LES SOIGNANTS RETROUVENT LA FRITE DANS LE GRAND BAIN - Ma revue n° 012 du 01/09/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 012 du 01/09/2021

 

SPORT-SANTÉ

VIE PRO

RISQUES DU TRAVAIL

Lisette Gries  

À Strasbourg, un accompagnement sportif spécifique et gratuit est proposé aux professionnels de santé. Les séances, qui combinent activité physique et écoute bienveillante, sont une vraie bouffée d’air. Reportage au bord d’un bassin.

Dans le hall de la piscine strasbourgeoise de la Kibitzenau, l’accueil est bon enfant en ce matin d’avril. « Alors, comment se passe cette semaine de vacances scolaires ? », « Je t’ai vue arriver à vélo, tu n’as pas peur de circuler sans ton casque ? »… Joëlle Jolly a un mot gentil pour chacun des amateurs d’eau chlorée qui arrivent au compte-gouttes. Les membres du petit groupe semblent bien se connaître, pourtant cela ne fait que quelques semaines qu’ils partagent des lignes d’eau tous les jeudis. Leurs points communs : tous travaillent dans la santé, pour l’essentiel aux hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS), et tous se sont inscrits au programme de sport-santé imaginé pour les professionnels de santé confrontés à la Covid.

« Depuis 2012, la Ville de Strasbourg a développé le sport-santé sur ordonnance pour différents publics, explique Joëlle Jolly, éducatrice sport-santé. Habituellement, nous suivons des personnes atteintes de pathologies chroniques, des enfants en surpoids ou des seniors » (lire l’encadré page ci-contre). La pandémie a poussé la collectivité et les acteurs de la santé à élaborer de nouvelles prises en charge. La première vague a durement touché la région, et lorsque la deuxième a frappé les hôpitaux, nombreux ont été les soignants à exprimer leur détresse. « Des séances de sport-santé ont alors été imaginées spécialement pour eux, pour leur offrir un sas de décompression. Des créneaux de gym ont été ouverts sur les deux principaux sites des HUS, en plus de cette option piscine », poursuit l’éducatrice.

ENTRE ACTIVITÉ ET ÉCOUTE

Les sept participants du jour ont pour la plupart été adressés par la médecine du travail des HUS. Dans cette grande piscine du sud de Strasbourg, l’ambiance est conviviale : entre deux brasses, on plaisante, on se raconte sa semaine. Il y a des aides-soignantes, des infirmières et des médecins, qui viennent de services aussi éloignés que la psychiatrie et la gériatrie. Mais en maillot, tout le monde est sur un pied d’égalité. D’ailleurs, le tutoiement est de rigueur. Au bord du bassin, Joëlle Jolly distille conseils et consignes. « Je construis ma séance en fonction de ce qu’on se dit à l’accueil, de l’état de forme, des besoins…, glisse-t-elle. On ne vise pas la performance ! Le sport-santé, c’est de l’activité physique conjuguée à une écoute bienveillante. »

Dans l’eau, les participants confirment. Chacun fait à son rythme les exercices imaginés par l’éducatrice, lesquels combinent nage, marche et mouvements dans l’eau avec des accessoires comme des frites de piscine. « Ça fait du bien au moral et au dos », sourit Nadia, une aide-soignante. À la voir se déplacer avec aisance entre les lignes, il est difficile d’imaginer qu’elle ne savait pas nager il y a encore quelques semaines. Plus habituée des bassins, Magalie est tout aussi enthousiaste. « On se sent vraiment en confiance pour oser des choses différentes, pour découvrir la natation autrement, parce que Joëlle est toujours attentive à ce qu’on fait », explique-t-elle.

BÉNÉFICES INCONTESTABLES

L’effectif réduit permet à Joëlle Jolly de personnaliser au maximum ses encouragements, mais on peut s’interroger sur la petite taille du groupe, au vu du nombre potentiel de candidats. « L’horaire n’est pas toujours compatible avec les plannings de travail, reconnaît l’éducatrice. Au début du programme, il y avait davantage de soignants de soins intensifs, mais l’horaire actuel est peut-être impossible pour eux. » Avec le couvre-feu et au gré des autorisations accordées à d’autres activités dans les bassins, il a en effet fallu que la séance de sport-santé sécurise un créneau, en fin de matinée. Un rendez-vous difficile à tenir pour les soignants, qu’ils soient du matin ou de l’après-midi. Une autre explication tient sans doute à la faible communication de l’hôpital sur ce dispositif. « J’ai eu connaissance de ce projet via un article dans le quotidien régional », explique Anne Reubel, infirmière. Pour une autre, c’est une entrevue avec l’adjoint en charge de la santé qui l’a mise sur la piste des bassins… Pourtant, les bénéfices semblent incontestables. « En toute franchise, je peux dire que ces séances de piscine m’ont sortie de l’ornière, autant physiquement que moralement », reconnaît Malika Ziane. Médecin généraliste en ville, elle a contracté la Covid en mars?2020 et est tombée gravement malade. Après un passage en réa, elle est sortie de l’hôpital, mais un an plus tard, elle reste toujours affaiblie. Sans compter que des problèmes de genoux, apparus en décembre, lui compliquent encore un peu plus la vie. « Je n’ai pas encore repris le travail, regrette-t-elle. Au départ, je craignais de ne pas tenir une heure dans l’eau, je ne me voyais pas nager aussi longtemps vu mon état de santé. Mais Joëlle m’a rassurée, elle m’a dit « on verra ce qu’on peut faire » et elle a adapté les séances. Finalement, on ne nage pas pendant une heure, il y a des exercices ludiques… Et l’ambiance est vraiment sympa, on échange entre nous, on voit qu’on n’est pas seul. »

RECONNAISSANCE POUR LES SOIGNANTS

Partager ce moment entre professionnels de santé établit d’office une connivence. Pas besoin d’expliquer ce qu’on traverse dans les détails, ni quel type de douleurs on peut rencontrer. Et quand une pointe d’esprit carabin anime les discussions, personne ne s’offusque de plaisanteries qui pourraient choquer un public non averti. « Mais paradoxalement, le fait que les séances soient organisées dans un lieu neutre, en dehors de l’hôpital, participe à leur succès, analyse Joëlle Jolly. Cela permet d’offrir une vraie bouffée d’oxygène. »

La bouffée d’oxygène, c’est précisément ce qu’est venue chercher Anne Reubel. Infirmière au service de complémentation et suppléance (SCR) des HUS, elle travaillait en gériatrie au printemps dernier. « On ne savait pas prendre en charge la Covid, nous avons enregistré 30 % de décès… C’était très éprouvant. On devait même transformer les bureaux en morgue, faute de place », se souvient-elle. Le hasard des affectations l’a ensuite envoyée en service Covid. « Aujourd’hui, les traitements ont évolué, on peut mieux soigner les malades. Mais le quotidien reste stressant. On n’en voit pas le bout », souffle-t-elle. Puisque le SCR l’autorise à faire son planning elle-même, Anne Reubel se dégage tous les jeudis matin pour pouvoir aller à la piscine. « On passe une heure sans masque, on oublie le quotidien, on bouge des muscles qu’on n’a pas l’habitude de bouger… Ça fait du bien ! » Au-delà de ce bien-être, c’est la démarche conjointe de la Ville et des hôpitaux qui lui plaît. « Pour moi, c’est une reconnaissance de l’investissement humain des soignants dans cette crise », sourit-elle.

Ce dispositif n’est pas voué à être pérennisé, au grand dam des participants. « Il y a des associations spécialisées dans le sport-santé à Strasbourg. Nous pourrons donc orienter les volontaires », rassure Joëlle Jolly. Pour l’heure, la séance est terminée et les bavardages se poursuivent sous la douche et devant les casiers, avant que chacun ne retourne à son quotidien. Jusqu’au jeudi suivant…

Savoir +

À QUI S’ADRESSE LE SPORT-SANTÉ ?

Les personnes atteintes de maladies chroniques (diabète, obésité, maladies cardiovasculaires, hypertension artérielle, VIH, asthme, BPCO et certains cancers en rémission) peuvent bénéficier, à Strasbourg, d’un accompagnement sport-santé. Les enfants en surpoids et les personnes âgées à risque de chute peuvent également être éligibles. La prise en charge dure trois ans et est gratuite la première année. Étape indispensable : une prescription médicale. Plus de 300 médecins sont aujourd’hui prescripteurs. Avec la Covid, deux autres programmes, plus courts mais également pris en charge, ont été élaborés : l’un à destination des malades et l’autre pour les soignants.