UNE VOIX CONTRE LES VIOLENCES - Ma revue n° 012 du 01/09/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 012 du 01/09/2021

 

JE DIALOGUE

Laure Martin  

Florence Jakovenko est infirmière libérale à Cendras, dans le Gard. Depuis 2017, elle développe son expertise dans le domaine de la prise en charge des victimes de violences intrafamiliales et milite pour la formation obligatoire des infirmières à cette problématique.

Comment est né votre engagement dans la lutte contre les violences intrafamiliales ?

Florence Jakovenko : Dans ma pratique, j’ai été confrontée à différentes reprises à des situations de maltraitance envers mes patientes. J’ai parfois même assisté à certaines scènes face auxquelles je me suis retrouvée démunie. En tant que libérale, les premiers interlocuteurs auxquels on pense sont les médecins mais ils sont tout aussi dépourvus que nous. J’avais alors l’impression de ne pas aller au bout de l’accompagnement infirmier que je dois apporter aux victimes.

Comment vous êtes-vous approprié cette problématique ?

F. J. : Je fais partie du conseil d’administration de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et des étudiants (Anfiide), qui a été sollicitée par la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) pour intégrer un groupe de travail infirmier. L’objectif était d’inclure cette thématique dans la formation initiale et continue de la profession. La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes précise que la formation des infirmières doit comporter cette problématique de santé publique. J’ai accepté de participer à ce groupe de travail de 2017 à 2019 par curiosité mais aussi pour trouver des réponses à la prise en charge que je peux offrir aux victimes.

Pourquoi considérez-vous la formation aux violences intrafamiliales indispensable ?

F. J. : Cette problématique est complexe et, en tant que soignants, nous pouvons y être confrontés quotidiennement, sans le savoir, dans nos prises en charge. La formation permet donc de se rendre compte de l’ampleur du problème, de comprendre l’incidence de ces violences sur la santé physique et psychique des victimes, qui vont souvent développer de l’anxiété, des troubles du sommeil, des douleurs chroniques, une diminution de l’estime de soi, voire de la dépression. Dans le cadre de son rôle propre et en étant formée, l’infirmière a alors toutes les compétences pour pouvoir dépister des situations de violences intrafamiliales.

La formation permet également de mieux comprendre les phénomènes de dissociation [la prise en compte de la réalité et du vécu est inhibée de façon temporaire ou durable pour supporter un traumatisme psychique, NDLR] parfois présents. Ils impliquent un décalage entre ce que la personne a vécu, ce qu’elle nous raconte et ses émotions. Il est nécessaire de savoir les repérer, sinon l’interlocuteur peut mettre en doute la parole de la victime. Il faut aussi appréhender les liens entre le cycle de la violence et les prédispositions des victimes à être ou non prêtes à porter plainte ou à entamer les démarches pour se sortir d’une situation violente. Parfois, les réactions de nos patients peuvent nous être incompréhensibles alors que les phénomènes d’emprise expliquent certains comportements. Notre rôle est de savoir mettre les mots, de dire à la personne qu’on la croit, que les violences sont interdites par la loi et d’intervenir pour favoriser la confiance en elle, l’aider à retrouver l’autonomie de décider pour elle-même et l’orienter le mieux possible. Enfin, la formation nous apprend à remplir une attestation clinique infirmière, que nous sommes obligées de produire si on nous la demande (article R 4312-23 du Code de déontologie) et qui permet à la victime de faire valoir ses droits auprès d’un tribunal. Or, cela ne s’improvise pas.

Les infirmières ont-elles conscience de l’importance du rôle qu’elles peuvent jouer ?

F. J. : Selon moi, non ! Notamment parce qu’elles ne connaissent pas l’ampleur de la problématique et l’incidence sur la santé des victimes. Personnellement, avant de m’impliquer, je n’en avais pas conscience. Une femme sur trois dans le monde et en France est victime de violences. Nous sommes une profession majoritairement féminine, alors si nous ne nous sentons pas concernées, qui va l’être ? Mais il est vrai qu’en France, ce rôle infirmier n’est pas valorisé financièrement. Il faudrait créer un acte ou autoriser les infirmières libérales à coter des Actes infirmiers de soins (AIS), ce qui nous permettrait de donner le temps nécessaire à la personne victime.

Comment les soignantes peuvent-elles s’impliquer ?

F. J. : L’une des solutions pourrait être de mettre en place une consultation infirmière, ce que j’ai fait pour proposer une autre approche des soins. Dans ce cadre, je pratique le dépistage systématique des situations de violences, une recommandation de la Haute Autorité de santé qui consiste à demander directement à toute personne reçue si elle a subi des violences ou si elle en subit actuellement. J’identifie des victimes, mais le problème est que la consultation n’est pas prise en charge par l’Assurance maladie. Et lorsque je me trouve face à une situation de violence, je ne m’autorise pas à faire payer la consultation. Je dépose donc des dossiers à la Plateforme d’intervention départementale pour l’accès aux soins et à la santé (Pfidass), mais la procédure met bien souvent en échec la prise en charge. C’est notamment pour cette raison que j’ai repris mes études pour devenir infirmière en pratique avancée (IPA) afin de proposer un projet de santé pris en charge sur mon territoire autour de ces problématiques.

Les infirmières n’ont bien entendu pas à mettre en place ce type de consultation pour agir. Le fait d’être formées va déjà leur permettre de comprendre les enjeux, de savoir orienter au mieux la victime et de passer la main au bon interlocuteur. D’autant plus qu’elles sont souvent identifiées comme personnes-ressources. Elles peuvent d’ailleurs s’impliquer en repérant l’offre présente sur leur territoire pour savoir où orienter la victime : police, justice, associations, travailleurs sociaux, centres d’hébergement. Ce travail de terrain est indispensable lorsqu’on souhaite appliquer le questionnement systématique. Cette question devrait être posée relativement tôt dans la prise en charge mais il faut s’assurer au préalable d’avoir construit une relation de confiance avec la personne.

Vous avez donc repris vos études pour devenir infirmière en pratique avancée. Quel est votre projet ?

F. J. : Mes différentes expériences professionnelles m’ont permis de construire une expertise qui m’a donné envie d’aller plus loin. Je souhaite exercer une forme de leadership sur ces situations de violences. Mais je dois me former davantage, notamment aux situations de stress post-traumatique et aux problématiques psychiatriques. J’ai donc décidé de devenir IPA en santé mentale. J’ai conscience qu’en libéral, cela ne va pas être simple, mais mon objectif est de devenir une ressource pour les professionnels du premier recours. Je pense que les infirmières, notamment les IPA, jouent un rôle majeur dans la prévention et l’éducation. La société, les familles ont besoin d’être éduquées sur ces sujets. Les Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), les écoles sont des lieux propices à l’éducation pour parler de l’égalité homme-femme, sans être dans des considérations politiques mais bien sanitaires. Nous vivons dans une société de plus en plus violente, et la violence est un sujet en lien avec la santé. Nous ne pouvons plus le nier. Il s’agit de prendre en considération des droits humains qui concernent les femmes, les enfants mais aussi les hommes.

POURQUOI ELLE ?

En tant que membre de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et des étudiants (Anfiide), Florence Jakovenko a participé aux travaux de la Miprof sur la prise en charge des violences faites aux femmes, et monté, puis animé, une formation sur cette thématique. Elle a aussi partagé son expertise lors d’un séminaire à destination des infirmières et des travailleurs sociaux sur les violences intrafamiliales pour que les professionnels s’impliquent davantage dans cette prise en charge. Aujourd’hui, son expertise est reconnue.

BIO EXPRESS

1993 Diplôme d’État d’infirmière.

1998 S’installe en libéral.

2007-2019 Participe aux travaux de la Miprof.

Depuis 2019 Participe à un groupe opérationnel sur les violences intrafamiliales animé par l’Association pour la coordination des réseaux de santé du bassin alésien (Reseda).

2020 Débute une formation d’infirmière en pratique avancée en santé mentale.