JE ME FORME
SCIENCES HUMAINES
Jonathan Biglietto* Pr Bernard Kabuth** Jane-Laure Danan***
*Doctorant en sciences de la santé et de la vie, laboratoire Interpsy UR4432, Université de Lorraine, GHU Paris psychiatrie & neurosciences.
**IPA en psychiatrie et santé mentale
***Laboratoire Interpsy UR4432, Université de Lorraine.
****chef de pôle pédopsychiatre, CHRU Brabois de Nancy/CPN Laxou
*****Responsable de la mission Santé et thermalisme à la métropole du Grand Nancy, laboratoire Interpsy UR4432, Université de Lorraine.
******infirmière, docteur en sciences de la santé et de la vie
La littératie en santé est un concept central dans le champ d’exercice des professions de santé, et majeur dans l’accès aux soins, la compréhension de l’information, l’alliance thérapeutique et la réduction des inégalités en santé.
Le concept de littératie en santé (LS) interroge les capacités d’une personne à comprendre les informations en matière de santé(1). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) le définit comme « les caractéristiques personnelles et les ressources sociales nécessaires des individus et des communautés afin d’accéder, comprendre, évaluer et utiliser l’information et les services pour prendre des décisions en santé(2) ».
Depuis son apparition en 1974, dans un discours de Simonds, le concept de littératie en santé n’a cessé d’évoluer(3). Il est initialement focalisé sur les capacités d’une personne à lire et à interpréter l’information en santé dans le cadre de la relation interindividuelle soignant-soigné. Le patient avait alors comme unique objectif de comprendre et d’appliquer une prescription (LS fonctionnelle). Depuis, la littératie en santé a dépassé la notion de ce risque clinique visant à éviter les effets iatrogènes et limiter la non-prise médicamenteuse, pour englober d’autres capacités plus complexes comme rechercher et s’approprier l’information sur la santé, pouvoir et savoir communiquer avec les professionnels, s’orienter dans le système de santé, etc. Des capacités supposant l’acquisition de compétences sociales et cognitives, propres à chaque individu. Le concept intègre dès lors la notion de « ressource personnelle » où il s’agit d’appréhender le patient dans toutes ses dimensions(4), dans une vision intégrative du soin auprès de la personne.
Ce passage d’une observation clinique à une dimension de Public Health Literacy (santé publique) a été impulsé par les organisations internationales, notamment par l’Organisation de la coopération et de développement économiques (OCDE). Elle résulte également d’un changement sociologique du rapport à la santé qui s’éloigne d’une approche paternaliste de la médecine pour être plus socioconstructiviste. Ce mouvement de participation à la santé, de « disease management » porté par les associations d’usagers et poussé par les maladies émergentes comme le VIH va contribuer à modifier les rapports sociaux. Le patient n’est plus un simple observant mais participe à la décision médicale partagée. C’est cette approche qui met en avant la littératie en santé comme un avantage pour la population en offrant une plus grande autonomie et en réduisant les inégalités entre les personnes(5).
Ces évolutions ont amené S0rensen et son équipe à proposer une définition faisant foi de la littératie en santé, à partir d’une revue de la littérature : « La connaissance, la motivation et les compétences des individus à accéder, comprendre, évaluer et appliquer l’information en matière de santé en vue de porter des jugements et de prendre des décisions de tous les jours en ce qui concerne la santé, la prévention des maladies et la promotion de la santé, de manière à maintenir ou améliorer la qualité de vie au cours de la vie(6). » Ce travail de synthèse considère la catégorisation usuelle de la littératie en santé selon trois niveaux : fonctionnel (accès à l’information), interactif (comprendre et communiquer l’information) et critique (savoir évaluer et utiliser l’information)(7).
Ainsi, si on prend pour appui les recherches de Van den Broucke et Renwart (2014), on peut modéliser le processus d’acquisition des savoirs dans le cadre de la littératie en santé, selon quatre dimensions principales (voir la figure ci-contre).
Cet élargissement du concept et de sa portée conduit à s’interroger sur le niveau de littératie en santé en France et à l’étranger. En 2012, l’OCDE a mené une enquête internationale sur « les compétences cognitives et génériques clés requises dans le cadre privé et professionnel pour garantir la pleine participation des individus à la société et la bonne santé de l’économie(8) » visant, entre autres, à comparer le niveau des adultes âgés de 16 à 65 ans. Les outils de recueil de cette investigation, se déroulant dans « des environnements à forte composante technologique », étaient des échelles de compétences en littératie, en numératie et en résolution de problèmes. Parmi les 24 pays répondants, la France s’est démarquée négativement avec des résultats parmi les plus faibles.
Si on se réfère à la classification de la littératie usuelle en cinq niveaux (le troisième étant considéré comme le seuil minimum pour faire face aux exigences de la vie moderne dans un pays industrialisé), nous obtenons ces résultats en regard de la moyenne des autres pays investigués (voir le tableau ci-dessous). Par rapport à cette étude, Hamel constate que 60 % des Français possèdent un niveau inférieur ou égal au niveau 2. Si ces résultats sont préoccupants, la France n’est pas un cas isolé : une autre étude(9) montre que 47 % des Européens ont un niveau insuffisant de littératie en santé(10). L’OCDE met en avant les données suivantes :
→ les scores en littératie et en numératie des Français sont parmi les plus bas, avec une forte représentation de la population aux niveaux 1 et 2 comparativement aux autres pays participants ;
→ 16,5 % des Français rapportent ne pas utiliser d’ordinateur et ne pas disposer des compétences nécessaires pour s’en servir ;
→ le niveau de formation et les origines sociales des Français influent sensiblement les scores et ce, de façon plus importante que la moyenne des autres pays participants. En d’autres termes, les inégalités sociales sont une réalité impactant davantage le niveau de littératie en France que dans les autres nations ;
→ les Français de 25 à 34 ans présentent également un score de littératie et de numératie inférieur à la moyenne des pays investigués ;
→ les différences de compétences en littératie entre les personnes nées en France et celles nées à l’étranger sont plus marquées que la moyenne des autres pays, et la progression des compétences en fonction de la durée de résidence dans le pays reste assez limitée(11).
La littératie en santé reflète une « réalité inquiétante » comme l’évoquait l’Agence de la santé publique du Canada. C’est pourtant un déterminant de la santé comme peut l’être le tabagisme, l’alimentation ou encore le statut socio-économique, avec cette particularité d’influencer d’autres déterminants tels que l’utilisation des services de santé, les comportements, etc., contribuant à l’autonomisation de l’individu.
Aussi, se préoccuper du niveau de littératie est d’autant plus essentiel que la complexité croissante du système de soins et de santé, l’hyperspécialisation des disciplines médicales et le déluge des informations en santé apporté par les nouvelles technologies de l’information et de la communication exigent des personnes des compétences accrues. Cette inadaptation de l’offre de soins est mise en avant par de nombreuses recherches :
→ 23 % des Européens sont incapables de déterminer, sur la base d’un emballage pharmaceutique le nombre de prises par jour du médicament(12) ;
→ plus de 800 études révèlent que les documents relatifs à la santé servant à l’éducation des patients excèdent largement les niveaux de compétences en lecture de l’adulte moyen(13) ;
→ Castro, dans une enquête menée auprès de médecins en 2007, a montré que 81 % du discours des praticiens repose sur du jargon médical(14).
Tous les groupes sociaux sont concernés par un faible niveau de littératie en santé. Cependant, les personnes âgées sans emploi, n’ayant pas achevé leur cursus scolaire obligatoire, les minorités ethniques ou encore les individus évoluant dans un contexte familial difficile, ayant des troubles psychiques ou une maladie chronique sont des sujets particulièrement à risque(15). Or, il est démontré qu’un faible niveau de littératie en santé a des répercussions lourdes de conséquences entravant la gestion au quotidien de la maladie, l’accès aux soins et les échanges avec les professionnels de santé(4). Cette inégalité sociale, sur laquelle on communique relativement peu en France, devrait être une orientation majeure des politiques de santé car elle a des retentissements sur l’organisation et l’efficience du système de soins.
La revue de la littérature met en exergue qu’un faible niveau de littératie en santé impacte :
→ la santé et la gestion d’une pathologie chronique : usage inadéquat des médicaments et difficultés à suivre les indications délivrées par le médecin(16), moins de verbalisation par les patients de leurs préoccupations de santé(17), taux de mortalité plus élevé(18), plus de comorbidités(19), moins bon état de santé général que la population possédant un bon niveau de littératie en santé(20) ;
→ le parcours de soins, les coûts et l’utilisation des services de santé et de prévention. Un faible niveau de LS constitue un obstacle à une autogestion efficace. Un examen de tests de contrôle randomisé a mis en évidence que 62 % des patients ayant des capacités limitées en lecture s’avéraient dans l’incapacité ou peu désireux de s’inscrire dans une démarche d’autonomie. Paradoxalement, l’autogestion par le patient s’avère être l’approche soignante la plus utilisée dans le cas d’une maladie chronique, engendrant moins de demandes de soins et une utilisation moindre des services de prévention(21). Les recherches de Rootman et Ronson ont ainsi mis en évidence que « les personnes ayant une faible littératie tendent à être moins informées de l’existence des services de prévention et à moins les utiliser. Elles sont aussi moins susceptibles de se soigner, présentent des taux plus élevés d’hospitalisation et expérimentent plus de difficultés dans l’utilisation du système de soins »(11, 22) ;
→ les durées d’hospitalisation qui sont plus importantes(23) avec davantage de réadmissions, s’associant de manière globale à des coûts de santé plus onéreux(20, 23) ;
→ la prévalence des facteurs de risque pour la santé : « La recherche suggère que la littératie impacte les modes de vie. Une faible littératie prédit la consommation de tabac chez les garçons et les filles, et la consommation d’alcool chez les garçons ; elle est associée à des choix de modes de contraception moins efficaces(22). »
Dépister les personnes qui ont un faible niveau de littératie est complexe car cela passe fréquemment inaperçu(24). Les patients ressentent souvent un embarras et dissimulent leurs difficultés par divers stratagèmes. En 2006, l’enquête de Parikh et Parker(25), réalisée auprès de 202 participants, a rapporté qu’auprès des 58 personnes évoquant des difficultés de compréhension de l’écrit, 40 % d’entre elles éprouvaient de la honte, 67,2 % n’ont jamais évoqué ce problème à leur conjoint, 53,4 % à leur enfant, et 19 % à quiconque. Cet obstacle dans le repérage se retrouve aussi étroitement lié au fait que certains patients n’ont pas conscience de leurs difficultés. Paradoxalement, les médecins ont tendance à surestimer le niveau de littératie en santé de leurs patients(26). Ainsi les échanges d’informations peuvent devenir complexes dans la relation soignant-soigné et mettre à mal l’alliance thérapeutique. Le patient met alors en place un ensemble de mécanismes de défense pour se prémunir des stratégies passives comme l’évitement, ou plus actives comme la dérision voire de l’hétéroagressivité. De ces incompréhensions peut même naître une opposition aux soins, le patient se sentant alors privé de choisir de façon libre et éclairée les actes médicaux qui incombent à sa pathologie.
Ainsi, l’un des axes d’amélioration de l’accès aux soins serait la prise en compte systématique dans sa pratique du niveau de littératie des personnes, ce qui suppose de sensibiliser et de former les soignants. Des aides-soignantes et des infirmières formées à dépister les difficultés de littératie en santé pourraient, via des échanges informels, participer à informer le patient, à faciliter son accès aux soins et lui donner la connaissance pour qu’il s’inscrive dans une démarche d’empowerment.
Le terme « littératie », de l’anglais « literacy », désigne les connaissances et les compétences dans les domaines de la lecture, de l’écriture, de la parole (ou autres moyens de communication) et du calcul qui permettent aux personnes d’être fonctionnelles en société mais aussi d’y participer.
Depuis novembré 2019, le Conseil national des universités a créé une section en sciences infirmières. Ainsi, il paraît important de développer la recherche dans ce domaine pour porter de la reconnaissance au métier d’infirmière et rendre visible ses recherches. C’est dans cette perspective que l’étude Litterapsy, portée par un infirmier en pratique avancée, premier auteur de cet article, s’inscrit. Cette étude vise à évaluer le niveau de littératie en santé de patients souffrants de troubles psychiques. Une fois ces niveaux connus, nous pensons qu’ils contribueront à une prise en charge plus ajustée tout au long du parcours de soins, en particulier lors des séances d’éducation thérapeutique. Cette étude s’inscrit pleinement dans les sciences infirmières et pourra, dans un second temps, contribuer à développer des dispositifs innovants d’accès aux soins et modifier les relations de soins. Ceci afin de favoriser l’alliance thérapeutique ou encore contribuer à mesurer l’impact économique qu’un faible niveau de LS engendre au sein de notre système de santé.
• L’association Cultures&Santé, située à Bruxelles et active sur la Fédération Wallonie-Bruxelles, propose des fiches pédagogiques, par exemple sur la littératie en santé et personnes âgées. www.cultures-sante.be
• PromoSanté Île-de-France est une mine d’informations pour agir (retours d’expériences, outils). www.promosante-idf.fr
• « En patientant… j’en apprends plus sur les cancers », une application conçue par le Cres pour sensibiliser le patient en salle d’attente sur l’importance de la prévention. www.cres-paca.org