pour dire un texte devant d’autres personnes, il faut prendre ses responsabilités. L’idée est donc vraiment de donner confiance aux gens. Le projet crée par ailleurs une équipe dans laquelle les relations ne sont pas toujours celles auxquelles on est habitué. Au sein des familles, il arrive par exemple que ce soient les enfants qui viennent en soutien aux parents pour les aider à affronter le regard des autres. Je pense qu’il est bien pour ces étudiants de savoir s’appuyer les uns sur les autres de cette façon.