L'infirmière n° 015 du 01/12/2021

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Sophie Lavault  

docteure en neurosciences et ingénieure de recherche à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris

Dans un contexte de croissance économique et face à la nécessité toujours plus grande de soigner plus vite et mieux, le monde du soin perd peu à peu son essence au profit d’une technologie ambitieuse. Cette course à la performance est-elle compatible avec le soin ? Si nous n’arrivons pas à guérir, est-ce un échec ? Avons-nous finalement oublié l’essence même du « prendre soin » ? Cela est-il d’autant plus marqué auprès des jeunes patients ? Face à ces questions, les neurosciences, la psychologie et même l’anthropologie peuvent apporter quelques éléments de réponse.

CERVEAU PRÉDICTIF ET TECHNICITÉ DES SOINS

En devenant de plus en plus performant dans une discipline, ou de plus en plus spécialisé dans la réalisation d’un soin, nous pouvons rester focalisé sur une symptomatologie et en oublier l’être soigné. Le cerveau humain est celui de toutes les espèces qui a le plus développé son cortex frontal. Nous avons ainsi acquis des fonctions exécutives performantes nous permettant de juger, de critiquer, d’inhiber certaines réactions automatiques, et de garder en mémoire des informations suffisamment longtemps pour avoir des comportements dirigés vers des buts précis, en anticipant des conséquences à long terme. Pour traiter les données complexes du monde extérieur de manière optimale, notre cerveau fait des raccourcis et joue le rôle d’un interprète “probabiliste” à partir de chaque information sensorielle perçue. Autrement dit, il infère une représentation de la réalité à partir de ce qu’il a déjà connu ou expérimenté. Nous pouvons par conséquent créer un modèle interne, siège de nos croyances et de nos automatismes, à partir duquel nous interprétons tout ce que nous vivons. Toutes nos perceptions peuvent ainsi être vues par le prisme de nos croyances, à moins que des informations surprenantes, non prévues ou suffisamment extraordinaires court-circuitent nos fonctionnements automatiques.

Ainsi, lorsque nous sommes habitué à un soin, une technique, une façon de faire, notre cerveau active son mode automatique et cherche peu à considérer les données susceptibles d’aller à l’encontre de ses représentations internes. Il se coupe en quelque sorte d’une sensorialité pour projeter à l’extérieur ce qu’il croit déjà connaître de son environnement. Pourtant, en restant enfermé dans un système de croyances et de stéréotypes, nous nous privons de l’accueil de nouvelles informations pouvant modifier nos représentations. Cela peut être accentué par des craintes de changement ou des stratégies de protection. Le risque est alors de traiter des informations extraordinaires comme ordinaires et de passer à côté d’une expérience de vie singulière. En restant centré sur la technique même du soin, nous pouvons oublier la réalité de la personne soignée, manquer une vraie rencontre - la relation - et passer à côté du « prendre soin ».

À L’ORIGINE DU « PRENDRE SOIN »

Dans une perspective évolutionniste, l’espèce humaine n’a pu se développer qu’en étant sociale et ce, depuis des millénaires. Toutes les espèces animales qui dépendent d’un soin parental attentif dans les premiers mois, voire les premières années de vie, ont la particularité d’avoir des cerveaux “réceptifs” aux émotions des autres. Une condition nécessaire au regroupement et à l’entraide. Dès le berceau, l’enfant imite son parent, et inversement, ce qui contribue à développer le dialogue émotionnel, ce que l’on appelle « la contagion émotionnelle », prémisse de l’empathie.

Pour Catherine Gueguen, pédiatre spécialisée dans le soutien à la parentalité, « toutes les expériences affectives, relationnelles vécues par l’enfant durant ses premières années de vie vont s’imprégner au plus profond de lui, dans son cerveau, modifiant les neurones, leur myélinisation, leurs synapses, les molécules cérébrales, les structures et les circuits cérébraux et même l’expression de certains gènes(1) ». Autrement dit, les interactions avec les autres lui permettent de construire le fonctionnement de son futur psychisme, en s’imprégnant du climat affectif alentour. « Nous transmettons ce que nous savons, mais surtout, nous transmettons ce que nous sommes(2) », rappelle Christophe André dans un ouvrage collectif auquel Catherine Gueguen a participé. Il y aurait donc comme un effet miroir. Cet effet a bien une base biologique et impliquerait ce que l’on appelle les neurones miroirs.

NEURONES MIROIRS

Leur particularité est de s’activer autant lorsque nous réalisons une action motrice (prendre un verre d’eau pour le porter à la bouche, par exemple) que lorsque nous regardons quelqu’un d’autre faire la même chose : nous simulons l’action de l’autre à l’intérieur de nous-même, sans jamais nous confondre avec lui. Il nous est alors possible de vivre en nous-même l’expérience de l’autre, rien qu’en l’observant. C’est ce que l’on appelle la « cognition incarnée ». Cette capacité neuronale de “réfléchissement” concerne à la fois la sphère motrice et les sphères perceptive et émotionnelle. Luigi Onnis, professeur de psychiatrie, explique : « Je peux comprendre ce que tu fais et percevoir ce que tu sens uniquement en imitant et en reproduisant dans mon corps ton action et ton émotion(3). » Il définit ainsi la condition sine qua non selon laquelle il nous est possible de comprendre les émotions et les intentions d’autrui : cela passe par l’intérieur de soi. Mais encore faut-il être disposé et disponible pour écouter. Voici donc comment l’attention à nos cinq sens et notre intéroception sont une manière de nous mettre vraiment en lien avec l’autre plutôt que de projeter nos représentations mentales, automatiques et stéréotypées sur la situation. L’action des neurones miroirs est à la base même de notre développement socio-émotionnel et de notre empathie.

PRENDRE SOIN DE SOI POUR PRENDRE SOIN DES AUTRES

Être à l’écoute de sa propre sensorialité, miroir de celle de l’autre, est donc une première étape du « prendre soin ». Mais parfois, la fatigue, le surmenage, la lutte contre ses propres émotions contraignent le cerveau à entrer en mode « résolution de problème » et, par conséquent, en mode automatique, avec pour corollaire une rupture de lien avec les personnes soignées. En tant que soignant, qu’allons-nous faire des émotions transmises par les patients ? Lutter contre, comme on le constate dans la détresse empathique menant parfois au burn-out, ou aller vers, comme c’est le cas dans la sollicitude empathique ? Notre réaction face à ce ressenti va être déterminante pour le « prendre soin ». Dans ce contexte, il semble cohérent de s’intéresser au bien-être des soignants.

COMPÉTENCES ÉMOTIONNELLES

L’empathie est un phénomène à au moins trois dimensions : la faculté de partager avec l’autre son ressenti (contagion émotionnelle) ; la capacité à se représenter ce que vit l’autre (pensées et émotions) sans se confondre avec lui ; la capacité à adopter un comportement en réponse : prosocial, altruiste dans le cas d’une sollicitude empathique, ou de retrait voire de maltraitance dans le cas d’une détresse empathique. Nous voyons bien combien nos propres compétences émotionnelles sont impliquées dans la réaction que nous aurons face à un être en souffrance, et donc dans le processus de rencontre avec celui-ci. Comment réagissons-nous à notre angoisse ? À notre propre tristesse ? Avons-nous des outils pour mieux prendre soin de nous et être bienveillant envers ces émotions difficiles ? Au milieu du XXe siècle, bien avant la découverte des neurones miroirs, l’autrice Reine Malouin écrivait : « Au contact de la souffrance, on ne peut faire autrement que de rencontrer sa propre humanité. »

PRATIQUES PSYCHOCORPORELLES

Nos compétences émotionnelles impliquent plusieurs dimensions : identifier les émotions, savoir les exprimer, les comprendre pour les réguler et les utiliser à bon escient(4). Ce sont des compétences qu’il nous est possible d’améliorer à n’importe quel âge grâce à notre cerveau plastique qui remanie en permanence ses connexions cérébrales au gré de nos expériences. Cela peut passer par le recours aux pratiques psychocorporelles qui vont, notamment, développer nos compétences intéroceptives (être à l’écoute de ses propres signaux internes permettant d’identifier certaines émotions). Par exemple, si je ressens une boule dans la gorge en faisant un soin, je peux apprendre à la reconnaître et à la relier à une émotion particulière, ce qui me permet ensuite de savoir comment l’utiliser et la gérer. Les pratiques psychocorporelles comme l’hypnose, la méditation pleine présence, le yoga ou encore l’art-thérapie sont autant de techniques de régulation des émotions. Une étude récente a montré qu’un groupe ayant pratiqué quotidiennement la méditation pleine présence pendant huit semaines cède cinq fois plus souvent son siège à une personne en béquilles, comparativement à un groupe n’ayant pas médité(5). Ainsi, lorsque nous méditons régulièrement, nous devenons plus empathique et nous pouvons voir toute la puissance des neurones miroirs et de l’écoute de sa propre sensorialité dans le « prendre soin » de l’autre. C’est ce que la médecine a occulté pendant longtemps et redécouvre aujourd’hui timidement. Ce sont les prémisses d’une médecine intégrative qui prend en compte la personne soignée, le soignant et leur relation thérapeutique.

L’HUMAIN AU CŒUR DU PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE

Compte tenu des représentations individuelles et des automatismes d’interprétation de notre cerveau, notre perception de la réalité ne sera jamais la même que celle d’un autre professionnel de santé ou de celle du patient. Des propos a priori sympathiques ont parfois un effet contraire à celui attendu et la bienveillance que nous pensons avoir n’est pas toujours celle qui est adaptée au patient. Notamment faire référence à des sensations ou émotions désagréables liées à un soin imminent (« Attention, je pique ») peut avoir un effet nocebo, c’est-à-dire que ce mode de communication peut générer plus de douleur et d’anxiété que l’acte en lui-même. Ainsi, prévenir le patient des désagréments du soin par souci d’honnêteté n’est pas toujours une bonne stratégie, comme l’ont démontré Lang et ses collaborateurs(6). C’est pourquoi la communication hypnotique, ou l’hypnose conversationnelle, a beaucoup à nous apprendre : par exemple en utilisant des termes positifs (« Je commence le soin »), ou en décentrant l’attention de la personne prise en charge des éléments potentiellement négatifs ou anxiogènes. Plus qu’une technique, le soin se veut relationnel.

IMPORTANCE DU LANGAGE NON VERBAL

Lorsqu’il est question de soins douloureux, anxiogènes, difficiles, la question de la résonance « cérébrale et corporelle » entre le vécu du patient et celui du soignant ne peut plus être oubliée. Dans notre respiration, nos mimiques faciales, nos attitudes corporelles ainsi que dans notre intonation, des messages contradictoires peuvent passer indépendamment des mots que nous employons. Un rôle prédominant du professionnel de santé est dès lors de faire résonner chez le patient sa propre gestion des émotions, qui, par mimétisme, lui permettra de s’apaiser. À l’inverse, des gestes déplacés et/ou des paroles anxiogènes peuvent être ressentis comme une agression tant ils sont vécus à l’intérieur même du patient. Le langage utilisé et la communication non verbale ont par conséquent une importance capitale dans le soin, notamment grâce aux neurones miroirs.

SOINS SYSTÉMIQUES EN PÉDIATRIE

Particulièrement chez les jeunes patients, il existe une grande sensibilité à la communication non verbale (mimiques faciales et gestuelles, signes d’anxiété ou de stress), d’autant plus que l’enfant a un cortex frontal qui n’est pas encore totalement développé, ce qui le tourne davantage vers sa sensorialité plutôt que vers ses représentations, son modèle interne, ses automatismes. Ainsi, une angoisse non exprimée verbalement peut tout à fait être transmise de manière relationnelle et constituer un message d’autant plus aversif qu’il n’est ni nommé ni congruent avec le discours du soignant. De façon plus large, l’impact des réactions des parents est fondamental dans le vécu du soin par l’enfant. Ainsi, le soin se veut systémique, en prenant en compte toutes les relations humaines en jeu. Le rôle du soignant est donc un rôle qui dépasse de loin l’acte thérapeutique en lui-même. Rassurer l’entourage, s’adapter, trouver les mots qui conviennent, rendre cohérentes nos attitudes verbales et non verbales sont autant de qualités nécessaires au soin, potentialisant la technique et les traitements. Tous les gestes, actes, interventions, dont l’objectif est d’améliorer la santé d’un patient peuvent être vécus de manière bénéfique, et non aversive, selon la façon dont nous replaçons l’humain au cœur du processus thérapeutique.

À une époque où la technologie s’infiltre partout, où nous faisons confiance à des machines plus qu’à notre propre raisonnement, il semble urgent de nous interroger sur la notion de performance exigée dans le monde du soin. Car le soin n’est pas seulement un acte technique visant à guérir une symptomatologie, il est aussi, et surtout, une véritable rencontre au sein de laquelle les professions paramédicales ont une place initiatique de choix.

RÉFÉRENCES

Notes

1. Gueguen C., Pour une enfance heureuse : repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, éditions Pocket, 2015.

2. Chrisophe A., Alvarez C., Gueguen C. et al., Transmettre, éditions L’Iconoclaste, 2017.

3. Onnis L., « Empathie et psychothérapie systémique. Implications théoriques et cliniques », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, janvier 2016, n° 56, 253-80. En ligne sur : bit.ly/3q3oJaz

4. Mikolajczak M., Quoidbach J., Kotsou I., Nélis D., Les Compétences émotionnelles, éditions Dunod, collection « Univers Psy », 2020.

5. Condon P., Desbordes G., Miller W. B., DeSteno D., “Meditation Increases Compassionate Responses to Suffering”, Psychological Science, août 2013;24(10):2125-27. En ligne sur : bit.ly/3GxTTwn

6. Lang E. V., Koch T., Hatsiopoulou O. et al., “Can words hurt? Patient-provider interactions during invasive procedures”, Pain, mars 2005;114(1-2):303-9. En ligne sur : bit.ly/3Ep89FO

Ouvrages

• Célestin-Lhopiteau I., Wanquet-Thibault P., Hypnose et pratique paramédicale, éditions Lamarre, 2018.

• Manoukian A., La relation soignant-soigné, 4e édition, éditions Lamarre, 2014.