L'infirmière n° 019 du 01/04/2022

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Clotilde O’Deyé  

chercheuse et formatrice, responsable de l’association Anthropos - Cultures Associées*

Accueillir dans le système de soins des personnes en exil issues d’autres milieux culturels peut être source de malentendus. Tout est à reconfigurer. Pour les soignants, il s’agit d’aiguiser sa capacité à écouter, à comprendre l’autre dans sa différence mais aussi à partager. Ce que permet le dialogue interculturel.

Selon l’Unesco, la culture se définit « comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances(1) ».

Chaque individu est issu d’un groupe culturel différent et, que cela concerne la dimension matérielle, légale, sociale ou spirituelle, les sciences humaines nous apprennent que chaque groupe culturel habite et perçoit le monde d’une manière singulière. Ainsi, lorsque nous nous trouvons à l’intérieur de notre propre groupe culturel, tout nous semble familier. Mais à l’inverse, dès lors que nous nous retrouvons en situation d’exil ou que nous sommes confronté à une personne qui n’appartient pas à notre groupe culturel, alors les différences et des malentendus peuvent commencer à émerger.

SITUATION DU PATIENT EXILÉ : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE

Appelons ces malentendus des zones de turbulence. Lorsque l’on exerce comme soignante, quelles sont les zones de turbulence qui peuvent interférer avec des patients appartenant à d’autres groupes culturels ? La pratique anthropologique nous permet d’en identifier quelques-unes.

La compréhension du système de santé lui-même : hôpital ou clinique (couleur des blouses, services, systèmes d’entrée et de sortie, dimension administrative, etc.), rendez-vous, permanences, organisation des soins, du parcours de soins et de la prise en charge, les différents corps de métiers et leur organisation, les spécialités, les horaires, les temps, les espaces, les modalités. Il n’est pas inné pour une personne étrangère de saisir tout ce fonctionnement.

Les codes relationnels entre acteurs de la santé et patients. Faut-il se regarder ou non ? Quel ton de voix utiliser ? Comment parler selon les positions hiérarchiques, le sexe, l’âge ? Là non plus, rien d’évident en termes de repères sur lesquels nous pourrions nous appuyer au premier contact.

La classification des symptômes et des maladies : partout ils s’interprètent différemment. Si en France une vision biologique des maladies est privilégiée, ailleurs, l’émergence d’un symptôme peut signifier la résurgence d’un conflit ou la vengeance d’un esprit. Ce qui signifie que le remède pourra être physiologique mais aussi relationnel ou spirituel. Et à travers le monde, il existe plusieurs médecines, on le sait.

L’acceptation ou le refus de certains soins en raison de conceptions physiologiques ou spirituelles : prise de sang, échographie, toucher, examen gynécologique. Pour certains groupes culturels, un scanner peut être synonyme de sécurité, pour d’autres, il peut réveiller une peur de l’ingérence dans le corps et dans l’esprit.

La relation au temps : est-elle monochronique, c’est-à-dire un temps divisé et subdivisé et sur lequel notre planning est adossé de façon très précise ? Ou bien estce une vision polychronique dans laquelle ce sont les contraintes spatiales, les besoins humains et les événements qui déterminent l’organisation de la journée ?

La question du sexe du patient et du professionnel de santé : nombreuses sont les conceptions culturelles qui expliquent que certaines personnes vont préférer être auscultées et suivies par des soignants du même sexe qu’elles.

L’organisation de la famille : quand dans certains groupes culturels la chambre est occupée par le malade mais aussi par ses proches qui font partie intégrante, pour la famille, du processus de soins.

Les questions alimentaires : chaque groupe culturel possède ses préférences et interdits alimentaires.

La nécessité ou pas de certains rituels au-delà du soin proposé : une prière, un autre rituel de guérison, une manipulation spécifique menée par un autre intervenant que les soignants. Comment l’inclure dans le processus, et comment même savoir que la personne en a besoin ?

La possibilité de parler de la maladie ou la nécessité de la taire. Dans certains groupes, parler d’une maladie est très mal vu car cela risque de l’aggraver. Comment aborder le diagnostic ?

L’importance de la parole d’une autorité religieuse concernant le soin versus la parole première du médecin.

Et cette liste n’est pas exhaustive. En travaillant avec des personnes récemment arrivées en France, ou même vivant ici mais dans d’autres univers culturels, nous ne pouvons jamais savoir a priori comment elles perçoivent les démarches et soins proposés, ni quels sont leurs besoins spécifiques. Or, l’ensemble de ces zones de turbulence peut parfois se transformer, selon les situations, en choc culturel professionnel, c’estàdire une sensation parfois très aiguë de dépaysement ou de malaise face à une attitude ou un comportement que l’on ne comprend pas.

Il est donc primordial de se pencher sur cette question culturelle en lien avec les soins, ce que l’on appelle la démarche interculturelle, qui consiste à améliorer sa capacité d’analyse et de communication dans des contextes où plusieurs conceptions culturelles vont entrer en jeu.

LA DÉMARCHE INTERCULTURELLE : LEVER LES FREINS

En théorie, la prise en compte de la diversité dans les pratiques de soins est un principe globalement accepté. Mais en arrière-fond, quels sont les freins à cette prise en compte ? Et comment lever ces freins sur les plans théorique et pratique ?

LES PRINCIPES D’UNIVERSALITÉ ET D’ÉGALITÉ

En France, de par notre histoire et notre rapport aux institutions, notre système de pensée est traversé par une logique universaliste, ce qui sous-entend que nous devons agir de la même manière envers tous les patients. Si nous commençons à accorder plus à l’un qu’à l’autre, cela nous inquiète car nous pensons alors ne plus respecter ce principe d’égalité.

Pour remédier à cette inquiétude, il y a le principe de l’équité et de réponse aux besoins. Que l’on soit étranger ou pas, nous n’avons en général pas les mêmes besoins. Par exemple, si nous remplaçons la question culturelle par une problématique de handicap, il nous paraît évident de s’adapter au patient pour améliorer son accueil. C’est ce que les Anglo-Saxons appellent « l’accommodement raisonnable ». Ce principe per met de s’adapter aux besoins de personnes minoritaires ou habituellement discriminées pour, précisément et paradoxalement, leur permettre de bénéficier d’une égalité de traitement. Si dans les entreprises un espace dédié à l’allaitement est proposé, certes un service spécifique pour les femmes est mis en place, mais par ailleurs, on leur permet davantage de travailler avec des enfants.

Bien sûr il faut que la demande d’accommodement ne vienne pas entraver le bon fonctionnement des soins ou imposer une contrainte excessive. Comme l’explique Isabelle Lévy, autrice de nombreux ouvrages sur la question de la religion à l’hôpital, « hindous et bouddhistes sont contre le fait de toucher à l’intégrité du corps après la mort. Pourtant, si le défunt est porteur d’un pacemaker, celui-ci devra lui être retiré comme l’impose la loi française. » Dans de nombreux cas, c’est la loi qui s’impose, mais parfois, il y a possibilité de négocier. Alors pourquoi s’en priver ?

L’« ETHNOCENTRISME »

Claude Lévi-Strauss, anthropologue et philosophe français, définit l’ethnocentrisme comme « l’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions ». Autrement dit, chaque humain pense spontanément que son fonctionnement culturel est la norme et que cette norme est la meilleure. Mais là où cela devient plus compliqué, mais également plus intéressant, c’est que l’ethnocentrisme concerne autant le professionnel de santé que la personne malade. Chacun pense que son mode de fonctionnement est le plus naturel et ne compte pas du tout s’en séparer. D’ailleurs, il ne s’en rend souvent pas compte puisque, précisément, cela est évident pour lui. C’est là que les risques de conflit apparaissent.

LA LOGIQUE « ASSIMILATIONNISTE »

En matière d’intégration, cela signifie que c’est à l’individu de se fondre dans le tout sociétal, donc à la personne exilée de s’adapter au pays d’accueil, à l’élève de se soumettre au professeur, au patient de suivre les prescriptions des soignants. C’est une posture efficace, si l’on peut dire, puisqu’elle est unilatérale. Mais elle fait appel à des logiques de pouvoir et de soumission qui ne devraient plus avoir cours aujourd’hui dans le monde professionnel. Il n’empêche qu’il y a comme un grain de sable dans notre rouage dès lors qu’une personne va faire émerger une demande culturelle.

Pour remédier à cette sensation d’inconfort et améliorer ses compétences interculturelles, il convient donc, en premier lieu, de prendre conscience de cette logique ethnocentriste, ce qui est déjà une grande part du chemin. Il s’agit ensuite de développer des compétences de décentrement, lesquelles consistent en cette capacité à prendre des distances avec soi-même, ses repères et son cadre de référence pour aller à la rencontre de l’autre. Il n’est pas question là d’aimer ou de tolérer mais de comprendre et de mieux agir sur le plan pratique, et d’entrer parfois en négociation afin que chaque partie fasse un pas de côté tout en conservant ses convictions. Cette ouverture d’esprit est déjà largement à l’œuvre dans le domaine du soin puisque c’est elle qui permet aujourd’hui aux patients de bénéficier de repas diversifiés à l’hôpital, de choisir d’accoucher en chaussettes ou sur le côté, ou encore de prier dans sa chambre, à condition que cela ne gêne pas l’organisation globale d’un service.

LA COMMUNICATION

Au-delà des aspects pratiques, parler de ces questions ne va pas de soi car cela requiert de se lancer et d’accepter de les aborder le plus souvent possible dès lors qu’une nouvelle personne entre dans le soin. Et ce n’est pas le plus simple des freins à lever dans la mesure où les personnels soignants ne sont pas toujours formés à évoquer ces questions culturelles, lesquelles les plongent dans un inconnu qui s’écarte de leur domaine d’expertise. Prenons par exemple l’histoire de madame F. qui passe trois jours à l’hôpital. Le premier jour, on lui sert un repas au poisson, ainsi que les deux jours suivants. Cela la contrarie car elle a l’habitude de manger de tout. Elle finira par comprendre qu’en raison de son nom de famille, et peut-être de son apparence, l’équipe a cru bien faire en lui pro posant un repas sans porc, et même sans viande, sans lui avoir posé la question. Cela partait sans doute d’une bonne intention mais malheureusement, c’était déplacé et inapproprié.

Le dialogue n’est donc pas une étape que l’on peut contourner. Pour lever ce dernier frein, il faut se figurer que si nous étions nous-mêmes à l’étranger en tant que patient, nous apprécierions que l’on s’interroge sur l’ensemble des zones de turbulence évoquées ci-dessus, en posant un certain nombre de questions pour anticiper les situations éventuellement délicates, surtout dans le cadre d’un accompagnement long.

À travers ce dialogue, c’est la relation soignant-soigné qui s’en trouvera améliorée, et ce, bien au-delà de la seule dimension culturelle.

UN ATELIER NUTRITION AXÉ SUR LE PARTAGE

Contexte : un atelier autour de la périnatalité dans une structure d’hébergement à Marseille avec de jeunes mères en exil, coanimé par une partie de l’équipe de la PMI de secteur, l’éducatrice du centre, une psychanalyste et moi-même. Nous abordons régulièrement la question de la diversification alimentaire.

À chaque séance, l’équipe de la PMI propose des cartes illustrées avec des dessins de fruits, de légumes, de viandes, de poissons, et donne des indications sur les âges auxquels ces aliments peuvent être consommés. Les mamans écoutent, posent des questions, mais jamais nous nous interrogeons sur leurs pratiques, si ce n’est pour rectifier le tir et réadapter en faveur des pratiques d’ici. Il y a une peur que ces jeunes mamans en exil, fatiguées, n’aient pas les bons gestes, la bonne organisation, alors il faut toujours transmettre de nouveaux savoir-faire, outiller, équiper, accompagner et modifier. Et si, au lieu de tout cela, une fois n’est pas coutume, nous écoutions et nous questionnions ? Dans la méthode de travail que je préconise, nous commençons par questionner, écouter et valoriser.

LE TEMPS DES QUESTIONS ET DE L’ÉCOUTE

« Vous venez d’où exactement ? (pas que le pays mais la ville, le village, le quartier, l’environnement, l’organisation de la maison) Ah ! C’est intéressant, mais alors, la cuisine, ça s’organisait comment ? Ah ! D’accord, et quels aliments existent là-bas ? Cela change selon les saisons ? Et les viandes, quelles viandes vous avez ? C’est la maman qui cuisine ? », etc. On découvre alors plein de noms. On cherche sur Internet. « Ah, OK ! Et ça, alors, vous le donnez à quel âge ? Et cet aliment, vous arrivez à le retrouver ici ? Vous faites vos courses où, du coup ? », etc. Dans cette première étape, on voit déjà les visages qui s’ouvrent, on s’intéresse à elles et à leurs savoirfaire. Elles nous apprennent des choses, comme l’utilisation du fonio, une céréale naturellement sans gluten, très riche en vitamines, qui est utilisée en Afrique de l’Ouest dans la période de diversification ; on découvre l’utilisation au Nigeria du custard, on apprend ce que sont le diakhatou, le gombo, etc. Dans cette étape, les visages des intervenantes s’éclairent également, un monde s’ouvre à elles, un monde de savoir-faire, d’expertise, où les mamans passent du statut de mamans pauvres, démunies, en exil, à des mamans qui ont eu une vie avant d’arriver ici, qui ont parfois déjà eu des enfants dans leur pays de résidence ou d’origine, qui ont bénéficié de transmissions, qui « savent » s’y prendre.

Bien sûr, ici tout est différent, alors il est important de réorganiser les choses, de s’enrichir de nouvelles pratiques avec les produits d’ici. Et puis toutes les mamans ont besoin d’être soutenues avec des enfants en bas âge. Certes ! Mais cela est-il automatique et naturel de fonctionner de A à Z avec des aliments, des gestes qu’on n’a jamais vus auparavant ? Pas du tout.

ÉCHANGES DE SAVOIR-FAIRE EN CUISINE

Nous décidons d’organiser un atelier « diversification et échanges de savoir-faire ». Durant tout un après-midi, les intervenantes apprennent à préparer des purées à partir des savoir-faire des mamans, et ces dernières apprennent à préparer des purées à la française.

Concrètement, nous partageons des gestes, comment choisir, éplucher, cuire, assaisonner, etc. Parce que lorsqu’on découvre le butternut pour la première fois, comment savoir ce qu’on enlève, ce que l’on garde, et ce que l’on doit faire de cette peau si dure ? De même, si l’on veut cuire la graine de fonio sans la connaître, on se retrouve rapidement bloqué.

Et les bébés sont là, avec nous, dans cette agitation, dans ce partage tous azimuts, ils goûtent un peu de tout, comme les adultes. Un moment magique. C’est cela le dialogue interculturel, c’est se dire que, sans être allé chercher un nombre très important de matériel de connaissances qui provient de l’univers de la personne que l’on a en face de soi, on ne peut pas « bien » travailler, parce qu’il y aura énormément de malentendus, de ratés, et probablement une perte de temps et un épuisement dans la relation. Parce qu’on interprète, on devine, on suppose, au lieu de tout simplement demander. Et pourtant, en trois questions, bienveillantes et sincères, cela peut tout modifier, pour le bien-être du soignant comme du soigné.

Savoir communiquer

D’après Margot Phaneuf, spécialisée sur ces questions, les clés d’une communication interculturelle réussie sont :

→ accueillir la personne dans sa différence, avec chaleur et empathie ;

→ se mettre à son écoute : langage verbal et non verbal ;

→ chercher à comprendre ses émotions ;

→ observer ses réactions ;

→ questionner ce qui est observé ;

→ valider notre propre compréhension et celle du malade ;

→ interpréter, donner sens à ce qui est vu, entendu, perçu ;

→ proposer des interventions adaptées ;

→ les expliquer dans des termes simples et solliciter la participation de la personne et/ou de la famille ;

→ reconnaître l’autonomie de la personne et le respect qui lui est dû ;

→ dans la mesure du possible, respecter ses appartenances religieuses et culturelles.

RÉFÉRENCES

Note

1. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico, 26 juillet6 août 1982.

Autres sources

• O’Deyé A., Joseph V., Bérot-Inard T., « Étude santé migrants - L’intervention médicosociale au défi de l’interculturel : comprendre pour AGIR ». En ligne sur : bit.ly/3BQRYkt

• Héritier F., « Les mille et une formes de la famille », Lemonde.fr, 24 décembre 1975. En ligne sur : bit.ly/33ORhf0

• Davoudian C., Mères et bébés sans-papiers, une nouvelle clinique à l’épreuve de l’errance et de l’invisibilité ?, éd. Érès, 2012.

• Deliège R., Anthropologie de la parenté, éd. Armand Colin, 1997.

• Moro M. R., Enfants d’ici venus d’ailleurs, éd. La Découverte, 2002.

• Verbunt G., La question interculturelle dans le travail social, éd. La Découverte, 2009.

* Autrice de l’ouvrage Accompagner la parentalité en exil. Analyse et guide pratique à l’usage des intervenants, éditions Presses de l’EHESP, 2021.