L'infirmière n° 020 du 01/05/2022

 

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Marie-Capucine Diss  

En Occitanie, un groupe d’infirmiers libéraux a élaboré une application qui permet aux acteurs de santé de suivre l’évolution des plaies de leurs patients. Photos et données sont stockées et transmises de manière sécurisée.

Murielle Vernhes et Yann Beneteau partagent le même cabinet infirmier à Lacroix-Falgarde, dans le sud de l’agglomération toulousaine depuis 2014. Pour faciliter le suivi des plaies chroniques de leurs patients, ils ont d’abord utilisé des fiches élaborées par Dom-Cica-31, une association qui réunit des acteurs de santé libéraux. Mais en 2019, Alexandra Desbourdes, nouvelle venue au cabinet, a du mal à utiliser ces tableurs. Yann Beneteau retravaille alors ces fiches pour en faciliter l’utilisation : « Il s’agissait d’une version édulcorée qui permettait de noter quatre observations par mois. Mais ce n’était pas plus pratique pour notre collègue. Il n’y avait pas de mise en réseau. Il était donc temps de passer à autre chose. » Le soignant part à la recherche d’un développeur. Ce sera Didier Plagnes, directeur d’Obtuli Interactive, que les associés du cabinet connaissent bien pour avoir soigné sa mère. Il est d’accord pour s’investir dans un projet totalement indépendant de l’industrie du pansement et sans fonds de lancement. Les infirmiers de Lacroix-Falgarde n’ont aucune part dans l’entreprise.

Yann Beneteau souhaite développer une application qui soit utilisable par le plus grand nombre. Avec d’autres infirmiers libéraux de la région, prêts à participer à l’aventure, il constitue une équipe focus. Les besoins prioritaires sont listés, à partir desquels le développeur met au point une première version de ce qui deviendra Gecica (Gestion de la cicatrisation). Cette application permettra de suivre l’évolution des plaies de manière parfaitement sécurisée. Les photographies, observations et toute autre information complémentaire seront stockées par un hébergeur de données de santé agréé par l’Agence du numérique en santé (ANS).

VERSIONS SUCCESSIVES

Un long travail d’échanges commence. Les membres de l’équipe focus utilisent Gecica en temps réel avec leurs patients, évaluent puis proposent des améliorations sur les différentes versions qui leur sont soumises. Murielle Vernhes, qui se réclame de l’ancienne génération, peu portée sur le numérique mais qui fait partie de l’équipe focus, est conquise : « La traçabilité fait partie de notre métier. Je peux ne pas voir le patient pendant cinq jours. Ce qu’on se dit entre collègues ne suffit pas. Avec les photos et le suivi, cela permet de visualiser l’évolution de la plaie. C’était la base de notre motivation : obtenir un suivi chronologique à la fois évident et facile. » « Comme nous avons un accès partagé de nos patients, chacun peut voir ce qu’a fait l’autre, sans avoir les désagréments de son écriture. Le suivi est vraiment agréable », ajoute Alexandra Desbourdes, également membre de l’équipe focus.

Si la première version de l’été 2020 donne satisfaction, elle montre toutefois une faiblesse : la messagerie sécurisée. Il est prévu que les utilisateurs de Gecica puissent transmettre un rapport en format PDF vers les boîtes mails MSSanté de leurs interlocuteurs, médecins traitants ou experts. Ce système de messagerie, élaboré par l’ANS, offre l’avantage d’être national, permettant à l’application d’être diffusée hors des frontières occitanes. Mais la connexion de Gecica à MSSanté exige l’obtention d’une clé de codage qui tarde à être fournie, les interlocuteurs de l’organisme étant mobilisés sur la crise sanitaire et la nécessité de développer la télémédecine. Yann Beneteau est contraint de relancer régulièrement MSSanté.

UTILISATION MODULABLE

Été 2021, la messagerie fonctionne enfin et l’application est officiellement lancée. L’usage de Gecica peut être minimaliste - stockage des photos et intégration des observations - ou plus étendu. Parmi ses fonctions, la possibilité de visualiser l’évolution de la surface d’une plaie, calculée à partir de la saisie de sa longueur et de sa largeur et transformée en courbe chronologique. La colorimétrie, quant à elle, se fait à l’œil. La fibrine est représentée en jaune, le bourgeonnement en rouge, l’épidermisation en rose et la nécrose en noir. Le soignant peut évaluer les pourcentages colorimétriques qui sont traduits sous forme de « camembert ». Pour Yann Beneteau, « un regard sur la courbe planimétrique ou l’évolution colorimétrique de la plaie est très parlant. Cela intéresse également les patients et peut améliorer leur compliance s’ils ont du mal à observer un protocole. On peut montrer à une personne qu’en utilisant une compression depuis tant de temps, la courbe qui indique la surface de sa plaie diminue ». Un arbre décisionnel permet en outre d’améliorer le suivi des plaies du membre inférieur qui posent des difficultés. À partir de huit questions, élaborées et mises à disposition par Philippe Léger, médecin vasculaire à Toulouse, les usagers peuvent obtenir des indications formulées en fonction des problèmes identifiés. Le protocole adopté peut également être renseigné dans Gecica. La possibilité de transformer ces rubriques en rapport PDF transférable aux différents interlocuteurs représente une véritable avancée pour Murielle Vernhes : « Le numérique améliore la communication ville-hôpital et permet de résoudre un problème récurrent. Régulièrement, notre bilan en version papier ne partait pas à temps, ou on n’avait pas terminé de le rédiger quand le patient avait rendez-vous avec le médecin expert. Ou, à l’inverse, on n’avait pas de retour des structures. » La facilité d’utilisation est un autre atout : « Il fallait que l’application soit intuitive, que l’on puisse l’utiliser rapidement chez le patient. Et qu’elle ne prenne pas de temps supplémentaire. En libéral, on a déjà beaucoup d’administratif à faire. Dans Gecica, tout est déjà prérempli, alors ça va vite », relève Alexandra Desbourdes.

NOUVELLES PERSPECTIVES

Le bouche-à-oreille permet la diffusion de Gecica auprès des acteurs de santé de la région. Une présentation de l’application en décembre dernier lors des Journées Midi-Pyrénéennes Cicatrisation a eu d’importantes retombées. Des professionnels de ville et des établissements de santé sont en train de tester l’application. Les nouveaux utilisateurs font parvenir des remarques, qui sont analysées par le groupe focus. Des améliorations sont à venir, dont l’utilisation asynchrone pour les soignants ayant un problème de connexion au chevet du patient ou s’ils préfèrent utiliser l’application uniquement sur ordinateur. Pour Yann Beneteau, l’un des grands enjeux de l’application, qui permet une traçabilité précise du suivi des plaies, est de pouvoir éviter les impasses de traitement ou d’en sortir au plus vite. Dans la malle des projets d’avenir pour Gecica, des fenêtres pop-up qui apparaîtront en cas de mauvaise évolution de la plaie pour inciter l’acteur de santé à changer de stratégie et à prendre un avis auprès d’un spécialiste. Des discussions sont déjà en cours avec le réseau Cicat-Occitanie afin de mettre en lien des professionnels de santé en difficulté face à une plaie avec un expert. L’accès à des données précises et sécurisées pourrait également ouvrir la porte à de futures recherches multicentriques pour mieux connaître la cicatrisation à domicile. Une perspective envisageable une fois atteint un nombre suffisant d’utilisateurs.

Malgré un bon accueil, le projet rencontre quelques obstacles. Un premier frein au recours à Gecica est l’habitude d’utiliser des applications gratuites. Autre point identifié par Yann Beneteau : « L’utilisation de l’application signifie aussi accepter de partager, avec les collègues de son cabinet et au-delà, sur sa pratique. Dans le domaine des plaies comme dans d’autres, je ne suis pas sûr que tout le monde soit prêt à cela. Mais on va y venir. On parle d’accréditation du secteur libéral, de certification. Les professionnels vont devoir s’y tenir. » Sans oublier l’obligation de suivi iconographique initiée avec l’avenant 6 à la convention nationale des infirmiers aménageant le bilan initial de plaie lourde et complexe.

Savoir +

L’abonnement annuel à Gecica est de 114 € par utilisateur, pour les professionnels indépendants, et de 480 € pour les structures de santé donnant un accès à quatre utilisateurs. La mise en compatibilité avec le logiciel métier de l’établissement entraîne un développement supplémentaire, lequel est facturé en conséquence. Une version d’essai gratuite pendant un mois et des tutoriels facilitant la prise en main de l’application sont disponibles en ligne.

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