ÉLARGIR LE CHAMP DE LA CONTENTION EN PROTÉGEANT
PÉDOPSYCHIATRIE
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PARCOURS
Infirmier en pédopsychiatrie à la Pitié-Salpêtrière et chercheur à l’Inserm, Jean Lefèvre-Utile a récemment obtenu une thèse en éthique. Ses travaux portent sur les pratiques de sécurisation alternatives à la contention et s’orientent vers la prise en compte de la voix de l’enfant.
Un dessinateur l’avait croqué alors qu’il soutenait sa thèse d’éthique, effectuant des mouvements de funambule pour rester en équilibre. Quand on le retrouve quelques mois plus tard dans son bureau de chercheur(1), au rez-de-chaussée du bâti ment de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), à Paris, Jean-Lefèvre-Utile manie des concepts qui entrent en tension les uns avec les autres : soins, contention, exclusion, vulnérabilité et violence. Il enfile son vêtement de protection, une veste de travail délavée bleue qui protège des griffures et qui se laisse agripper sans dommages, avant de rejoin dre les professionnels de l’Unité sanitaire interdépartementale d’accueil temporaire d’urgence (Usidatu) (lire l’encadré ci-dessous) avec lesquels il mène une recherche-action. Il s’agit d’adapter aux lieux et aux différentes cultures de soin des outils de protection (lire page suivante) permettant un moindre recours à la contention des jeunes avec autisme et déficience intellectuelle. Une problématique qui le suit depuis ses études à l’Ifsi de la Pitié-Salpêtrière. À l’époque, il avait été bouleversé par un stage en pédo psychiatrie. « Ce qui m’a interpellé, c’est comment la violence peut être un langage, témoigne le chercheur. J’ai eu cette curiosité de me dire : “On va essayer de décoder, de lire entre les lignes.” Sachant que cette violence se déroule sur fond de souffrance, de solitude, d’existence incomprise. Je trouvais cela assez valorisant de songer que j’allais faire partie de tout un panel de professionnels qui allaient tenter de comprendre la violence plutôt que de la neutraliser ou la gérer. J’étais intéressé par ce qu’on appelle la “fonction contenante”, c’est-à-dire la capacité à désamorcer le processus agression-répression. Et je me suis posé la question de savoir si j’arriverais à faire cela moi aussi. »
Jean Lefèvre-Utile se donne les moyens pour y parvenir. Alors qu’en 2013 il fait ses débuts dans le service de psychiatrie pour enfants et adolescents de la Pitié-Salpêtrière, il entreprend un master d’éthique. Le mémoire de son master 2 porte sur la frontière entre la protection et le soin, en s’intéressant au packing(2), une technique qui était alors au centre d’une vive polémique. « La France était accusée d’employer une “camisole glacée”, se souvient l’infirmier-chercheur. Les familles étaient pourtant demandeuses de ce soin qui procurait un sentiment de réconfort. J’ai essayé de comprendre la polémique avec un abord clinique et éthique. » Un questionnement qui ouvrait directement sur le sujet de sa thèse : les alternatives à la contention. L’infirmier souhaite réaliser une étude ethnographique multicentrique portant sur trois unités : l’Usidatu, où il travaille depuis deux ans, la Neuro behaviorial Unit (NBU), l’unité phare de Baltimore, aux États-Unis, et le Burgess 2, de l’Institut Douglas de Montréal(3), au Québec. Il postule pour une bourse de doctorat de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) en recherche infirmière. En 2017, il obtient un financement, lequel est reconduit les deux années suivantes. Son étude porte sur les pratiques de sécurisation alter natives à la contention dans la prise en charge des troubles graves du comportement chez les personnes avec autisme et déficience intellectuelle.
Dans les trois pays, le jeune chercheur réalise un inventaire des blessures et des outils de contention existants, et s’intéresse aux équipements de protection individuels à destination des patients et des soignants. En complément de ses observations, il coanalyse les pratiques de sécurisation avec les professionnels concernés. Le recours à des interventions physiques, la sédation, l’isolement ou les sangles génère une détresse morale. Garants de la continuité des soins avec des jeunes ayant déjà vécu des traumatismes répétés, les soignants vivent avec difficulté la rupture du lien thérapeutique et le risque d’être maltraitants à travers ces pratiques.
Lors de son séjour au Québec, le doctorant découvre l’usage du ballon thérapeutique, qui atteint presque une hauteur d’homme, développé par l’éducateur Jocelyn Bourdeau. En maintenant une distance, le ballon protège les professionnels et sécurise les patients tout en préservant le lien patients-soignants et toute la créativité qu’il peut offrir. Un autre équipement retient son attention, le PAO (« cible », en thaïlandais). Un rectangle rem bourré, entre le coussin et le bouclier, est utilisé à l’Usidatu comme outil de protection. L’éducateur et ethnologue Corentin Sainte Fare Garnot y a aussi recours à des fins socio-éducatives, pour que les jeunes patients déchargent leur violence. L’infirmier décide de prolonger son travail ethnographique par une mise en application évaluée par une recherche-action. « Quand je suis rentré en France, témoigne Jean Lefèvre-Utile, je me suis senti la responsabilité de transmettre ces savoirs et observations. J’avais envie de développer à l’Usidatu ce qui se faisait à l’étranger à l’aide d’outils innovants. » Début 2019, le soignant aborde ce qui deviendra la deuxième partie de sa thèse et cherche de nouveaux financements. En collaboration avec ses collègues, il imagine ce que pourrait devenir l’unité en introduisant ces outils. Il va alors frapper à la porte d’une école de design, l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI)-Les Ateliers. Enthousiasmée, l’équipe pédagogique organise une semaine d’ateliers avec quinze étudiants pour travailler sur les aspects ergonomiques du projet. La suite exige un financement. Avec le concours d’une architecte hospitalière, il réalise une maquette 3D et concourt à l’appel d’offres de la Fondation individualisée Recherche John Bost. Conquis par le projet, le jury donne au chercheur les moyens de terminer son travail de recherche.
Jean Lefèvre-Utile réintègre son service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent tout en menant sa recherche-action sur les moyens d’optimiser les stratégies de protection pour réduire la dimension agressive de la prise en charge des trou bles graves du comportement, et de les implanter dans l’unité. Le chercheur participe aux staffs d’analyse de pratiques, fait venir des intervenants extérieurs et anime des ateliers à destination de tous les professionnels de l’unité. « C’est très riche de voir que ce qui existe depuis vingt ans au Québec peut susciter autant de réticences dans une unité qui, pourtant, a besoin de ces outils, souligne-t-il. Le moindre changement culturel représente un bouleversement. Même si on s’y prend avec des pincettes, on heurte énormément les identités socioprofessionnelles de chacun. » Le décloisonnement est d’ailleurs au cœur de sa démarche. Certains des modules qu’il propose offrent l’occasion aux professionnels de chaque corps de métier de transmettre aux autres, via une approche clinique, ce qui est le plus important dans leur quotidien pour réduire les troubles graves du comportement des patients. D’autres formations permettent d’aborder la gestion de la violence, aussi bien les techniques de désamorçage et de désescalade par la parole que la façon d’immobiliser une personne sur un tapis rembourré en évitant de la blesser tout en veillant à sa propre sécurité. Et cet aspect est capital : lors de son étude ethnographique, Jean Lefèvre-Utile s’est aperçu que les blessures étaient banalisées et pouvaient même être assimilées à une forme de rite de passage, signant l’appartenance à l’unité. Pour faire évoluer cette posture, la réflexion éthique du chercheur débouche sur la nécessité de mettre en avant la notion de vulnérabilité partagée.
Ce concept philosophique a été développé par Agata Zielinski (voir les références). Appliquée à la prévention dans le cadre des troubles graves du comportement, la notion de vulnérabilité partagée permet d’éviter les écueils de la violence. « C’est un vrai travail de prendre suffisamment soin de soi-même dans une institution, témoigne le chercheur. Cela permet d’éviter aussi bien la toute-puissance, quand on cherche à reprendre le pouvoir, que l’impuissance, quand on est en train de déserter parce qu’on a trop peur ou qu’on en arrive à ne plus rien faire parce que “de toute façon, rien ne marche”. » La vulnérabilité partagée est une manière de maintenir le lien avec les patients. Car la pri se de conscience de sa propre vulnérabilité passe par la protection. Les équipements de protection individuelle utilisés par les soignants (vestes, mitaines) émanent d’un souci de soi, gage de respect mutuel. Ils permettent également de ne pas faire reposer la sécurisation des soins uniquement sur les patients. Le ballon thérapeutique et le PAO peuvent être considérés comme des équipements de protection collectifs, lesquels sont également des outils de médiation favorisant la liberté d’aller et venir des patients. Jean Lefèvre-Utile est en train de finaliser un schéma (voir ci-contre) permet tant à chacun de visualiser la réponse graduée, allant du gros ballon au tapis d’immobilisation transitoire (lire l’encadré ci-contre), face à des trou bles graves du comportement, pour assurer la sécurité de tous.
L’infirmier-chercheur vient d’apprendre qu’il était admis pour effectuer une année de postdoctorat à l’université McGill de Montréal. Durant cette année de disponibilité, il retrouvera le codirecteur de sa thèse, Franco Carnevale, professeur à l’école des sciences infirmières Ingram de cette prestigieuse université. Ce chercheur en sciences de la santé et de l’éducation de la petite enfance a développé un programme de recherche interdisciplinaire, intitulé Voice, pour Views on Interdisciplinary Childhood Ethics. Jean Lefèvre-Utile se réjouit de pouvoir enrichir ses compétences de productions scienti fiques dans un milieu stimulant : « C’est une chance pour moi de pouvoir bénéficier à nouveau de cette culture de sciences infirmières où l’on peut parler consultation et prescription infirmières, où ça ne choque personne. » Ses préoccupations de recherche pour l’avenir se situent dans la droite ligne du programme canadien Voice, qu’il souhaite implanter en France. Pour ses futurs travaux de recherche, il s’attachera à la voix de l’enfant, comme celle de cette jeune fille anorexique qu’il était nécessaire d’attacher pour pouvoir la nourrir. Lors d’un entretien, elle avait déclaré à l’infirmier-chercheur que le Papoose Board (lire l’encadré ci-dessus) avait été le moyen de contention le « plus acceptable » lors de son hospitalisation.
Notes
1. Jean Lefèvre-Utile est éthicien au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (Inserm-université Paris-Saclay).
2. Technique de traitement consistant à envelopper transitoirement un patient de linges froids et humides.
3. L’Institut universitaire en santé mentale Douglas est affilié à l’université McGill de Montréal.
Sources utiles
• Lefèvre-Utile J., « La relation de soin en pédopsychiatrie à l’épreuve de la violence et au cœur de la vulnérabilité partagée : étude ethnographique sur les pratiques de sécurisation alternatives à la contention dans la prise en charge des troubles graves du comportement des personnes avec autisme et déficience intellectuelle en France, au Canada et aux États-Unis », thèse de doctorat en santé publique spécialité éthique, soutenue le 5 juillet 2021 à l’université Paris-Saclay. Sur : bit.ly/3hMevWA
• « Isolement et contention dans les établissements de santé mentale », rapport du Contrôleur général des privations de liberté, éditions Dalloz, 2016. En ligne sur : bit.ly/35uxqmo
• HAS, « Isolement et contention en psychiatrie générale, méthode recommandations pour la pratique clinique », février 2017. En ligne sur : bit.ly/34lGM3a
• Zielinski A., « Vulnérabilité partagée, un point de rencontre ? », Médecine palliative, 2018 Oct;17 (5):300-4. Sur : bit.ly/3HTkKSR
• Zielinski A., « Avec l’autre, la vulnérabilité en partage », Études, 2007 Jun;6 (406):769-78.
• Lefèvre-Utile J., Perron A. et al., “Acknowledging caregivers’vulnerability in the management of challenging behaviours to reduce control measures in psychiatry”, Nursing Ethics, 2022 Feb:1-22. Sur : bit.ly/3tArBMb
• Lefèvre-Utile J., Guinchat V., Watchel L. E. et al., « Équipements de protection individuelle et outils de sécurisation alternatifs à la contention dans la prise en charge des troubles graves du comportement des personnes avec autisme et déficience intellectuelle », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 2018 Nov;66 (7-8):443-59. Sur : bit.ly/35uyira
Créée en 2012 sur le modèle de la Neurobehaviorial Unit (NBU) de l’école de médecine de l’université Johns Hopkins de Baltimore, aux États-Unis, l’Unité sanitaire interdépartementale d’accueil temporaire d’urgence (Usidatu) du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du groupe hospitalier universitaire de la Pitié-Salpêtrière est une unité neurocomportementale accueillant une population de patients vulnérables depuis les années 1980. Une étiologie somatique, psychiatrique et comportementale, et environnementale est réalisée pour identifier la raison de leurs troubles du comportement et leur persistance, à l’origine de l’hospitalisation à l’Usidatu. Le lien entretenu par les soignants et le personnel éducatif de l’unité avec ces jeunes patients, qui effectuent des séjours de trois mois en moyenne, est primordial.
2013 Infirmier en pédopsychiatrie à la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
2013-2015 Master d’éthique à l’université Paris-Sud.
2017 Bourse de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour son doctorat en recherche infirmière, pour trois ans.
2021 Prix APinnov du soignant innovant (délivré par l’AP-HP) pour le tapis d’immobilisation transitoire (TiT).
2020-2021 DU de recherche qualitative en santé.
Juillet 2021 Thèse en santé publique, spécialité éthique, soutenue à l’université Paris-Saclay.
Encouragé par son chef de service, Jean Lefèvre-Utile a développé, avec un designer, le prototype d’un outil de contention alternatif au sol, avant-dernier recours avant l’immobilisation du patient par sangles sur son lit. Ce tapis s’inspire du Papoose Board utilisé pour immobiliser les patients non coopérants lors d’examens et de soins, et parfois en psychiatrie lors de situations de crise. Il est muni d’un coussin au niveau de la tête et arbore une forme et des couleurs rappelant celles du sauvetage. Le Velcro de cette enveloppe est particulièrement visible, ce qui permet aux professionnels d’éviter les gestes incohérents et d’immobiliser plus rapidement le patient. Des discussions sont en cours avec une entreprise pour commercialiser cet équipement.