LA NEUROPHOBIE : SOURCE DE DÉFAUT DE PRISE EN CHARGE - Ma revue n° 018 du 01/03/2022 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 018 du 01/03/2022

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Constance Flamand-Roze  

docteur en neurosciences, orthophoniste spécialisée en neurologie et neurochirurgie, autrice en recherches pratiques et cliniques, et hypnopraticienne

La neurologie est souvent considérée comme difficile par les étudiants et les jeunes médecins, mais aussi par les paramédicaux. Or, la peur de cette discipline, ou neurophobie, a des conséquences sur les soignants comme sur les patients.

Le terme de neurophobie a été introduit en 1994 par Josefowicz. Celle-ci est alors définie comme une peur de la discipline neurologique par les étudiants, liée au fait que les neurosciences et l’examen clinique neurologique sont perçus comme complexes. Par ailleurs, les étudiants décrivent une difficulté à appliquer les connaissances théoriques acquises à une situation clinique.

QUE DIT LA LITTÉRATURE ?

Depuis cette description, de nombreuses publications ont identifié ce phénomène chez les étudiants en médecine et les jeunes médecins, et ont décrit son impact potentiellement négatif sur les pratiques de soins et l’attrait pour cette discipline, que ce soit en Europe, aux États-Unis, au Canada, à Singapour, au Sri Lanka, en Chine, en Inde, en Arabie saoudite, à Trinité-et-Tobago, en Australie ou encore au Nigeria.

Dans ces différentes études, la fréquence de la neurophobie est estimée entre 18 et 47 % chez les médecins et étudiants interrogés. En 2002, Schon et al. ont proposé d’évaluer la perception de la neurologie par les étudiants en médecine, les jeunes médecins et les médecins généralistes en Grande-Bretagne, comparativement à six autres spécialités (endocrinologie, rhumatologie, cardiologie, gastroentérologie, gériatrie et pneumologie). Pour cela, un questionnaire comportant quatre items (voir le questionnaire ci-contre) a été élaboré. Les résultats de cette étude ont permis de montrer que les connaissances en neurologie sont peu maîtrisées par les étudiants et les médecins, et que cette spécialité médicale est considérée comme difficile. Elle est en outre source d’un manque de confiance en soi face à un patient qui présente une symptomatologie neurologique. Par ailleurs, dans cette étude, la neurologie était la seule discipline pour laquelle les réponses atteignaient un seuil de significativité statistique.

Une nouvelle définition de la neurophobie a donc été proposée, laquelle intègre non seulement la difficulté perçue mais également le manque de confiance en soi face à une symptomatologie d’ordre neurologique.

POURQUOI LA NEUROLOGIE FAIT PEUR ?

Il est important de comprendre les facteurs responsables de la neurophobie chez les étudiants. Dans les études où les facteurs contribuant à la neurophobie ont été évalués, la complexité des neurosciences fondamentales (neuro-anatomie, neurophysiologie, neuropharmacologie, neuropathologie) et de l’examen clinique neurologique, ainsi que le manque d’enseignement au contact des malades neurologiques étaient particulièrement signalés comme des obstacles importants.

Parmi les neurosciences, la neuro-anatomie ressort comme la discipline la plus ardue (Flanagan et al., 2007 ; Zinchuk et al., 2010). Elle est décrite par les étudiants comme plus complexe que les autres anatomies. Les facteurs rapportés comme étant responsables de ce sentiment sont :

→ la complexité innée de la discipline ;

→ la difficulté à mémoriser les termes, à visualiser les structures en trois dimensions et à appréhender les relations des différentes structures entre elles ;

→ les obstacles rencontrés entre la connaissance théorique de la neuro-anatomie et son application dans le raisonnement clinique (Javaid et al., 2018).

Il a été mis en évidence une corrélation négative entre l’intérêt porté à cette discipline et les difficultés exprimées par les étudiants.

QUELLES CONSÉQUENCES ?

POUR LES MÉDECINS ET LES ÉQUIPES SOIGNANTES

Malheureusement, la neurophobie a des répercussions plus importantes qu’une simple crainte : un désintérêt pour cette discipline mais aussi une anxiété face aux patients neurologiques. Elle tend à générer des comportements d’évitement pour aboutir, in fine, à la formation de médecins et de soignants qui resteront définitivement mal à l’aise devant des symptômes d’allure neurologique.

L’épilepsie, par exemple, est l’une des pathologies neurologiques les plus courantes traitée par des médecins généralistes. Or, une enquête menée auprès de médecins généralistes britanniques a montré qu’ils se sentaient peu compétents et ressentaient un manque de confiance en eux pour gérer cette situation pourtant courante (Thapar et al., 1998). Ce qui est à l’origine d’une prise en charge jugée sous-optimale par les patients. Ainsi, certains aspects sociaux de cette maladie sont moins abordés, comme l’aptitude au travail ou encore la conduite automobile.

Ils ont également exprimé un défaut de confiance en eux dans la gestion d’autres pathologies neurologiques fréquentes, comme les céphalées. En 2013, Matthias et al. ont mené une enquête auprès de 150 médecins non neurologues et 148 étudiants. Tous se considéraient plus en difficulté lorsqu’ils étaient amenés à prendre en charge des personnes avec des céphalées, des paresthésies et des vertiges, que des patients atteints d’autres affections.

Curieusement, le personnel paramédical est moins touché par cette peur et ce manque de confiance. Les rééducateurs sont souvent intéressés par cette discipline de par la diversité des prises en charge et le sentiment (justifié) d’être « utiles ». Les infirmières et les aides-soignantes ne semblent pas non plus ressentir de neurophobie, avec une exception pour la prise en charge des troubles de la déglutition en phase aiguë de l’accident vasculaire cérébral qui demande une formation adaptée. Cependant, le manque de neurologues dans les services hospitaliers ajoute une charge encore plus lourde aux personnels paramédicaux, entre autres en ce qui concerne la douleur : en effet, les douleurs neuropathiques, souvent mal identifiées, sont confiées aux soignants les plus proches des patients, donc les infirmières et les aides-soignantes.

POUR LES PATIENTS

Cette appréhension de la neurologie est également décrite chez les médecins généralistes (Loftus et al., 2016 ; McCarron et al., 2014 ; Zinchuk et al., 2010), ce qui engendre des difficultés de prise en charge des patients neurologiques. Alors qu’avec le vieillissement de la population le nombre de personnes atteintes de pathologies neurologiques est en constante augmentation, le nombre de neurologues, lui, est insuffisant (Shiels et al., 2017). Un grand nombre de ces patients doivent donc être suivis par des médecins non spécialistes, tels que les généralistes ou les gériatres.

Les affections neurologiques sont courantes dans la population générale : par an, 10 % des patients consultent leur médecin traitant pour un problème d’ordre neurologique. Il y a donc de plus en plus en plus de personnes concernées par des maladies neurologiques, de moins en moins de neurologues, et des médecins généralistes qui sont mal à l’aise face à ces pathologies car s’ils considèrent la neurologie comme l’une des disciplines les plus intéressantes, c’est également l’une des plus complexes.

Les patients disent ressentir cette peur ou le manque d’aisance de leur médecin face à des symptômes neurologiques. Alors qu’ils se sentent plus à l’aise avec leur médecin traitant pour des problématiques autres que neurologiques et ne souhaitent pas consulter de spécialiste, ils se disent toutefois plus rassurés avec un neurologue.

QUELLES SOLUTIONS ?

Récemment, il a été montré que le déficit en neurologues allait encore s’aggraver d’ici 2025 partout dans le monde (Burton, 2018). En France, malgré une augmentation du nombre de postes ouverts en neurologie entre 2010 et 2015, le nombre de spécialistes de cette discipline reste très insuffisant actuellement, alors que le nombre de patients atteints d’une pathologie neurologique continue, lui, de croître.

Parallèlement à cette diminution, les estimations ont montré que dans le monde, les troubles neurologiques étaient la principale cause d’AVCI (année de vie corrigée du facteur d’invalidité). L’AVCI correspond à une mesure du déficit de santé qui comptabilise non seulement les années de vie perdues pour cause de décès prématuré, mais également les années équivalentes de vie en bonne santé perdues du fait d’une mauvaise santé ou d’une invalidité (Feigin et Vos, 2019).

RENFORCER LES EFFECTIFS

Dans ce contexte où les affections neurologiques sont parmi les pathologies les plus fréquentes dans la population générale, la pénurie de neurologues et le manque de formation des médecins non spécialistes amenés à prendre en charge des patients neurologiques (généralistes, urgentistes, gériatres) amplifient cette neurophobie avec un impact certain sur la prise en charge des patients. Il apparaît donc nécessaire d’augmenter le nombre de neurologues pour répondre aux besoins, mais également d’améliorer la formation des autres médecins afin qu’ils puissent réaliser une évaluation neurologique avant de recourir ou d’adresser leurs patients à un spécialiste.

DES FORMATIONS INNOVANTES

Dans la même idée, il semble également souhaitable de réfléchir à une restructuration concernant l’enseignement de la neurologie et des neurosciences. Selon certains auteurs, l’origine de la neurophobie est principalement à rechercher au niveau des enseignements initiaux du premier cycle d’études médicales car, selon eux, c’est au cours de cette période de transition entre l’apprentissage préclinique et l’initiation à la médecine au lit du malade que se situent les meilleures opportunités d’améliorer les choses, notamment en développant des outils pédagogiques innovants (Ridsdale et al., 2007). Dans ce cadre, il y a probablement une place à donner à l’innovation pédagogique au niveau de l’enseignement postuniversitaire afin de favoriser la mémorisation à long terme au travers d’apprentissages pratiques. Les apprentissages multisensoriels ont un intérêt pour favoriser la mémorisation, notamment pour l’anatomie et les procédures chirurgicales. Ceci a également été démontré lors de l’enseignement des paires crâniennes où l’utilisation du mime permettait d’améliorer les apprentissages. De même, l’enseignement par petits groupes favorise les apprentissages, particulièrement lorsque cet enseignement expose l’étudiant à des situations immersives à travers des activités interactives ou l’utilisation de vignettes cliniques (Dao et al., 2015). D’une façon générale, l’apprentissage actif augmente les performances et la motivation des étudiants en médecine, et diminue le nombre d’apprenants en situation d’échec.

Plusieurs stratégies ont été proposées pour améliorer l’enseignement de la neurologie en favorisant l’apprentissage par petits groupes, en optimisant l’utilisation des simulateurs tridimensionnels, des enseignements vidéo et des ressources en ligne (e-learning), et en privilégiant les sessions pratiques pour l’apprentissage de l’examen clinique (Abushouk et Duc, 2016). Le programme d’enseignement « The Move », actuellement en vigueur dans de nombreuses universités françaises et dans le monde, permet d’enseigner les grands syndromes neurologiques par le mime en se basant sur le principe d’un apprentissage multisensoriel. Il serait sans doute intéressant que ce type d’enseignement soit proposé à d’autres professionnels paramédicaux, et de créer des sessions multiprofessionnelles qui permettraient d’apprendre et de comprendre que la neurologie n’est pas qu’une affaire de neurologues…

RÉFÉRENCES

• Jozefowicz R. F., “Neurophobia: the fear of neurology among medical students”, Archives of Neurology, 1994 Apr;51 (4):328-9. En ligne sur : bit.ly/3rVUSjt

• Schon F., Hart P., Fernandez C., “Is clinical neurology really so difficult?”, Journal of Neurology, Neurosurgery, and Psychiatry, 2002 May;72 (5): 557-9. En ligne sur : bit.ly/3IJi8rO

• Flanagan E., Tubridy N., Walsh C., “Neurophobia – attitudes of medical students and doctors in Ireland to neurological teaching”, European Journal of Neurology, 2007 Oct;14 (10):1109-12. Sur : bit.ly/3AFY46H

• Zinchuk A. V., Flanagan E. P., Tubridy N. J. et al., “Attitudes of US medical trainees towards neurology education: “Neurophobia’ – a global issue”, BMC Medical Education, 2010 Jun 23;10:49. En ligne sur : bit.ly/3g45Pda

• Javaid M. A., Cryan J. F., Chakraborty S. et al., “Understanding neurophobia: Reasons behind impaired understanding and learning of neuroanatomy in cross-disciplinary healthcare students”, Anatomical Sciences Education, 2018 Jan;11 (1):81-93. En ligne sur : bit.ly/3r4AaP6

• Thapar A. K., Stott N. C., Richens A., Kerr M., “Attitudes of GPs to the care of people with epilepsy”, Family Practice, 1998 Oct;15 (5):437-42. Sur : bit.ly/3H9oD6G

• Matthias A. T., Nagasingha P., Ranasinghe P., Gunatilake S. B., “Neurophobia among medical students and non-specialist doctors in Sri Lanka”, BMC Medical Education, 2013 Dec 9;13:164. Sur : bit.ly/3G6yhFO

• Loftus A. M., Wade C., McCarron M. O., “Primary care perceptions of neurology and neurology services”, Postgraduate Medical Journal, 2016 Jun;92 (1088):318-21. En ligne sur : bit.ly/33QU9Z1

• McCarron M. O., Stevenson M., Loftus A. M., McKeown P., “Neurophobia among general practice trainees: the evidence, perceived causes and solutions”, Clinical Neurology and Neurosurgery, 2014 Jul;122:124-8. En ligne sur : bit.ly/3u5EqzZ

• Shiels L., Majmundar P., Zywot A. et al., “Medical student attitudes and educational interventions to prevent neurophobia: a longitudinal study”, BMC Medical Education, 2017 Nov 21;17 (1):225. Sur : bit.ly/3AKJLhq

• Burton A., “How do we fix the shortage of neurologists?”, The Lancet Neurology, 2018 Jun;17 (6):502-3. En ligne sur : bit.ly/34djrjy

• Feigin V. L., Vos T., “Global Burden of Neurological Disorders: From Global Burden of Disease Estimates to Actions”, Neuroepidemiology, 22019;52 (1-2):1-2. En ligne sur : bit.ly/3oqbi2P

• Ridsdale L., Massey R., Clark L. “Preventing neurophobia in medical students, and so future doctors”, Practical Neurology, 2007 Apr;7 (2):116-23. En ligne sur : bit.ly/3GkfNlr

• Dao V., Yeh P. H., Vogel K. S., Moore C. M., “Applied neuroanatomy elective to reinforce and promote engagement with neurosensory pathways using interactive and artistic activities”, Anatomical Sciences Education, Mar-Apr 2015; 8 (2):166-74. En ligne sur : bit.ly/34gqRT6

• Abushouk A. J., Duc N. M., “Curing neurophobia in medical schools: evidence-based strategies”, Medical Education Online, 2016 Sep 27;21:32476. En ligne sur : bit.ly/3Hk9gZm