L'infirmière n° 019 du 01/04/2022

 

INSERTION PROFESSIONNELLE

VIE PRO

CARRIÈRE

Lisette Gries  

Être en situation de handicap et soignante : atout ou écueil ? Si elles doivent se protéger des discriminations, les IDE concernées peuvent aussi faire valoir une certaine sensibilité dans la relation de soins. De la formation initiale aux solutions de maintien dans l’emploi, le secteur est de plus en plus accessible.

Visible ou invisible ? Accident ou maladie ? De naissance ou survenu au cours de la vie ? Lié à une situation professionnelle ou imputable à un problème de santé d’ordre privé ? Lorsque l’on parle de handicap, il n’y a pas une typologie unique mais autant de situations que de personnes concernées. Nos représentations habituelles du handicap, qui figurent souvent une personne en fauteuil roulant ou non voyante, pourraient laisser croire qu’il est impossible d’exercer le métier d’infirmière si l’on se trouve en situation de handicap. Mais la réalité est bien sûr plus contrastée.

« J’ai eu un accident domestique quand j’étais petite, suite auquel j’ai dû être amputée. Je porte une prothèse qui remonte jusqu’au genou. J’ai grandi avec ce handicap et je vis avec… », décrit Manou, 47 ans. Quand elle a souhaité devenir infirmière, elle a suivi une formation classique en institut de formation en soins infirmiers (Ifsi). « Le médecin du travail m’avait juste demandé de faire valider mon aptitude à suivre la formation par un chirurgien en traumatologie », se rappelle-t-elle. Pour le reste, le cursus et les stages ont été les mêmes que pour n’importe quel autre étudiant de sa promotion.

UN IFSI ENTIÈREMENT ADAPTÉ

« Nous ne savons pas combien d’étudiants en soins infirmiers [ESI] sont porteurs d’un handicap en France puisqu’ils n’ont pas l’obligation de se signaler. De plus, aujourd’hui, comme tout le processus d’inscription se fait sur Parcoursup, il est théoriquement possible qu’un élève soit sélectionné alors que sa santé rend difficile le suivi de la formation », remarque Patrice Thuaud, directeur du pôle des Métiers du soin et de l’accompagnement du CripUgecam (Centre de rééducation et de réinsertion professionnelle) de Castelnau-le-Lez (Hérault). Son établissement est le seul en France à proposer un Ifsi entièrement adapté aux personnes en situation de handicap. « Quand les étudiants postulent chez nous, c’est parce qu’ils ont déjà une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé [RQTH]. Nous pouvons donc préparer leur entrée en formation avant même le démarrage des cours », apprécie-t-il.

L’écueil à éviter est d’intégrer dans la formation en soins infirmiers des candidats qui ne pourront pas répondre à toutes les compétences attendues, à la fois celles présentes dans le référentiel de formation, mais aussi une fois en poste. « À part pour quelques rares diagnostics qui rendent l’exercice du métier impossible (par exemple une personne non voyante qui ne pourra pas vérifier les dosages médicamenteux sur chaque poche ou ampoule ne pourra pas travailler en tant qu’infirmière), il ne s’agit pas de faire le tri entre les types de handicap, tient à préciser Patrice Thuaud. Nous cherchons à déterminer s’il y a une adéquation entre les exigences de la profession et les aptitudes des candidats. Nous ne les interrogeons pas sur leur diagnostic médical, mais plutôt sur la culture de compensations qu’ils ont développée dans leurs différents environnements de vie. Il faut à la fois repérer les leviers de réussite qui pourront être renforcés, mais également les freins à lever. »

Une fois que les étudiants démarrent leur formation au sein de l’Ifsi du Crip-Ugecam, leur cursus est le même que dans n’importe quel autre institut et, évidemment, leur diplôme est délivré selon les mêmes critères d’évaluation. Concernant les périodes de stage, des partenariats ont été noués avec des structures de soins réparties dans toute la France afin de favoriser l’insertion professionnelle des ESI dans la région de leur choix.

« Nos formateurs vont régulièrement sur le terrain pour s’assurer du bon déroulement des périodes de stage », insiste Patrice Thuaud.

SE SIGNALER OU NON ?

Une présence que les directeurs d’établissement apprécient. « Au sein du groupe Elsan, neuf établissements accueillaient des stagiaires du CripUgecam au démarrage de ce partenariat, il y a environ deux ans. Désormais, ce sont 26 cliniques, encouragées par les échos positifs de leur réseau, qui sont entrées dans la boucle », se félicite Pierre-Emmanuel Cosson, chargé de mission handicap pour le groupe.

Elsan déploie depuis un peu plus d’un an et demi une politique handicap ambitieuse afin de favoriser l’embauche et le maintien dans l’emploi de personnes en situation de handicap. « Avant de mettre au point un plan d’actions dans le cadre de la convention de partenariat avec l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées [Agefiph], nous avons mené une opération de diagnostic dans nos 137 cliniques, détaille Sandrine Mathis, directrice des affaires sociales au sein du groupe. Il est apparu que de nombreux travailleurs handicapés n’osaient pas signaler leur situation de peur d’être considérés comme des patients supplémentaires. Il nous a donc semblé important d’axer notre travail sur la sensibilisation pour démystifier le handicap. »

Si les salariés n’ont pas l’obligation de déclarer leur handicap à leurs supérieurs ou à leurs collègues (la CAF rappelle que 80 % des handicaps sont invisibles), ils se posent néanmoins invariablement la question de rendre publique leur situation. Les réponses varient selon la nature du handicap, le moment de sa survenue, son impact sur le travail, les risques de discrimination, l’ambiance du lieu de travail, la personnalité des infirmières concernées… Christelle Moll, 52 ans, a développé une tendinopathie calcifiante de l’épaule droite liée, notamment, à des gestes répétitifs lors de son travail en salle de réveil. « J’ai dû être opérée et je n’ai pas pu reprendre le travail pendant deux ans », explique-t-elle. À son retour en octobre 2019, la médecine du travail lui suggère de demander sa RQTH. « Mes collègues savaient très bien ce que j’avais puisque la pathologie est liée aux gestes professionnels. L’équipe comme la direction de l’établissement ont toujours fait preuve d’une grande bienveillance à mon égard », apprécie-t-elle.

SE PRÉMUNIR DES RÉACTIONS BRUSQUES

Grâce à la RQTH, son poste a pu être aménagé avec du matériel adapté. « Si le salarié ne signale pas sa RQTH à son employeur, ce dernier ne pourra pas nous solliciter pour des aides, que ce soit des aménagements techniques, comme un ordinateur adapté, ou logistiques », insiste Hugues Defoy, directeur Mobilisation du monde économique et social de l’Agefiph. Des aides sont aussi disponibles pour les infirmières libérales qui peuvent parfois plus facilement adapter leurs conditions de travail à leurs besoins (pas de travail de nuit, moins de piétinements, téléphone adapté sans que cela soit un motif de négociation, etc.).

Mais pour autant, faut-il évoquer le sujet dès l’embauche ? « Nous faisons paraître nos offres d’emploi sur le site de l’Agefiph et nous participons à des forums spécialisés sur l’emploi des personnes handicapées, rappelle Pierre-Emmanuel Cosson. Le sujet peut donc être abordé très ouvertement afin que l’on ouvre rapidement le dialogue sur les solutions que nous pourrons mettre en place ensemble. » Cependant, tous les établissements n’ont pas une politique handicap aussi volontaire. « Il n’y a aucune obligation légale à se signaler dès le départ, surtout si le salarié craint d’être discriminé pour cette raison », rappelle Hugues Defoy.

Quant au fait d’évoquer son cas auprès de l’équipe, là encore, il n’y a pas de réponse toute faite. « Nous suggérons aux étudiants de rester prudents quand il s’agit d’évoquer leur situation médicale sur leurs lieux de stage pour limiter les réactions brusques », préconise Patrice Thuaud. Mêmes lorsque les infirmières qui sont atteintes d’un handicap estiment travailler dans un environnement bienveillant, de petites frictions ont pu émailler leur parcours. Mieux vaut donc être préparé à y répondre – ou à les ignorer – et garder la maîtrise sur ce que l’on est prêt à dévoiler. « Nous formons des référents handicap, lesquels sont des interlocuteurs privilégiés sur ces questions afin que chacun puisse prendre la meilleure décision, explique Marie Maas, responsable développement et innovation pour l’association Objectif d’emploi des travailleurs handicapés (OETH), qui assure la gestion du fonds « handicap » pour le secteur sanitaire, social et médico-social privé non lucratif. Quand il s’avère pertinent et nécessaire d’entrer dans certains détails, les référents sont là pour sensibiliser et accompagner le collectif de travail. »

SOULAGER LA DOULEUR

Reste enfin la question des patients : le handicap modifie-t-il la relation de soins ? « Je n’ai jamais parlé de ce qui m’était arrivé avec eux, mais je n’ai jamais esquivé leurs remarques non plus », indique Manou, qui travaille en psychiatrie. Entre soins au long cours et impact sur l’entourage, elle remarque quelques similitudes entre son parcours médical personnel et la prise en charge qu’elle offre aux patient, mais assure que cela ne change en rien sa posture professionnelle.

Pour Fêten Rhoumi, infirmière dans un centre spécialisé en orthopédie, les trois maladies auto-immunes qui compliquent son quotidien depuis une quinzaine d’années ont d’abord été un frein à l’exercice de son métier. « J’ai toujours aimé mon travail, mais la fatigue et les douleurs m’ont obligée à passer beaucoup de temps en arrêt maladie, surtout lors des premières années », retrace-t-elle. La reconnaissance de son invalidité et sa prise de poste dans un service adapté à mi-temps lui ont finalement permis de retrouver un équilibre. « Je ne pensais pas que cela avait une influence sur ma façon de travailler, mais un des chirurgiens du service m’a fait remarquer que j’avais une grande empathie envers les patients et que j’étais particulièrement attentive à soulager leur douleur. Je sais ce que c’est d’avoir mal, alors c’est vrai que j’y attache une grande importance », sourit-elle. Que ce soit en établissement ou en libéral, les infirmières en situation de handicap ont donc de nombreux atouts à faire valoir dans leur rapport au soin.

RÉFÉRENCES

• Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées, www.agefiph.fr

• Association OETH, www.oeth.org

• Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique, www.fiphfp.fr

• CripUgecam, https://crip34.fr/

• Iseform Santé, www.iseformsante.fr

Près de Lille, un institut de formation en soins infirmiers s’ouvre au handicap

Depuis septembre 2021, une dizaine de places sur les 90 que compte l’Ifsi Iseform de Loos (Nord) sont ouvertes à des étudiants en situation de handicap. « Ils sont en inclusion dans un parcours classique, souligne Anne Hanquier, la directrice de l’Ifsi. Avant leur entrée en formation, et tout au long de leur cursus, nous les accompagnons pour éviter qu’ils ne se retrouvent en échec. » Le projet d’ouvrir ces places a germé dans l’esprit de l’équipe pédagogique après qu’un étudiant a eu un accident au cours de ses études. Malgré une amputation, il avait pu aller au bout de sa formation et obtenir son diplôme.

Pour cette première année, cinq étudiants sont concernés par cet accès spécifique, fléché sur Parcoursup. Si l’ensemble de la promotion sait que des élèves en situation de handicap sont présents, ceux-ci ne sont pas clairement identifiés. « Si l’un d’eux parle ouvertement de sa situation, d’autres sont plus discrets, explique la directrice. Mais eux se connaissent entre eux et peuvent donc partager leurs difficultés. »

De même, un formateur référent est désigné pour les suivre tout au long de leur cursus, et ils bénéficient d’un appui hebdomadaire du Centre lillois de réadaptation professionnelle. Sur les lieux de stage, des liens réguliers avec les directions des soins permettent de s’assurer que les étudiants seront dans de bonnes conditions pour se former. « Les établissements de la région sont enthousiastes », se félicite Anne Hanquier.

Savoir +

OBLIGATION DE 6 %, DE QUOI PARLE-T-ON ?

• Les employeurs publics et privés de plus de 20 salariés sont tenus de compter dans leurs effectifs au moins 6 % de travailleurs handicapés. Cette proportion s’entend à l’échelle de l’entreprise, et non de l’établissement, et sur l’ensemble de la masse salariale, et non par profession ou occupation. Les employeurs qui ne respectent pas cette obligation doivent verser une contribution financière à l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) – ou à des associations spécifiques à certaines branches – ou, pour le secteur public, au Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (Fiphfp).

• Sont considérées comme travailleurs handicapés les personnes qui ont une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), un certain niveau d’invalidité ou qui perçoivent l’allocation adulte handicapé (AAH).

• Pour les travailleurs indépendants, dont les infirmières libérales, un statut de travailleur indépendant handicapé (TIH) existe. Ce statut leur permet d’accéder à certains accompagnements spécifiques.