EXERCICE DE HAUTE VOLTIGE DANS LE CIRQUE DE MAFATE - Ma revue n° 018 du 01/03/2022 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 018 du 01/03/2022

 

ÎLE DE LA REUNION

VIE PRO

CARRIÈRE

Fabrice Dimier  

Accessible uniquement à pied ou en hélicoptère, le cirque de Mafate est un désert médical qui requiert une organisation atypique du système de soins. Un grand bol d’air pour les soignants qui y officient.

Nathalie ferme le petit dispensaire de La Nouvelle et se dirige rapidement vers le café de l’îlet, hameau de 70 âmes situé au nord du cirque de Mafate, pour y déjeuner. Le téléphone à l’oreille, un petit sac de médicaments à la main, elle choisit un banc à l’abri du soleil pour terminer son travail administratif. Les sonneries incessantes du téléphone lui permettent difficilement d’enchaîner deux bouchées de son sandwich. En l’apercevant, les habitants viennent la saluer. Nathalie en profite alors pour annoncer à chacun d’eux la fin de sa mission de remplacement de quatre mois. Cette infirmière, marcheuse avertie, s’est laissée tenter par cette expérience hors norme dans le cirque, poussée par la volonté de s’extraire de son quotidien de treize ans au Smur de Saint-Denis, chef-lieu de l’île de la Réunion. Les urgences, la Covid, un énorme besoin d’air et surtout l’envie d’un « suivi patient » l’ont amenée à occuper ce poste.

« COINCÉS DANS LE CIRQUE »

Nous sommes mardi, et la matinée est consacrée à la gestion de planning. Nathalie est arrivée la veille en hélicoptère, a dormi au dispensaire de l’îlet, et doit repartir l’après-midi même vers l’îlet de Roche Plate, à deux heures de marche, où se trouve un autre dispensaire où elle passera une nuit. Son secteur compte cinq îlets situés dans le nord du cirque de Mafate, et trois dispensaires. Jérôme, son collègue infirmier, couvre la zone sud du cirque avec autant de hameaux. Tous deux se partagent ainsi le suivi de 850 habitants d’un cirque isolé, accessible uniquement à pied ou en hélicoptère. Une situation qui a conduit à une organisation atypique du système de santé où les infirmiers sont aux avant-postes pour assurer la continuité des soins dans des conditions parfois extrêmes.

Fief des randonneurs, Mafate est un endroit aussi beau que compliqué lorsque la météo se gâte. Une préoccupation constante des soignants qui sont déposés le lundi matin en hélicoptère sur leur îlet et repartent normalement « dans les Bas » (sur le littoral) le vendredi, toujours en hélicoptère. « Il nous arrive de rester coincés dans le cirque… dès que l’hélico ne peut pas voler pour cause de mauvais temps », explique Nathalie. Cette présence infirmière est complétée par celle de cinq médecins référents qui effectuent (en présence des infirmiers), dans chaque hameau, une consultation mensuelle, les lundi et vendredi. Ce système de soins coûteux a été mis en place il y a déjà longtemps. La première mission médicale dans le cirque date de 1965. Depuis 1985, les infirmiers, comme Nathalie, restent à Mafate cinq jours par semaine.

OPÉRATION DÉPISTAGE

« Ce poste, c’est énormément de logistique », résume la soignante, en faisant le plan de vol du lundi. Celui-ci consiste à caser, sur les vols de déplacement des médecins, les patients qui doivent descendre dans les Bas pour consulter un spécialiste, organiser les sauts de puces entre les îlets afin de récupérer les personnes qui ont rendez-vous. Aujourd’hui, ce planning est encore compliqué par un impondérable de taille. Exceptionnellement, un test de dépistage de l’ensemble du hameau d’Aurère, couvert par Nathalie, est organisé le lendemain car il y a un cas positif de Covid, et donc 70 cas contacts. Pour organiser cela, Nathalie est en lien avec Servane, médecin et coordinatrice de la « mission Mafate », du nom de cette organisation qui dépend aujourd’hui du CHU, via le Samu. Un rôle atypique et dense pour coordonner une équipe de cinq médecins, deux infirmiers, deux secrétaires et une cadre à 10 %. Comme Nathalie, Servane avait « besoin de respirer » après douze ans de chefferie en service de post-urgences et à la permanence d’accès aux soins de santé. « Je connaissais bien le cirque pour y avoir randonné et “trailé” pendant treize ans », explique celle qui a fait partie des « 1 000 responsables de service démissionnaires » en janvier 2020. « J’ai pris ce poste qui nécessite une bonne connaissance de l’institution, mais qui reste aussi très clinique : optimiser la prise en soins de patients en coordonnant les différents acteurs de soins – ARS, PMI, associations, hôpitaux, pharmacie, etc. Exporter l’hôpital dans un endroit isolé, et seconder les médecins généralistes attachés : remplacement, dédoublement de la consultation, action de vaccination, dépistage… surtout en ce moment », poursuit-elle. Aujourd’hui, en lien avec l’agence régionale de santé et un laboratoire, il s’agit d’acheminer pour le lendemain deux infirmiers afin de seconder Nathalie dans cette mission de dépistage groupé. Une opération spéciale pour laquelle cette dernière se fait aider par une référente du village, afin que tout le monde soit prêt à venir se faire tester dès l’arrivée de l’équipe.

LE SOIN EN VOISINS

Impossible toutefois de rejoindre ce hameau à pied à temps. Nathalie dormira donc au dispensaire de l’îlet suivant, à deux heures de marche. L’hélico passera la prendre le lendemain. Elle boucle rapidement son sac à dos et se met en route pour arriver avant la nuit et effectuer les quelques visites à domicile prévues. Dans son sac, les médicaments nécessaires à déposer. « Il vaut mieux ne rien oublier. C’est le problème de Mafate. Tout est loin. » Son pas est alerte. Passage à gué de rivière, échelle. Dénivelé de 800 mètres avalé en une heure trente. Elle estime à deux jours de marche son temps de randonnée hebdomadaire quand tout va bien et que l’hélicoptère peut la déposer le lundi et le vendredi. « Il faut aimer la marche et la solitude, reconnaît la soignante en contemplant la rivière des Galets. Pour le reste, c’est un peu comme du libéral au final, pansements, insuline, perfusions, prises de sang, éducation. Les actes techniques sont les mêmes. Mais on est seul tout le mois, à part les lundi et vendredi où on a un médecin sous la main. Tu fais un peu l’équivalent d’une permanencière en régulation de Samu. Il faut interroger le patient pour savoir quelle orientation donner. Si c’est une blessure, tu peux gérer. Sinon, on passe par le médecin pour une prescription à distance. Il y a peu d’urgences véritables. Mais il faut être prêt à faire face. »

Mais il n’y a pas que la bobologie. « On fait beaucoup de social et d’éducation. Tu soignes tes voisins, tu vis dans cette communauté. Les premiers mois, il y a une sorte de réserve, mais ensuite, il y a une qualité d’accueil, une générosité. Le rapport entre personnel et professionnel est plus mince, explique-t-elle tout en glissant une boîte de médicaments à une patiente. Ce suivi, c’est aussi ce qui m’intéressait. Aux urgences, tu ne sais pas si le patient que tu as vu le jour même va survivre tandis qu’ici, c’est l’extrême inverse. On peut t’appeler pour des microbobos ou même en voisine. » « Il m’est arrivé de me déplacer de nuit, de marcher jusque chez un patient à la frontale, pour un mal de tête, alors qu’en fait, il n’avait juste plus de feu pour allumer sa cigarette, et que c’était la vraie raison de son appel », renchérit, amusée, Dominique, infirmière pendant sept ans dans le cirque. Amoureuse de Mafate, Dominique y a aujourd’hui ouvert un gîte : la kaz l’infirmière.

POUR PLUS DE PRÉSENCE

« La médecine générale, c’est beaucoup de lien. Ce que la société oublie. Le rôle des infirmiers dans Mafate est primordial pour avoir une vraie confiance, une relation de soins dans la confiance », juge Servane. « Il y aurait encore beaucoup à faire en termes de présence, estime Nathalie. Ramener un peu plus de prévention dans différents domaines sans empiéter sur le mode de vie des Mafatais. » Un avis partagé par Servane qui aimerait pouvoir pérenniser la présence d’associations de prévention qui réalisent des actions ponctuelles, comme Cœur de femmes qui vient faire de la prévention et organise des consultations dans chaque îlet sur la ménopause, la parentalité ou la gynécologie. « Au lieu de faire descendre les gens un par un pour voir un spécialiste, il faudrait amener des spécialistes, par exemple sur Mafate. Il n’y a pas de dentiste, de kiné, et il y a une résistance à descendre dans les Bas pour consulter », constate Servane. Car les Mafatais sont très attachés à leur cirque et à cet isolement. « Le crève-cœur ici, c’est le vieillissement, déplore Nathalie. Mafate, c’est dur quand tu vieillis et que tu n’as plus la capacité d’y rester. Tu es obligé de trouver une solution car les patients ne sont plus aptes à vivre chez eux au regard des dangers, du sol, des dénivelés… C’est difficile de faire comprendre aux familles et à la personne elle-même qu’il faut parfois prendre la décision de quitter Mafate. »

UNE LOGISTIQUE CARRÉE

« Exporter l’hôpital » est donc une partie de la solution appliquée depuis plusieurs années. Le lendemain, le ciel est dégagé et l’hélicoptère est à l’heure. La mission peut débuter. Les trois infirmiers s’installent rapidement devant le dispensaire d’Aurère, le seul équipé d’un défibrillateur. Les habitants, masqués, sont au rendez-vous. Nathalie prend les noms et organise la file d’attente. « Je ne peux plus ouvrir mon gîte ? », demande l’un d’eux à Nathalie. « Non, il faut s’isoler une semaine », informe la soignante. Les infirmiers effectuent les prélèvements à vitesse grand V, et Nathalie se rend à domicile pour prélever les personnes ne pouvant se déplacer. 12 h 00. L’hélico repart et dépose Nathalie sur l’îlet suivant. Aucun cas positif ne sera détecté.

Lundi, 8 h 30. Une longue file d’attente s’est déjà formée devant le dispensaire de La Nouvelle pour la consultation médicale mensuelle lorsque Servane et les deux IDE titulaires, Jérôme et Jennifer, descendent de l’hélicoptère les bras chargés de caisses de médicaments. L’équipe prend le temps de faire un point autour d’un café dans la petite cuisine du lieu. Jennifer, qui revient de congé maternité et a été suppléée par Nathalie, s’informe des encours. Tous les médicaments prescrits sont rangés (fonctionnement médicaments, approvisionnement, etc.) en fonction de l’îlet auquel ils sont destinés. Le stock est impressionnant. Jennifer, s’occupe de leur distribution. « Les médicaments, c’est une gestion complexe ici », reconnaît-elle. La logistique est une partie importante dans l’intitulé de ce poste. Mais depuis deux ans, après un parcours ASH, l’infirmière s’y est faite. « L’annonce n’était pas très claire. Le poste ne disait pas qu’on vivrait dans Mafate. Je m’y suis intéressée, sans trop savoir dans quoi je mettais les pieds », se souvient-elle en triant les traitements prescrits la semaine passée et à distribuer dans les différents îlets. « Les Mafatais utilisent encore beaucoup les plantes. Ils viennent nous voir pour les médicaments ensuite. Dans cet ordre-là, explique la soignante. Il y a peu de situations difficiles, mais cela arrive. En deux ans, la plus tendue a été une détresse respiratoire chez un enfant. L’hélico ne pouvait pas venir, et il a fallu attendre toute la nuit avec la maman, et une bouteille d’oxygène pour l’enfant. La nuit a été particulièrement longue. C’est dans ces moments-là que l’on comprend que Mafate, c’est deux fois plus compliqué qu’ailleurs. » Dans la petite salle d’à côté, Jérôme réalise les bilans sanguins tandis que Servane, elle, enchaîne les rendez-vous médicaux.

Le ciel est dégagé, l’hélicoptère va pouvoir déposer tout le monde comme prévu, les patients dans les Bas, les infirmiers sur leur îlet et le médecin au CHU. Quant à Nathalie, aujourd’hui en vacances, elle compte bien postuler dès l’ouverture d’un troisième poste infirmier dans le cirque.

Info +

EN CHIFFRES

La « mission Mafate », c’est 1 150 consultations médicales, 600 consultations infirmières à domicile par an, 750 transferts pour des consultations ou des hospitalisations au bénéfice des 850 habitants du cirque de Mafate.