« MON ESPACE SANTÉ » : LA RÉVOLUTION ANNONCÉE AURA-T-ELLE LIEU ? - Ma revue n° 018 du 01/03/2022 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 018 du 01/03/2022

 

SANTÉ NUMÉRIQUE

JE DECRYPTE

SYSTÈME DE SANTÉ

Adrien Renaud  

Dévoilé début février, « Mon espace santé » est censé être le carnet de santé numérique que tout le monde attend depuis le lancement du dossier médical partagé. En théorie, c’est le début d’une nouvelle ère pour les patients et les soignants. Reste à savoir si l’outil tient ses promesses.

Il y a si longtemps qu’on l’attendait qu’on peine à y croire : chaque Français dispose enfin d’un instrument numérique pour stocker de manière simple et sécurisée toutes les informations concernant sa santé (ordonnances, résultats de biologie, dossier d’hospitalisation, etc.), de les partager avec les professionnels au fil des parcours de soins, et d’échanger avec eux via une messagerie dédiée. Baptisé « Mon espace santé », cet objet miraculeux tient donc la promesse faite il y a bientôt vingt ans avec le Dossier médical personnel, devenu Dossier médical partagé (DMP). Mais comme le diable se cache dans les détails, il convient d’y regarder de plus près.

Tout d’abord, le contenu. « Mon espace santé » est un dossier patient (il inclut le DMP, auquel il facilite l’accès), mais ce n’est pas tout. Il contient une messagerie sécurisée qui permet d’échanger, non plus entre professionnels de santé comme c’est le cas depuis plusieurs années, mais aussi entre soignants et patients. À terme, il intégrera un agenda de santé permettant de centraliser les différents rendez-vous médicaux ainsi que divers services comme la synchronisation avec des objets connectés, des applications.

« “Mon espace santé” est un produit qui est construit autour du DMP, mais qui est maintenant très différent, qui contient d’autres fonctionnalités et qui est beaucoup plus ergonomique », résumait Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée à la gestion et à l’organisation des soins de la Caisse nationale d’assurance maladie lors d’un briefing de présentation du nouvel outil organisé à l’attention de la presse professionnelle fin janvier.

TROUBLANTE SIMPLICITÉ

Concrètement, l’association d’une messagerie sécurisée avec un outil permettant de conserver et consulter en ligne des documents médicaux rend possible des usages d’une troublante simplicité. Ainsi, un médecin qui prescrit des examens de laboratoire, par exemple, pourra, grâce à « Mon espace santé », accéder directement aux résultats, puis envoyer l’ordonnance de façon sécurisée, promettait Marguerite Cazeneuve.

Mais les médecins ne sont pas les seuls concernés. « À terme, au travers de son logiciel de cabinet, une infirmière libérale pourra accéder à toutes les informations contenues dans “Mon espace santé”, promet Jean-Pierre Issartel, vice-président « collège paramédicaux » de la Fédération des éditeurs d’informatique médicale et paramédicale ambulatoire (Feima), l’association qui regroupe les industriels du logiciel professionnel. C’est important, par exemple, dans le cas d’un patient qui sort de l’hôpital à 12 h : quand l’infirmière passe le même jour à 16-17 h, elle n’a aucune information, doit appeler l’oncologue, le médecin traitant, etc., alors que là, elle aura la lettre de sortie directement dans son logiciel. »

LES HOSPITALIÈRES AUSSI

Et il y a mieux : « Mon espace santé » n’aura pas pour seul effet de faciliter le quotidien des seules libérales. Les hospitalières en bénéficieront aussi. C’est du moins ce que promet Dominique Pon, directeur de la clinique Pasteur, à Toulouse, et responsable ministériel au numérique en santé, qui a porté à ce titre le dispositif. « Dans mon établissement, situé dans un département pilote de “Mon espace santé”, les infirmières peuvent déjà, dans le dossier patient informatisé, récupérer les informations de “Mon espace santé” en amont, illustre-t-il. Donc, lors du questionnaire d’entrée, beaucoup de données sont déjà remplies. » Un gain de temps d’autant plus significatif, ajoute-t-il, que la connexion entre « Mon espace santé » et le dossier patient de l’établissement est automatique, ce qui fait que les soignantes de la clinique « n’ont pas à entrer dans l’interface ».

POINTS NOIRS

Alors, tout va-t-il vraiment pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas vraiment. Principal point noir : le lien entre les logiciels métier des infirmières libérales et « Mon espace santé » n’est pas encore fait. Cela signifie que, pour accéder à l’interface d’un patient ou pour lui envoyer des informations via la messagerie sécurisée, les soignantes doivent encore effectuer des manipulations compliquées. Pas idéal lorsqu’on passe le plus clair de son temps en déplacement… « Il y a un chantier énorme à mener pour que nos logiciels soient interopérables avec “Mon espace santé”, décrypte Jean-Pierre Issartel. Dans notre système de santé hospitalo-médico-centré, il a fallu faire des choix : l’hôpital, la médecine de ville, la biologie, la pharmacie sont passés en première vague, mais les paramédicaux, ainsi que les chirurgiens-dentistes ou encore les sages-femmes doivent patienter. » Et l’éditeur d’espérer que la connexion pourra être effective d’ici la fin de l’année.

Autre sujet de préoccupation : « Mon espace santé » est comme la liberté de la presse, il ne s’usera que si personne ne s’en sert. « Aujourd’hui, l’écosystème est en place, et nous avons hâte d’avoir, par exemple, accès à des volets de synthèse médicale remplis au fil de l’eau par les médecins, explique Daniel Guillerm, président de la Fédération nationale des infirmiers. Mais cela ne marchera que s’il y a une véritable appropriation par les patients comme par les professionnels. » En d’autres termes, avoir la plus belle des plateformes ne suffit pas, encore faut-il qu’elle soit utilisée activement. « Il ne s’agit pas de faire un cimetière de données », prévient le responsable syndical.

FRACTURE NUMÉRIQUE

Du côté des professionnels, une grande partie de l’appropriation dépendra probablement de l’ergonomie du dispositif et de la facilité avec laquelle ils pourront y accéder via leurs logiciels métier. Mais du côté des patients ? Qu’en sera-t-il notamment des personnes âgées dépendantes qui sont bien souvent les moins familiarisées avec les outils numériques tout en étant celles qui ont le plus besoin de coordination, et qui constituent par ailleurs une grande partie de la patientèle des professionnelles de santé libérales ?

Pour répondre à ces inquiétudes, le ministère et l’Assurance maladie promettent qu’un accompagnement des personnes les plus éloignées du numérique est prévu. Les deux institutions mettent notamment en avant des partenariats avec les acteurs spécialisés comme l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) et ses 4 000 médiateurs numériques censés être déployés pour aider les Français à mieux utiliser les technologies mises à leur disposition.

« Il y a un grand point de vigilance sur ce sujet », juge Arthur Dauphin, chargé de mission « Numérique en santé » à France assos santé, fédération qui regroupe les associations de patients au niveau national. Celui-ci estime qu’il y a encore du chemin à parcourir avant que le recours aux médiateurs numériques, qui sont selon lui « encore peu connus par les professionnels et les patients », devienne un réflexe. Il faudra décidément que tout le monde s’y mette si la France veut parvenir à tourner enfin la page du DMP et de ses multiples rebondissements.

Vous avez dit « opt-out » ?

La création de « Mon espace santé » est automatique : tous les Français disposent de ce nouvel outil. D’ici fin mars, ils vont recevoir un message de l’Assurance maladie pour leur demander de se rendre sur www.monespacesante.fr afin de l’activer et de commencer à l’alimenter. S’ils désirent s’opposer à la création de leur espace (« opt-out »), il leur suffit de se rendre sur le même site pour en faire la demande. Il sera par ailleurs possible de changer d’avis : « à tout moment l’assuré peut activer ou clôturer son profil », promet le dossier de presse de l’Assurance maladie consacré à « Mon espace santé ».

TROIS QUESTIONS A…

Patrick Chamboredon, président de l’Ordre national des infirmiers (ONI), souligne le rôle de médiateur que doit, selon lui, jouer la profession pour la diffusion de « Mon espace santé ».

En quoi « Mon espace santé » constitue-t-il selon vous une avancée pour les infirmières ?

C’est un formidable outil de coordination, de prise en charge, de mémoire. C’est ce que l’informatique peut nous apporter de mieux. C’est pourquoi il faut que les infirmières aient les droits les plus étendus possible afin d’optimiser le suivi de leurs patients. Nous sommes l’une des professions les plus connectées, nous avons une appétence pour le numérique, et il nous semble que nous pouvons jouer un rôle de médiateur technologique auprès de nos patients.

En tant que gardien de la déontologie de la profession, quels sont les points de vigilance à avoir ?

En tant qu’ordre, nous serons particulièrement vigilants aux éventuels problèmes liés aux mésusages, qu’il s’agisse de fuites de données, d’usurpations d’identité, etc.

Pourquoi les infirmières, pourtant première profession par le nombre, n’ont-elles pas été incluses dans la première vague permettant de rendre leurs logiciels compatibles avec « Mon espace santé » ?

L’enjeu, c’est de garantir au patient que le soignant qui accède à son dossier est un vrai professionnel de santé. Pour avoir les droits d’accès, il fallait donc que les infirmières disposent d’un numéro RPPS [Répertoire partagé des professionnels de santé, ndlr] afin d’assurer une identification forte. Nous avons fait un véritable travail sur ce point, et nous avons désormais 450 000 professionnelles qui possèdent un numéro. C’est un véritable acquis.

PAROLES DE BÊTATESTEURS

Avant d’être lancé à l’échelle nationale, « Mon espace santé » a fait l’objet d’un test dans trois départements. Retour d’expérience avec deux Idels qui ont joué les cobayes.

Mon espace santé » reste encore, pour l’immense majorité de la profession infirmière, un grand inconnu. Mais pas pour les Idels qui, en Haute-Garonne, en Loire-Atlantique ou encore dans la Somme, ont participé, en partenariat avec l’Assurance maladie, au test de ce nouvel objet. Et l’avis de ces éclaireurs semble globalement positif. « J’ai pu constater que cet outil permettait une meilleure communication avec le patient, explique ainsi Coralie Duchêne, Idel à Castanet-Tolosan, au sud de Toulouse, qui a eu l’occasion de travailler avec « Mon espace santé ». Cela évite les échanges par mail ou par téléphone, que nous avions auparavant, pour récupérer des comptes-rendus ou des résultats, et qui ne sont pas très sécurisés. »

CONSULTATION ÉVITÉE

Le nouvel instrument permet aussi une meilleure communication avec l’hôpital et les autres professionnels de santé. « J’ai pu prendre en charge une patiente qui avait une brûlure au deuxième degré intermédiaire, qui avait été vue au CHU et réadressée à son médecin traitant, raconte Nicolas Gautier, autre Idel participant au test, installé pour sa part à Orvault, dans l’agglomération nantaise. Je lui ai fait ouvrir son espace santé, j’ai pris des photos qu’elle a pu mettre dans son dossier et qui ont été envoyées au CHU. Elle n’a pas eu besoin d’une nouvelle consultation avec le médecin traitant. Cela participe donc à l’optimisation du temps médical. » Autre exemple avec, cette fois-ci, une patiente souffrant d’un glioblastome. « Elle a pu partir en vacances, mettre tous les documents dans son espace et éviter de se balader avec tout son classeur », se souvient le libéral Nantais. Mais « Mon espace santé » ne se résume pas, selon lui, à une amélioration du confort du patient : il sera aussi bénéfique pour les IDE. « On aura accès à davantage d’informations de façon plus sécurisée, et on s’évitera des soucis, par exemple pour récupérer les comptes-rendus d’hospitalisation, ce qui est aujourd’hui très problématique », prévoit-il.

POINTS D’INQUIÉTUDE

En bons bêtatesteurs, les deux soignants ont aussi relevé des points à améliorer dans « Mon espace santé ». « Quand les patients nous envoient un mail via la messagerie sécurisée, on ne reçoit pas de notification », déplore Coralie Duchêne, qui se dit cependant persuadée que ce défaut sera vite corrigé. Plus problématique : l’accès des personnes âgées au numérique. « C’est un outil formidable pour ceux qui sont familiers de ces technologies, mais pour les personnes âgées dépendantes ou étrangères, cela constitue une barrière », note Nicolas Gautier.

Ce dernier remarque par ailleurs que « Mon espace santé » ne sera vraiment utile que si tous ceux qui interviennent dans le parcours d’un patient l’alimentent. « L’une de mes craintes, c’est de savoir si les établissements, et notamment les plus gros qui sont les moins flexibles, réussiront à prendre ce virage », confie-t-il. Espèrons que l’avenir dissipera cette inquiétude.

À savoir

ACCÈS ET TRAÇABILITÉ

• Seuls les citoyens et les professionnels de santé qui les accompagnent peuvent accéder aux données à caractère personnel. Une faculté dont sont exclus l’État, l’Assurance maladie, les assurances et mutuelles, de même que les employeurs.

• Les professionnels doivent recueillir le consentement des personnes pour obtenir les accès qui sont soumis au secret médical. Une matrice d’habilitation définit le type de documents auxquels chaque professionnel de santé peut accéder selon la prise en charge du patient. L’usager peut choisir de masquer des informations et de bloquer l’accès à un professionnel ou un établissement de santé, hors médecin traitant qu’il aura désigné dans « Mon espace santé ».

• L’usager est informé à chaque envoi ou modification de document dans son dossier médical ou lorsqu’un professionnel accède à des données de santé.