On les appelle les CNT, pour « compétences non techniques », et elles s’appliquent à tous les domaines d’exercice, y compris la santé. C’est du moins la conviction de Véronique Normier-Calhoun, ergonome devenue infirmière anesthésiste, qui consacre une partie de son temps à sensibiliser les soignants avec l’association Facteurs humains en santé*.
Véronique Normier-Calhoun : Ces compétences touchent à tout ce qui n’est pas le corps pratique d’un métier. Elles combinent des savoirs cognitifs et sociaux, des ressources personnelles, qui contribuent à effectuer une tâche de façon efficace, comme la gestion de la fatigue et du stress, la communication, le leadership, le travail en équipe, la prise de décision… Mobilisées dans les situations critiques, elles concourent à une meilleure qualité des soins. Il s’agit aussi d’intégrer le fait que l’erreur est humaine et qu’elle est inévitable. Dans l’aéronautique, cette réflexion a émergé au moment des premiers gros crashs d’avions dans les années 1970. Et depuis une dizaine d’années, les pilotes, copilotes et personnel commercial sont systématiquement formés aux CRM (crew resource management), l’équivalent des CNT dans le soin. Du côté de la santé, en revanche, la culture du héros individuel continue de primer. Durant mes études d’IDE, on m’a enseigné que l’erreur est une faute et, pire, qu’elle est souvent le fait d’une seule personne ! Dès le début de ma reconversion, ce truc d’infaillibilité m’a vraiment surprise. Aujourd’hui, bien que les mentalités évoluent, je continue de penser qu’il faudrait que notre domaine s’inspire de ce qui se fait dans l’aéronautique en termes de sécurité. Il ne s’agit pas non plus de faire du copier-coller, entendons-nous bien ! Ce qu’il se passe dans un cockpit n’a rien à voir avec le fonctionnement d’un bloc opératoire. Il s’agit surtout de s’emparer des facteurs humains en les adaptant à nos propres spécificités et en cherchant des solutions sur mesure pour contribuer à une plus grande rigueur des soins.
V. N.-C. : Dans les formations médicales et paramédicales, on pense souvent, à tort, qu’il n’est pas possible d’apprendre à être. On nous abreuve de connaissances techniques, mais on ne nous laisse pas le temps de réfléchir à la manière de lutter contre les erreurs médicales. Ce que je veux dire, c’est que, au lieu d’enseigner aux étudiants qu’il faut tout faire pour éviter les erreurs, autant leur apprendre qu’ils en feront, mais que ce n’est pas une fatalité et qu’il est possible de faire des choses pour s’en protéger. Plus tôt on le fera, plus cette idée germera dans leur esprit et plus on s’éloignera de ce côté « marche ou crève » qui persiste dans ces formations. La bonne nouvelle, c’est que même s’il n’existe pas encore d’obligation institutionnelle d’inscrire les facteurs humains aux études de soins, les jeunes générations commencent à y être sensibilisées, notamment par les séances de simulation en santé, telles qu’elles existent depuis quelques années dans les services. Pour ceux qui n’en auraient pas bénéficié, une journée de formation bien ficelée peut suffire à aborder beaucoup de choses : un peu d’apport théorique, notamment pour comprendre comment fonctionne le cerveau, un peu de pratique via un serious game, par exemple, et la graine de la réflexion est plantée. Reste que, pour que cette dernière ait une chance de porter ses fruits, il faut forcer les gens à se mettre en situation. Prenons l’interruption de tâche, par exemple. Lorsqu’on demande aux gens à quel moment ils se sont sentis inconfortables, quelles ont été les conséquences de cet inconfort sur la qualité de leur prise en charge, et quelles solutions ils ont pu mettre en place pour l’améliorer, on les encourage à prendre conscience que l’interruption de tâche est délétère. Une fois qu’ils ont conscientisé ces informations, ils vont pouvoir les analyser et les réinterpréter de manière qu’elles puissent modifier les décisions qu’ils prendront la prochaine fois qu’une telle situation se présentera.
V. N.-C. : J’insiste en effet souvent sur l’importance de la dimension pluridisciplinaire dans ces formations. La sécurité des soins nous concerne tous, médicaux comme paramédicaux, et chacun, à son échelle, doit y contribuer à travers une connaissance partagée des facteurs humains. Au bloc opératoire, par exemple, il est parfois difficile de se souvenir du nom des personnes ou de leur fonction exacte alors qu’en cas de problème, c’est la rapidité d’action et le travail d’équipe qui fera la différence. C’est tout l’intérêt d’assister à des formations communes. Cela nous permettrait notamment de savoir qui fait quoi et comment s’organiser au cas où une catastrophe survenait. L’amélioration du travail en équipe est un outil très puissant pour rattraper un grand nombre d’erreurs médicales et la sécurisation des soins ne peut être que collective. Il faut donc impérativement encourager une vision décloisonnée de la santé. D’autant que ce domaine s’étoffe de plus en plus de personnes qui ont plusieurs cordes professionnelles à leur arc.
Dans mon quotidien d’infirmière, je rencontre très souvent des consœurs qui, à travers leur parcours, ont acquis un certain nombre de compétences. C’est, selon moi, une vraie richesse car cela permet d’apporter un autre regard dans les services. Je pense notamment à un collègue qui était développeur informaticien avant. Cette expertise supplémentaire a été un réel plus pour le service. Il avait plein d’idées pour améliorer les interfaces qu’on utilisait, pour développer de petites applications permettant d’accéder au calcul de doses.
V. N.-C. : De par ma formation d’ergonome, j’ai été sensibilisée très tôt à la sécurité. À l’époque, je travaillais pour un laboratoire dont le plus gros client était un constructeur aéronautique. Je ne sais pas si cette expérience m’est très utile aujourd’hui, mais en tout cas, elle me donne une lecture différente de notre système de soins. Je suis convaincue que pour sortir du « tout soins », un mal dont souffrent les institutions de santé, il faut cesser de négliger les aspects humains dans la prise en charge des patients. J’essaie d’agir à mon niveau, notamment à travers l’association de spécialistes en facteurs humains dans le domaine du soin. Avant d’en devenir la secrétaire générale, je donnais déjà un peu des cours sur ce thème en école d’infirmière anesthésiste. Mais en devenant moi-même Iade, j’ai voulu, dans le cadre de mon mémoire de fin d’études, creuser encore plus la question en mettant en parallèle l’aéronautique et l’anesthésie. Je me suis alors attachée à explorer la conscience de la situation des Iade dans un environnement automatisé, rappelant l’évolution du cockpit. Parallèlement, au sein de l’association, on a réussi à fédérer des profils très variés, tels que des contrôleurs aériens, des pilotes de ligne, des médecins anesthésistes, en plus des ergonomes et des sociologues, ce qui nous permet de mener des actions telles que la diffusion de vidéos de vulgarisation sur le facteur humain, d’organiser des séminaires ou de diffuser des articles de synthèse.
* L’association Facteurs humains en santé propose des cahiers, des podcasts et des vidéos sur sa chaîne YouTube « Les enfants du facteur », et organise des événements. Plus d’infos sur le site https://facteurshumainsensante.org/
À L’Infirmièr.e, nous mettons en lumière les professionnels qui œuvrent en faveur d’une amélioration de la qualité du soin. Véronique Normier-Calhoun est de ceux-là. Et, pour elle, cette question est inhérente à l’intégration des facteurs humains dans la santé. Devenue infirmière anesthésiste à 41 ans, cette ex-ergonome spécialisée dans l’aéronautique s’applique donc à mettre son expérience dans les cockpits au profit d’une meilleure prise en charge des patients en anesthésie. Une réflexion qui, espère-t-elle, va gagner du terrain dans notre système de santé.
2003 Master en ergonomie cognitive. 2003-2009 Travaille au sein du Laboratoire d’anthropologie appliquée, université Paris-V.
2012-2018 Diplôme d’État d’infirmière à l’Ifsi Tenon (Paris). Poste en salle de surveillance post-interventionnelle à l’hôpital Tenon.
2018 Diplôme d’État d’infirmière anesthésiste.
Depuis septembre Iade à la Fondation ophtalmologique Adolphe de Rothschild (Paris).