L'infirmière n° 015 du 01/12/2021

 

RELATION DE SOINS

VIE PRO

RISQUES DU TRAVAIL

Hélène Colau  

De nombreuses infirmières voient arriver dans leur service des patients aux idées bien arrêtées sur la Covid, et doivent parfois endurer leur manque de confiance, voire leur agressivité. Comment expliquer ce phénomène ? Et surtout, comment y répondre ?

Ce soir, je suis sidérée. Je n’ai jamais connu ni ressenti cela depuis que je suis infirmière. […] Aujourd’hui, la grande majorité des patients que nous prenons en charge revendiquent ne pas être vaccinés, sont suspicieux si ce n’est opposants au moindre soin que nous leur prodiguons. […] Aujourd’hui, les patients prennent des initiatives sur l’oxygénothérapie que nous leur administrons, prennent des risques pour eux-mêmes et pour les autres, tout cela sciemment ! Aujourd’hui, nous essayons de soigner des personnes qui se sont volontairement contaminées pour “être libres”. Je suis profondément choquée face à autant de résistance. Je ne comprends pas, vraiment. […] J’ai beau vouloir/ devoir prendre de la distance, ce soir je n’y arrive pas. Comment sommes-nous passés d’une population entière qui nous applaudissait à des patients si revendicateurs ? À quel moment avons-nous confondu politique et santé publique au point de mettre nos vies et celles des autres en jeu ? ! Qu’ai-je fait, moi, soignante, pour perdre votre confiance ? » Le témoignage posté sur Instagram par Laureen, infirmière en région Paca, est emblématique d’un malaise grandissant dans la profession.

Plus largement, les infirmières sont confrontées un peu partout dans le monde à un déchaînement inédit de violence de la part de certains patients. Selon un rapport de la coalition pour la sauvegarde de la santé lors des conflits, publié en mars dernier par une ONG de défense des soignants, le personnel de santé en première ligne face au coronavirus aurait ainsi subi plus de 400 actes de violence liés à la Covid-19 en 2020, notamment des insultes et des coups. Cela représente un tiers des attaques contre des personnes ou des infrastructures répertoriées par l’ONG. Ainsi, aux Philippines, une infirmière a été agressée avec de l’eau de Javel, ce qui a endom magé sa vision. En Inde, des profes sionnels de santé se font frapper, menacer, jeter des pierres et expulser de leur logement. Au Mexique, une soignante a été blessée par des person nes qui l’accusaient de propager le virus. Plus près de nous, au Royaume-Uni, une IDE a été la cible de crachats et d’insultes de la part d’un voisin.

DE LA DÉFIANCE À L’AGRESSIVITÉ

Comment expliquer la défiance, qui peut aller jusqu’à la violence, envers les soignants ? Première grande crise sanitaire de l’ère Internet, l’épidémie de Covid-19 fait l’objet d’une déferlante d’informations et surtout de désinformations sur les réseaux sociaux. Discours antivaccins ou antimasques, déni de l’ampleur de la pandémie, certitude que des traitements alter natifs sont injustement laissés de côté : nombre de patients arrivent dans les services avec des idées bien arrêtées. Et gare aux soignants qui s’aviseraient d’aller à l’encontre de leurs convictions.

Les fake news glanées ici ou là sont renvoyées sans filtre aux professionnels de santé, considérés comme des relais de la parole d’un État dont on se méfie. « Tous leurs discours délirants sur le “danger” du vaccin, leurs pseudotraitements précoces, leurs théories du complot. Une insulte aux soignants, aux malades, aux morts », dénonce sur Twitter Tazocilline, lui-même soignant à l’hôpital. Pourtant, les patients ont quelques bonnes raisons de se méfier de la parole médicale. Ces dernières décennies, plusieurs grands scandales de santé publique ont profondément ébranlé leur confiance, de l’affaire du sang contaminé en passant par celle de la vache folle. Des affaires qui sont également à l’origine de l’émergence des associations de patients, qui ne sont aujourd’hui plus passifs mais acteurs à part entière du soin. Et en s’informant par euxmêmes, ils développent une sorte d’expertise, selon Jean-Philippe Pierron, professeur de philosophie de la médecine et du soin à l’université de Bourgogne : « Il n’est plus rare que les patients arrivent en consultation avec des informations actua lisées sur leur pathologie. Cela déstabilise une autorité médicale qui croit sa légitimité fondée sur la connaissance des uns et sur l’ignorance des autres. Le patient ne peut plus être tenu pour un ignorant. » Pour les soignants, ce changement de cap peut être vécu comme une perte d’autorité. D’autant qu’ils ont déjà vu leur statut changer au rythme de la lente dégradation des relations patients-soignants liée à la « rationalisation » du temps infir mier à l’hôpital (lire l’interview cicontre). Pour Jean-Philippe Pierron, « la technicisation du soin est marquée par un anonymat du soignant. Il s’ensuit que ce dernier n’est plus une figure de l’autorité tradi tionnelle au pouvoir transcendant, mais un égal, ce qui nourrit la crainte que cette égalisation dérive vers le statut de prestataire de services ». Certes, cette évolution peut être difficile à accepter, mais la communauté médicale commence à l’intégrer.

Mais quand la défiance tourne à l’agressivité, c’est une autre paire de manches. « Je me prends des rafales de messages de haine de tous ces militants de la mort, négationnistes de la Covid, antivax and Co. Leur violence est inouïe », écrit encore Tazocilline, toujours sur Twitter. Ces menaces, verbales ou physiques, pas question de les tolérer : pour continuer à travailler le plus sereinement possible, il est indispensable d’apprendre à les gérer (lire « Les conseils de la HAS » cidessus).

FACE À UNE SITUATION QUI DÉGÉNÈRE

Lorsque l’on est confronté à un patient qui s’est forgé, via les forums et Internet, une opinion forte, il n’y a pas de recette miracle. « En premier lieu, il faut éviter de se laisser impacter émotionnellement, garder en tête son obligation de neutralité et ne surtout pas réagir comme on le ferait dans la vie. On peut essayer de comprendre ce qui génère l’agressivité, explique Laurent Lamar re, cadre de santé formateur en Ifsi et spécialiste de la gestion des situations de violence et d’agressivité. Dans un second temps, on rappellera que ce qui se passe n’est pas de notre respon sabilité personnelle. En tant que soignant, ce n’est pas nous qui avons édicté les règles, nous avons simplement une obligation professionnelle de rappeler la réglementation à ceux qui veulent entrer dans le système hospitalier. »

Ensuite, il existe des éléments de désamorçage verbal. « Par exemple, lorsque quelqu’un nous dit que le virus de la Covid n’est pas dangereux, mieux vaut répondre “j’entends votre point de vue” plutôt que “vous n’avez pas le droit de dire ça”. Refocaliser le débat sur sa fonction et non sur sa personne permet de conserver une certaine distance. Dire “j’entends votre mécontentement mais je suis dans l’obligation de vous demander de remet tre votre mas que si vous voulez entrer dans l’établissement” est une manière de passer une information en responsabilisant celui qui la reçoit et non en imposant », conseille le formateur. Il est également possible d’utiliser des techniques de communication comme la reformulation de ce qui vient d’être dit, ainsi que le respect des silences qui permettent à la tension de retomber. Cela aide le patient à verbaliser son ressenti et à atténuer sa colère, tout en le ramenant dans la zone sociale.

RÔLE D’INFORMATION

Concernant les fake news qui circulent sur les réseaux sociaux, l’infirmière, en tant que professionnelle de santé, a une mission d’information auprès des patients - mais pas d’obligation de convaincre. « On peut, par exemple, sans entrer dans le registre de l’opinion, leur rappeler comment fonctionne un vaccin, tout en rappelant que le choix de se faire vacciner ou non appartient à chacun. On peut ajouter des éléments factuels, comme indiquer que la technologie à ARN messager existe depuis beaucoup plus longtemps qu’on ne le dit », ajoute Laurent Lamarre. Il rappelle en outre que l’infirmière joue aussi un rôle de guide en ce qu’elle peut orienter vers d’autres professionnels de santé, spécialistes, qui sauront expliquer les choses plus en détail. Enfin, si la personne devient agressive et que la soignante perçoit un dan ger pour elle et/ou pour les autres, elle doit d’abord se protéger. « Il ne faut jamais rester seule si l’on sent que la situation nous échappe : mieux vaut faire appel à des collègues en renfort en préventif plutôt qu’en curatif, conclut Laurent Lamarre. Ensuite, la procédure dépend de chaque établissement, mais on peut être amené à appeler la sécurité, voire la police. »

Les conseils de la HAS

La Haute Autorité de santé (HAS) a élaboré un outil sur les « Stratégies de désamorçage de situations à risque de violence », qui liste des bonnes pratiques à destination des personnels soignants :

→ manifester de l’intérêt et de la compassion par des attitudes de respect et d’empathie (frapper à la porte de la chambre avant d’entrer, employer le vouvoiement, sauf exceptions) ;

→ évaluer la situation clinique, poser des questions pour clarifier et mieux comprendre le vécu du patient. Le savoir clinique à construire sur le patient, ses particularités, sa prise en charge, doit rester le fil conducteur de toute intervention : qui est le patient, quelle est sa demande, quels sont ses besoins ;

→ construire des réponses en équipe en mettant l’accent sur la cohérence du projet de service ;

→ repérer les changements d’attitude, de comportement ;

→ miser sur l’écoute et la relation : être attentif aux mots et aux gestes du patient ; > impliquer la personne soignée pour l’aider à trouver des ressources internes afin de réguler sa violence ;

→ intégrer des protocoles pour désamorcer les situations d’urgence ;

→ respecter ses propres limites face à une situation et savoir passer le relais ;

→ repérer qui sont les soignants qui sont les plus rassurants pour le patient, qui ont la meilleure qualité de relation avec lui ;

→ s’accorder un moment et un lieu pour accueillir le patient qui a besoin de temps et de calme ;

→ ne pas entrer dans une relation en miroir : savoir se décaler, ne pas prendre les choses pour soi, avoir conscience de ses propres émotions pour pouvoir prendre le dessus ;

→ lorsque c’est possible, faire le lien avec les personnes-ressources (famille, proches…).

INTERVIEW

Les soignantes se sentent fragilisées

Marc Loriol, sociologue chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste du stress au travail et des professionnels de la santé.

Comment a évolué la relation entre patients et soignants ces dernières décennies ?

Dans les années 1990, le monde de la santé a connu deux évolutions concomitantes. D’une part, les droits des patients se sont affirmés sous l’impulsion d’associations de malades et des chartes ont été rédigées pour les appuyer. D’autre part, les autorités de santé ont souhaité renforcer la maîtrise des dépenses. Les soignants ont donc été sommés d’apporter plus d’écoute aux patients alors qu’ils avaient moins de temps puisque leur direction économisait sur l’emploi. À la même époque a émergé l’idée que toute plainte de patient devait être prise au sérieux par l’institution, même si elle émanait d’une personne connue comme délirante. Mais quand une procédure est enclenchée, même si c’est une formalité, une infirmière peut avoir l’impression que sa parole n’est pas prise au sérieux par sa direction. Tous ces éléments ont conduit les soignantes à se sentir dans une position fragilisée au sein de leur établissement et face aux patients.

Le nouveau statut des patients, qui ne sont plus passifs, ne peut-il pas être enrichissant pour les infirmières ?

Ce pourrait en effet être intéressant de pouvoir dialoguer avec un patient informé, partie prenante du soin. Mais pour cela, il faudrait du temps ! Or, il est plus facile de faire la toilette d’une personne âgée soi-même que de l’impliquer, même si l’on sait que ce serait mieux. D’autant plus que si l’on veut prendre le temps, cela signifie qu’on ne pourra pas s’occuper de tous les résidents… Idem avec les proches, dont l’association au parcours de soins est en théorie positive. Mais les familles ne sont pas toujours au fait des règles en vigueur à l’hôpital et peuvent être jugées envahissantes.

Comment analysez-vous les comportements de défiance que l’on peut observer chez les patients ?

Depuis quelques années, un autre phénomène plus inquiétant s’installe, lequel ne se limite d’ailleurs pas au milieu hospitalier : une défiance envers les représentants de l’État, une catégorie très large qui peut, pour certains, englober les infirmières. Et cela est aggravé par la crise de la Covid. Avec les règles plus draconiennes instaurées à l’hôpital, que ce soit sur les visites ou sur l’hygiène, l’infirmière peut être perçue comme celle qui impose ces règles.

La parole soignante conserve-t-elle tout de même une forme d’autorité ?

Pour les adeptes de la théorie du complot, les infirmières peuvent représenter cet État qui nous ment. Afin que la parole soignante soit entendue, il faut que les équipes présentent un front uni, des aides-soignantes aux chefs de service. Mais certains soignants sont eux-mêmes sceptiques sur la réalité de la pandémie et les réponses à y apporter. D’après des études que j’ai menées sur le terrain, c’est un sujet tabou dans les services, on préfère ne pas en parler. Les effets sont pourtant dévastateurs : si un seul médecin sur cinquante va dans le sens du patient, ce dernier ne retiendra que ça ! Par ailleurs, la pression mise sur les effectifs, génératrice de turnover, empêche la formation de collectifs forts, indispensables pour pouvoir s’opposer aux patients difficiles.

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