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REVUE DE LA LITTÉRATURE
Chaque année, plus de 264 millions de personnes dans le monde, dont environ 3 millions de Français, tous âges confondus, souffrent de dépression ou d’un épisode dépressif majeur (EDM)(1). Cette pathologie mentale, la plus fréquente, se caractérise par une tristesse de l’humeur et/ou une anhédonie (symptômes principaux) persistante (s) au-delà de 15 jours, et associée (s) à au moins trois critères secondaires parmi les troubles des conduites instinctuelles, cognitifs, les idées suicidaires, la culpabilité excessive…(2) L’intensité de la souffrance psychique et des symptômes permettent de graduer l’EDM, de léger à sévère, et ainsi d’orienter la stratégie thérapeutique selon les recommandations de bonnes pratiques éditées en 2017 par la Haute Autorité de santé (HAS)(3).
Sa prise en charge est un enjeu de santé publique au regard des impacts connus sur la qualité de vie et le fonctionnement de la personne, sur l’accroissement du risque suicidaire, avec des taux de suicide supérieurs de 20 à 30 fois par rapport à la population générale, et enfin pour son retentissement socio-économique car l’épisode dépressif majeur représente la première cause de morbidité et d’incapacité dans le monde(1).
En France, le diagnostic et le suivi des EDM sont principalement effectués par les médecins généralistes. Ils orientent les personnes vers un psychiatre ou un établissement de soins psychiatriques pour les formes sévères, chroniques, résistantes, comorbides et/ou à risque suicidaire important. C’est pourquoi ces formes d’EDM représentent une part importante des patients suivis par les services de santé mentale ambulatoires. Toutefois, différents rapports nationaux mettent en évidence que l’EDM est souvent peu ou mal pris en charge, et soulignent le besoin d’optimisation des parcours de soins « dépression de l’adulte »(4, 5).
Le déploiement d’infirmières en pratique avancée et santé mentale (IPA-SM) semble y apporter une réponse. L’efficacité, la qualité d’intervention, la facilitation de l’accès aux soins et la maîtrise des dépenses de santé dans le suivi des malades dépressifs par une IPA-SM ont été démontrées dans de nombreux pays, comme aux États-Unis ou aux Pays-Bas(6, 7).
En France, le décret n° 2019-836 du 12 août 2019 relatif au diplôme d’État d’infirmier en pratique avancée mention psychiatrie et santé mentale(8) acte la création d’un nouveau métier au sein de la profession, avec une extension du domaine de compétences à la fois dans le champ médical et dans les sciences infirmières, sanctionnée par un diplôme d’État de grade master. Cependant, en contexte d’implantation en France, les missions de l’IPA-SM ne sont pas stabilisées en ce qui concerne le suivi des adultes dépressifs.
L’objectif de cette revue de la littérature est d’identifier les différents rôles de l’IPA-SM retrouvés dans les publications infirmières internationales. Les données collectées pourront alimenter les réflexions en cours, en France.
Ce travail de synthèse, portant sur une thématique innovante dans le contexte français, fait appel à la méthode d’examen de la portée (scoping review, en anglais). Ce type de revue de la littérature permet d’obtenir une vue d’ensemble des connaissances et lacunes sur un sujet. Elle autorise l’inclusion de sources issues de la littérature grise ou de revues professionnelles.
La recherche bibliographique pour recenser les interventions possibles de l’IPA-SM auprès des adultes dépressifs conduite lors du dernier trimestre 2020, a été réalisée à partir des bases de données PubMed, CINAHL et sur Research Gate, un site proposant un annuaire de chercheurs permettant de repérer des mémoires et des thèses.
L’équation de recherche conçue à partir des mots-clés du thésaurus MeSH (Medical Subject Heading), lesquels ont été traduits grâce au site HeTOP, a été utilisée afin d’identifier les publications pouvant répondre à la question de recherche et aux critères d’éligibilité :
(Depression OR Major depressive disorder) AND (« Nurse practitioner » OR « clinical nurse ») NOT (older or pregnancy or adolescent or cancer or Parkinson or Alzheimer or pulmonary or post-traumatic or student or phobia).
Une recherche préliminaire a permis de dégager une revue systématique (articles de référence) parue en 2014 et, par conséquent, de borner cette étude de portée aux publications parues entre 2014 et 2020. La limitation induite par l’indicateur booléen « NOT » se justifie par des différences sémiologiques significatives dans les EDM de l’enfant/adolescent, de la personne âgée, de la femme enceinte ou en cas de comorbidités somatiques.
L’application de l’équation de recherche a permis de sélectionner neuf publications anglophones comprenant une revue systématique(9), sept articles de recherche et une thèse(10) (voir le diagramme de flux ci-dessus).
La majorité des publications font référence au premier recours et insistent sur le rôle auprès des malades, qui est le plus détaillé en nombre et en variété d’interventions possibles. Tous les rôles, de premier recours ou non, s’appuient sur l’utilisation des données probantes pour en assurer la qualité et/ou la sécurité. Les rôles de l’IPA-SM ont été identifiés à partir de la revue systématique de Fung(9) qui proposait trois grandes catégories selon les bénéficiaires des soins infirmiers. Ils ont été complétés par les données provenant des autres articles recensés (voir l’illustration page ci-contre). Il est à noter que certains rôles, qu’ils soient de premier recours ou non, peuvent appartenir à deux catégories.
Les rôles de l’IPA-SM dans la prise en charge de l’adulte dépressif s’articulent autour du suivi complet et régulier du malade qui lui aura été confié par le psychiatre référent. L’évaluation clinique et du risque suicidaire s’appuie sur l’utilisation d’échelles psychométriques standardisées fiables et objectives(11) pour autoriser le renouvellement des traitements médicamenteux, voire psychothérapeutiques(12). L’IPA-SM est également habilitée à prescrire des examens complémentaires et à en interpréter les résultats pour ajuster sa stratégie thérapeutique. L’entretien de suivi peut recourir à l’interprétation des résultats ou la prescription d’examens complémentaires(12). Il s’appuie sur des outils issus des thérapies cognitivo-comportementales(10), comme l’entretien motivationnel, pour proposer des alternatives non médicamenteuses (pleine conscience, activité physique, cohérence cardiaque…), efficaces dans l’autogestion des symptômes. Ces méthodes, objet des articles de Maxwell et Haefner(13, 14), viendront renforcer l’empowerment et favoriser l’épargne en benzodiazépines(12, 15). Rolin(16) souligne l’importance pour l’IPA-SM de différencier le trouble bipolaire d’un EDM chronique en fonction de la cinétique de la pathologie et de l’anamnèse pour assurer un programme thérapeutique adéquat. Fung(9), Haefner(14) et Huey(10) suggèrent que l’IPA-SM doit investir le champ de la formation pour collaborer à la montée en compétences des équipes de soins de santé mentale mais aussi de celles de soins généraux, dans le dépistage, l’orientation et la prise en charge des malades, contribuant ainsi à l’amélioration de la qualité des soins.
Enfin, il est apparu que la quasi-totalité des publications souligne la nécessité de formations complémentaires pour assurer la qualité de la conduite de psychothérapies, les conseils adaptés concernant les alternatives non médicamenteuses, le dépistage et la prise en charge des troubles cognitifs(17).
Si l’exercice professionnel en premier recours ne fait pas partie des prérogatives de l’IPA-SM française, les rôles retrouvés dans la littérature internationale peuvent être transposables à sa pratique professionnelle et concourir à sa construction identitaire. La mise en lumière du partenariat avec le malade, se traduisant par un exercice axé sur les objectifs de vie ou les demandes de la personne, constitue le socle d’un suivi régulier efficient permettant l’adhésion du malade et sa participation aux prises de décisions. Ce suivi apporte une souplesse au système de santé, en libérant du temps de consultation médicale et en recentrant les prises en charge sur le patient. En effet, l’IPA-SM renforce le parcours de soins, prévient le risque de rechute/récidive et veille à l’orientation adaptée vers les différents professionnels pour assurer la prise en charge des troubles somatiques et cognitifs associés. De plus, les stratégies thérapeutiques recensées par ce travail s’appuient sur les données probantes que l’IPA-SM diffuse au sein des équipes de soins, collaborant à leur montée en compétences. La pratique avancée infirmière peut aussi se concevoir par la mise en place d’équipes de liaison psychiatrie/soins généraux permettant un dépistage et une prise en charge précoce des adultes dépressifs, réduisant ainsi le risque de chronicisation du trouble. Cependant, l’ensemble des publications de cette revue de la littérature insistent sur la nécessité de compléter la formation académique des IPA-SM, ce qui pourrait se traduire par une supervision médicale au début de leur prise de fonction.
Enfin, à la limite d’avoir sélectionné les publications seules s’ajoute le fait que les comorbidités dans les troubles dépressifs sont davantage la règle que l’exception : troubles anxieux, addictifs, somatiques… Or, la gestion de plusieurs comorbidités chez l’adulte déprimé conduit à des stratégies de prise en soins complexes et donc des rôles plus difficiles à catégoriser car plus intriqués. Ce qui n’a pu être mis en lumière dans cette étude de portée. C’est pourquoi une des perspectives de ce travail porte sur les recherches à mener par les IPA-SM françaises pour évaluer clairement l’impact de leurs interventions dans le parcours « dépression de l’adulte ».
EN PARTENARIAT AVEC LA COMMISSION DES COORDONNATEURS PARAMEDICAUX DE LA RECHERCHE
ARTICLE RÉALISÉ PAR :
NADIA LIPPLER
Infirmière en pratique avancée en psychiatrie et santé mentale, pôle de psychiatrie, CHU de Nîmes
06 51 50 07 41
L’autrice déclare ne pas avoir de liens d’intérêt
COORDINATION :
VALÉRIE BERGER
IDE, Ph. D., cadre supérieure de santé, coordonnatrice de la recherche en soins, CHU de Bordeaux, membre de la CNCPR, maître de conférences associé temporaire, université de Bordeaux
valerie.berger@chu-bordeaux.fr
EMMANUELLE CARTRON
IDE, Ph. D., coordonnatrice de la recherche en soins, CHU de Nantes, membre de la CNCPR