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Le repérage de la crise suicidaire est un enjeu majeur de santé publique auquel sont confrontés de nombreux professionnels. Se former et s’appuyer sur des ressources locales est nécessaire pour mieux répondre aux situations de terrain.
Avec près de 9 000 décès et 200 000 tentatives de suicide (TS) par an, la prévention du suicide, première et deuxième cause de mortalité respectivement chez les 25-34 ans et les 15-24 ans, est un enjeu majeur de santé publique. L’instruction de la Direction générale de la santé (DGS) du 10?septembre 2019 relative à la stratégie multimodale de prévention du suicide explicite trois axes forts : le maintien du contact avec les suicidants, la formation en prévention du suicide, et la prévention de la contagion suicidaire. Les études sur les facteurs de risque du suicide ont montré qu’un antécédent de TS constitue le facteur de risque le plus important. Il est donc primordial d’apprendre à reconnaître les signes d’un potentiel passage à l’acte grâce à des formations spécifiques. C’est tout l’objet du dispositif mis en place en Provence-Alpes-Côte d’Azur (lire l’encadré page ci-contre) : un cycle de formation en trois modules – repérage, évaluation et orientation, et intervention en crise suicidaire – destiné au grand public et aux professionnels de santé, chacun ayant une connaissance sur la question et un rôle à jouer différents.
Catherine Famin, psychologue clinicienne à l’hôpital de Carpentras (Vaucluse), accompagne les patients suicidaires et suicidants. Depuis 2003, elle intervient comme formatrice régionale trois à quatre fois par an. « Au départ, nous avions un discours et une approche commune, quel que soit le public, mais depuis 2020, le processus de formation repose sur un système à trois niveaux », explique-t-elle. Décliné à travers les trois modules de formation évoqués plus haut, ce système correspond aux trois niveaux de connaissances requises des situations auxquelles chacun peut être confronté, au regard de sa fonction et de son lieu d’exercice. L’objectif étant d’avoir, sur le territoire, un réseau de personnes formées pour repérer la crise suicidaire. « Nous ciblons nos actions en fonction des différents niveaux. Le but est que chacun, professionnel comme citoyen, s’engage à être un maillon du réseau. L’idée d’élargir au grand public est intéressante mais la frontière entre les niveaux 2 et 3 reste difficile à trouver. La limite, selon les cas auxquels les professionnels sont confrontés, peut-être assez floue. Cela hache le processus de repérage et, compte tenu de la subtilité inhérente au repérage des situations, et parfois de l’urgence, cela n’est pas forcément plus simple. Or, selon notre démarche, il nous faut proposer une intervention permettant d’entraîner une désescalade et repousser le risque suicidaire », poursuit la psychologue.
Pour ce faire, elle intervient en binôme avec Yoann Lecourt, infirmier depuis dix-huit ans en psychiatrie, notamment à l’hôpital de Carpentras et, depuis quelques mois, au Centre médico-psychologique (CMP) de la ville, qui se veut un lieu d’accueil, d’écoute, de consultations et de soins en santé mentale implanté dans la cité.
La formation de niveau 2, sur deux jours, a été maintenue en présentiel en 2020 ou reportée à partir de juin 2021 afin d’éviter le distanciel, peu adapté. Elle est ouverte à un large public : infirmières scolaires, libérales, travaillant en structure, assistantes sociales de l’armée… « Dans ce module, le premier objectif est de repérer ce qu’est une crise suicidaire et de savoir identifier une personne en crise, précise la psychologue. Le second objectif est d’évaluer l’intensité de la crise, l’imminence du passage à l’acte et la dangerosité afin d’orienter vers les professionnels de l’intervention. »
Si les trois critères que sont l’identification des facteurs de risque (environnementaux, familiaux, individuels), le degré d’urgence (imminence du passage à l’acte), et le degré de dangerosité (létalité du moyen) permettent de repérer la crise suicidaire, les connaître ne suffit pas. « On sait que la plupart des personnes qui ont eu un passage à l’acte ont vu un professionnel de santé dans les jours précédents, souligne Yoann Lecourt. Il existe une réelle difficulté à aller questionner ce sujet et une peur de ne pas savoir comment faire. Nous avons tous des représentations par rapport à la mort et au suicide. Au début de la formation, nous repérons les attentes des participants et nous constatons que chacun arrive avec ses questions professionnelles, ses confrontations au sujet, mais aussi ses interrogations personnelles. Tout au long de la formation, il est question d’analyser les situations en toute neutralité. » Un des fils rouges de cette formation est donc de parvenir à déconstruire les idées reçues que chacun peut avoir car elles empêchent une analyse claire des situations. Et Catherine Famin va plus loin : « L’idée répandue selon laquelle une personne déterminée dans son acte ne peut être arrêtée peut légitimer notre immobilisme. La plupart du temps, les patients n’expriment pas les idées suicidaires. Il faut leur permettre de mettre des mots sur leur souffrance car ils ont un grand sentiment d’isolement et d’incommunicabilité. Pour cela, il faut vraiment aller vers, aller chercher et questionner. »
La formation comprend plusieurs temps, dont le travail à partir d’un nuage de mots, le visionnage de vidéos et des mises en situation à partir d’une vignette clinique, par groupe de trois personnes : l’intervenant, l’observateur et la personne en risque suicidaire. Le binôme de formateurs dispose d’une liste de situations qui concernent les niveaux 2 et 3. On peut citer « une personne âgée de retour à son domicile après une fracture et son médecin généraliste lors de la visite de contrôle » ou encore « un jeune de 16 ans qui vient d’être accueilli aux urgences. » Ces jeux de rôle donnent lieu à un débrief collectif. « Nous décortiquons les différents temps de l’entretien et l’importance des mots choisis, explique Yoann Lecourt. Il faut aborder tout type de situation, en l’absence ou avec des idées suicidaires faibles, pour là encore casser les représentations. » Marie-Agnès Lubat, infirmière coordinatrice d’appartement de coordination thérapeutique (Act) dans le groupe SOS, à Avignon, garde un souvenir très précis de ces mises en situation. « La méthode des jeux de rôle que nous avons expérimentée est certes ludique, mais pas seulement. En se mettant dans la peau de la personne, on voit beaucoup plus clairement la solution à mettre en place, souligne-t-elle. De même, bien cadrer l’entretien permet de balayer au mieux la situation et de baliser la sévérité de l’état suicidaire. J’ai un parcours en psychiatrie et en pédopsychiatrie mais tous ces outils concrets m’ont permis d’améliorer mes prises en charge et d’être plus à l’aise. Aujourd’hui, je suis au contact de personnes qui sont atteintes de pathologies lourdes, et j’ai toujours en tête la grille de lecture des événements abordés lors de la formation. »
Un autre point important de la formation concerne la triple évaluation du potentiel suicidaire. « Il faut sortir de la pure impression clinique et faire une évaluation la plus objective possible, précise Catherine Famin. Il peut y avoir une souffrance qui n’a pas une intention suicidaire tout comme une personne lisse peut avoir des éléments pour passer à l’acte. Mais nos résistances nous amènent à nous en tenir à ce que nous voyons. La démarche doit être proactive. »
Lors de la seconde journée, les formateurs abordent les conditions relationnelles à l’évaluation – tout ce qui peut favoriser l’écoute de la personne en danger potentiel ou les limites du soignant s’il se sent dépassé par la situation –, les lieux et les personnes-ressources. En effet, une fois formés, les participants ont accès au registre des ressources locales pour faciliter l’orientation des patients. « Depuis 2003, j’ai pu constater qu’il existait une grande solitude face à ce problème, poursuit la psychologue. L’identification de personnes-ressources permet de s’adosser au dispositif. Cela donne une aisance, une meilleure connaissance des relais et une légitimité. » De son côté, Yoann Lecourt constate qu’il « existe chez les infirmiers une grande disparité dans la façon d’agir. Tout se joue dans l’expérience. Quand on entre en hospitalisation pour une crise suicidaire, le sujet est peu creusé. Or, il faut être très vigilant et avoir ce regard complet sur la situation. Cette approche, qui me paraissait basique, n’est pas forcément connue des soignants, même en psychiatrie. En milieu d’urgence, nous avons davantage de bagage pour aller chercher et questionner. En fait, c’est aussi à chacun de se forger ses propres outils. »
Les formations, qui ont repris en juin, se poursuivront en septembre et en octobre. À la fin de l’année, une évaluation des formateurs sera réalisée avec le Comité régional d’éducation pour la santé (Cres). « Le suicide est un tabou, tout comme parler de la mort et encore plus de la mort auto-infligée, souligne Catherine Famin. Il faut vraiment déconstruire nos représentations pour aborder le sujet simplement et directement sans avoir peur de dire les mots. Avant, c’était l’apanage des personnels de santé mentale. Mais tout le monde peut avoir un rôle à jouer. Et cela peut permettre de réduire le nombre de morts par suicide. » Une démarche salutaire à essaimer dans la société.
• Ministère des Solidarités et de la Santé, « Instruction n° DGS/SP4/2019/190 du 10 septembre 2019 relative à la stratégie multimodale de prévention du suicide ». En ligne sur : bit.ly/3kzlWDe
• Santé publique France, « Suicide et tentatives de suicide : données épidémiologiques récentes », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 3-4, 5 février 2019. En ligne sur : bit.ly/3xSzFIO
• Santé publique France, « Conduites suicidaires », Bulletin de santé publique Provence-Alpes-Côte d’Azur, février 2019. En ligne sur : bit.ly/3ioMiFc
• Observatoire national du suicide, « Suicide : enjeux éthiques de la prévention, singularité du suicide à l’adolescence », 3e rapport, février 2018. En ligne sur : bit.ly/3wNzRYM
En France, le taux de décès par suicide est de 13,7 pour 100 000 habitants, soit l’un des taux les plus élevés en Europe derrière les pays de l’Est, la Finlande et la Belgique, la moyenne européenne se situant à 11,3 pour 100 000 habitants.
Un nouveau dispositif de formation pour repérer, évaluer et intervenir lors de la crise suicidaire a été mis en place en région Provence-Alpes-Côte d’Azur par le Comité régional d’éducation pour la santé (Cres) et les Comités départementaux d’éducation pour la santé (Codes). Financé par l’Agence régionale de santé (ARS), et s’appuyant sur le modèle actualisé décliné dans une instruction de la DGS du 10?septembre 2019, il comprend trois modules de formation distincts, adaptés à des publics différents, pour créer un réseau d’intervenants à chaque étape :
→ le module 1 « Formation de sentinelles au repérage de la crise suicidaire » s’adresse aux citoyens qui ont une prédisposition pour l’aide à autrui, et aux personnes en poste dans des domaines où les TS sont remarquées. Cela peut-être un surveillant pénitentiaire ou un agent d’accueil dans un Ehpad. L’objectif est que ces personnes deviennent des sentinelles dans la détection des signes évocateurs d’une crise suicidaire ;
→ le module 2 « Formation à l’évaluation du potentiel de la crise suicidaire et orientation » est destiné aux professionnels de santé, comme le médecin généraliste ou l’infirmière scolaire ;
→ le module 3 « Formation à l’intervention en crise suicidaire » est dédié aux intervenants qui travaillent dans les services d’urgences générales. Ils sont formés à l’intervention.
L’objectif est de développer les formations sur l’ensemble du territoire et de s’appuyer sur un véritable réseau. Elles sont assurées par les Codes et les formateurs régionaux (médecins, infirmiers, psychologues) recrutés spécifiquement pour ce projet.
Lire l’article « À Marseille, une association veille sur les adolescents suicidaires », sur espaceinfirmier.fr, le 20/04
Virginie Abry, infirmière scolaire au lycée Val de Durance, à Pertuis (Vaucluse), a exercé à Mayotte où les problèmes sociaux dominaient. Elle n’a pas hésité à s’inscrire à la formation du Codes 83.
« J’ai beaucoup d’adolescents qui viennent me voir et parfois je suis mal à l’aise avec cette population fragile car il est difficile de savoir jusqu’où on peut aller, quels mots il faut utiliser. La formation m’a permis d’évoquer mes difficultés. En tant qu’infirmière, on pense que l’on doit trouver une solution à tout, tout de suite et toute seule. Or, ce n’est pas toujours possible. Nous ne sommes pas psychologue, il faut créer une relation de confiance et s’appuyer sur les ressources existantes. La formation recadre bien les choses. Elle fournit aussi des outils sur l’attitude à adopter et les questions à poser que j’ai déjà pu utiliser. Par exemple, j’ai eu une jeune fille très rassurante dans ses propos alors qu’elle avait élaboré un scénario pour passer à l’acte. Mais elle ne verbalisait pas ses émotions. Il ne faut pas avoir peur d’employer le terme d’idées suicidaires. Dans ce cas, les parents de la jeune fille sont venus tout de suite. Elle a pu être hospitalisée en urgence et prise en charge par une équipe en pédopsy. »