L'infirmière n° 013 du 01/10/2021

 

PRATIQUE ALTERNATIVE

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PRATIQUE INNOVANTE

Marine Forestier  

Passer plus de temps auprès des patients, aider les plus précaires d’entre eux tout en respectant l’environnement, tel est l’objectif affiché par Wheel of Care, une association bruxelloise rassemblant une vingtaine de soignants qui effectuent leurs visites à vélo.

Flora Billiouw consulte son smartphone. Sur l’écran s’affichent ses rendez-vous du matin. « C’est une petite journée aujourd’hui, on va voir six personnes », explique la jeune femme. Une fois par semaine, le lundi, cette infirmière de 32 ans travaille pour Wheel of Care, l’association qu’elle a créée en 2017. Le principe : effectuer les visites de patients à domicile en se déplaçant exclusivement à vélo. Les locaux se situent près de la gare Bruxelles-Midi, dans un quartier considéré par certains comme “chaud”, car très populaire.

Il est 6 h 30 et Flora prépare son matériel. Dans sa sacoche, des compresses, un tensiomètre, des gants, etc., sans oublier son antivol, sa batterie électrique, son casque et son gilet jaune : le kit de la parfaite cycliste urbaine. Dans le garage de l’association, Flora choisit un vélo parmi la petite dizaine qui s’aligne. De belles bicyclettes bleues munies d’un panier avec le slogan : « Slow care on a fast bike » (« des soins lents sur un vélo rapide ») inscrit dessus. Un petit fanion blanc avec une croix bleu complète le tout.

La philosophie de Wheel of Care ? « On exerce notre métier comme on a toujours eu envie de le faire : en prenant le temps. Je nous vois comme un groupe de pionniers qui propose une nouvelle génération de soins », lance Flora. « En Belgique, en matière de soins, la quantité prime sur la qualité », regrette l’infirmière. Car comme en France, les soignants pratiquent la tarification à l’acte. « Ce système encourage à faire un maximum de patients en un minimum de temps pour mieux gagner sa vie, pointe la jeune femme. Nous, on prend le temps, même si on n’est pas mieux payés ».

À VÉLO PAR TOUS LES TEMPS

L’idée de Wheel of Care est née quelques mois après le retour de Flora du Cameroun, où elle a effectué son stage de fin d’études. En revenant à Bruxelles, sa ville natale, elle devient infirmière en chef à la Croix-Rouge, dans un centre pour réfugiés, et réalise qu’elle n’a pas besoin d’aller au bout du monde pour aider les personnes en difficulté. Et comme elle est par ailleurs une grande cycliste, le vélo trouve naturellement sa place dans son projet. « J’ai toujours trouvé que le vélo était le moyen de transport le plus intéressant dans une ville. C’est écolo, pratique et ça nous évite les embouteillages », explique-t-elle. Quatre ans après la création de l’association, 19 personnes avaient déjà rejoint l’équipe : infirmiers, sages-femmes, psychologues, kinés… La condition pour intégrer le groupe ? Accepter le vélo comme moyen de transport toute l’année et par tous les temps. Et être trilingue (anglais, français et flamand) pour pouvoir communiquer avec tous les patients.

C’est justement en flamand que Flora échange avec sa première patiente de la journée. Rita, 70 ans, une religieuse qui a passé une bonne partie de sa vie dans le Bronx, à New York, l’attend dans la chambre de son couvent. Le mode de déplacement de l’équipe de Wheel of Care rassure la vieille dame. « Avec le vélo, c’est plus précis. On sait à quelle heure ils vont arriver. Avant, je devais guetter la voiture de l’infirmier et m’assurer qu’il puisse se garer. C’était stressant et on pouvait attendre longtemps », écrit-elle sur une ardoise, parce que les séquelles d’un cancer et l’obstacle du masque chirurgical rendent la parole compliquée. En général, les consultations avec les soignants de l’association durent environ une heure, bien plus que ce qui se fait habituellement.

PAPOTER POUR MIEUX IDENTIFIER LES BESOINS

Un café, quelques caresses au matou des lieux et Flora remonte sur sa bicyclette. En trois tours de pédale – avec le précieux appui de l’assistance électrique –, elle grimpe une pente assez raide et prend la direction d’un nouveau quartier. Il est encore tôt, on croise principalement des camions poubelles. Quelques kilomètres plus tard, Flora attache sa petite reine à un panneau signalétique. Dans un des logements pour personnes bénéficiant d’un suivi psychiatrique, les infirmiers de Wheel of Care viennent tous les jours pour aider Christine, 68 ans, à se laver, à s’habiller et à enfiler un manchon de compression qu’elle porte au bras depuis un cancer du sein. « Avec certains infirmiers, il fallait que je sois en peignoir à leur arrivée pour aller plus vite. Les soignants de Wheel of Care prennent plus de temps. On discute toujours un peu. Comme je suis seule, j’ai besoin de parler », raconte la retraitée. Discuter avec les patients, de tout et de rien, cela fait partie des pratiques habituelles à Wheel of Care. « On a tous le même profil dans l’association, personne n’est pressé. On papote et ça permet aussi d’identifier les besoins », explique Flora. Une façon de faire de la prévention au bénéfice de la santé. « Souvent, les personnes précaires rechignent à se faire soigner pour des questions d’argent, notamment. En prenant le temps de discuter avec elles, on évite l’aggravation de leur situation. » Wheel of Care s’engage pour les plus pauvres en mettant systématiquement en place le tiers payant : « On voulait que nos soins soient accessibles à tous, sans barrière financière. » Les patients en difficulté n’ont pas à payer les frais d’ouverture de dossier – 35 € – et une boîte à dons permet de les aider à s’équiper, par exemple en matériel de puériculture pour les jeunes parents.

ENTRE PASSION, IDÉALISME… ET SACRIFICES

Le prochain patient de Flora s’appelle Yvan. L’infirmière sonne en bas d’un immeuble vieilli et s’annonce à l’homme de 69 ans. C’est le milieu de la matinée et de nombreux travailleurs sans papiers attendent dans la rue d’être recrutés « au black » sur un chantier. Yvan, lui, est un policier scientifique à la retraite. Il a consacré sa carrière au démantèlement de trafics d’amphétamines en Belgique. Le stress subi pendant ces années intenses a marqué son visage et son corps. Dans la petite cuisine peu éclairée, la table est jonchée de médicaments et objets divers. C’est le médecin traitant d’Yvan qui lui a parlé de Wheel of Care. Pendant que Flora contrôle son taux de glycémie, il nous propose, mi-sérieux mi-rieur, une bière, « mais, sans alcool ! ». La soignante quitte l’appartement en désordre, l’air sérieux. « Au cours de nos tournées, nous rencontrons beaucoup de personnes qui ont un vécu difficile. Le vélo nous permet donc de nous aérer l’esprit entre deux visites, bien plus qu’en voiture, et d’être disponible à 100 % pour le prochain patient », souligne-t-elle.

Ce temps consacré aux patients et ces tarifs accessibles supposent de la part des soignants de Wheel of Care des sacrifices. Difficile pour les infirmiers de gagner correctement leur vie avec cette seule activité. Seules les trois sages-femmes travaillent à temps plein dans l’association. Pour les autres, un poste à l’hôpital ou en établissement de santé permet de compléter les revenus. Mais tous sont indépendants. « Financièrement, ce n’est pas intéressant. On travaille chez Wheel of Care par idéalisme ou par passion », admet Flora. Elle-même gagne environ 450 euros par mois et travaille à mi-temps dans un hôpital de la ville. Les sages-femmes, elles, touchent entre 2 500 et 3 500 euros par mois, auxquels il faut déduire les cotisations sociales.

DES VÉLOS BLEUS DANS TOUTE L’EUROPE ?

Sur le chemin du retour, Flora réfléchit au sens de son métier. Et elle affiche un sourire rayonnant : « J’adore mon boulot ! Pour le temps que j’y consacre, on peut dire que c’est presque du bénévolat. Ça peut paraître cliché, mais je m’enrichis des personnes que je rencontre. Ça fait sens d’exercer de cette façon ». Elle remet son vélo au garage, range son matériel et rebranche la batterie électrique avant de s’installer à son bureau. À Wheel of Care, c’est le collègue qui a travaillé la veille qui organise la tournée et prépare la sacoche du lendemain, avec un minimum de matériel car le fait de se déplacer à vélo demande aux soignants de ne pas être trop chargés. Une gestion minimaliste mais également écologique : « Pour éviter les emballages individuels, on achète des paquets de 100 compresses qu’on laisse chez le patient. Toutes les compresses n’ont pas à être stérilisées individuellement », explique Flora. « Avoir une sacoche minimaliste, c’est beaucoup de liberté en plus dans ta tête car tu n’as pas à choisir entre quatre différents types de pansement », ajoute-t-elle.

C’est Julie qui prendra sa suite et ajoutera encore des kilomètres aux 75 000 déjà effectués par l’équipe en cinq ans. Flora a calculé : sur une année, les émissions de CO2 évitées équivalent au poids d’une boule de l’Atomium, ce monument emblématique de la ville. Elle a récemment adressé une demande de subvention au gouvernement belge ainsi qu’à l’Union européenne pour faire reconnaître le service écologique rendu par son association. « Mon rêve, ce serait que Wheel of Care se développe dans d’autres villes d’Europe. Mais je ne peux pas réaliser ça toute seule. »

Poursuivre l’engagement écologique avec les jeunes parents

C’est une activité emblématique de Wheel of Care : les ateliers thématiques « éduquer son enfant de manière écologique ». Les sages-femmes de l’association y sensibilisent les jeunes parents à des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Lingettes réutilisables, couches lavables, produits écoresponsables… L’objectif est de montrer qu’adopter des pratiques plus vertueuses écologiquement fait aussi du bien au porte-monnaie ! « Au cours de nos ateliers, nous expliquons aux parents qu’un bébé n’a pas besoin de tous ces objets, ce matériel de puériculture, etc. Pour les produits nécessaires, on leur propose des alternatives plus durables », explique Flora Billiouw. Le tout, sans jugement. « Les personnes en grande précarité sont en réalité très écolos parce qu’elles n’ont pas le choix. Ça booste leur confiance en elles de leur faire remarquer que ce qu’elles font est très écologique. Nous leur donnons simplement des astuces pour faire encore plus. » Les ateliers coûtent entre 25 et 35?euros et sont gratuits pour les personnes en situation de précarité.

Info +

Une étude du British Medical Journal(1) parue en 2017 révèle que se déplacer à vélo pour aller au travail réduit les risques de décès liés à une maladie cardiaque et de développer un cancer.

1. L’étude est disponible sur : bit.ly/3ysDhRA

TÉMOIGNAGE

“Toute l’équipe croit au projet et s’implique”

Hugo Morizeau, infirmier depuis 2004, d’abord en France puis en Belgique, a rejoint Wheel of Care en 2019. Il est par ailleurs salarié dans une équipe mobile qui fait du soutien aux proches aidants.

« Je suis arrivée à Bruxelles en 2006, après avoir exercé en clinique à Tours pendant un an. Je travaillais déjà à vélo, mais à titre individuel. J’ai entendu parler de Wheel of Care et je me suis dit : pourquoi ne pas rejoindre une équipe jeune qui partage mes valeurs ? Je ne suis pas un grand militant « anti-bagnole », beaucoup de personnes ont de bonnes raisons de circuler en voiture en ville, mais pour moi, c’est un moyen de transport plutôt anachronique. Le vélo permet d’éviter les bouchons, les amendes, les problèmes de stationnement. Ça m’est déjà arrivé d’aller faire un soin en voiture et de devoir me garer en double file ou devant un garage. Dans ces cas-là, on n’est pas totalement disponible pour le patient. Nos tournées sont relaxes, on prend le temps chez les patients. Par exemple, nous avons un patient lourdement handicapé pour lequel nous pouvons consacrer 50 minutes pour sa douche. On ne retrouverait pas ça dans un autre groupe d’infirmiers. Avec la tarification à l’acte, le système encourage à blinder les tournées pour gagner sa vie. J’apprécie aussi la gestion horizontale : Flora porte le projet, mais chacun répond aux appels et aux mails. Toute l’équipe croit au projet et s’implique. »

Aller loin

• Le site Internet de la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB) fourmille de bons conseils : comment choisir son vélo, bien attacher son antivol… www.fub.fr

• Envie de suivre des personnes qui se rendent au travail à vélo sur les réseaux sociaux ? Sur Twitter, le hashtag #velotaf rassemble les travailleurs cyclistes connectés.

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