MIEUX ACCUEILLIR LES PATIENTS EN SURPOIDS ET OBÈSES
GROSSOPHOBIE
VIE PRO
DISCRIMINATION
La grossophobie médicale désigne un ensemble de discriminations dont les personnes en surpoids sont victimes dans le domaine de la santé. Comment les infirmières, que ce soit à l’hôpital ou en cabinet, peuvent-elles adapter leurs pratiques afin de mieux prendre en charge ces patients ?
Parmi toutes les histoires que l’on nous rapporte, le monde de la santé est régulièrement cité. Par exemple, cela concerne des personnes qui vont consulter pour un gros rhume ou une angine et qui repartent avec une prescription pour un régime », décrit Éva, infirmière et militante au sein de l’association Gras Politique. Ces réactions de la part de certains soignants participent à ce que l’on appelle la « grossophobie médicale », une discrimination qui peut prendre différentes formes et avoir des conséquences néfastes sur la santé des patients concernés.
« La grossophobie dans le milieu du soin va des réactions inappropriées de la part de professionnels de santé jusqu’aux politiques de santé publique inadaptées, en passant par le manque de moyens alloués à la formation des soignants et à l’équipement dans les services de soins », déroule-t-elle. Les témoignages qui résonnent avec ceux qu’elle cite sont légion sur Internet. Des femmes rapportent par exemple avoir vécu des expériences désastreuses avec des gynécologues qui s’étonnaient qu’elles puissent avoir une vie sexuelle alors qu’elles sont grosses ou qui ont balayé leur désir d’enfant d’un revers de la main : « Vu votre poids, vous n’y arriverez pas. » À une autre, on a même demandé de manipuler la sonde d’échographie pelvienne elle-même, par dégoût de pratiquer l’examen sur une personne en surpoids. Des patients déplorent aussi qu’à chaque rendez-vous médical ou presque, l’essentiel du discours tourne autour de la question du poids et la nécessité impérieuse de maigrir. « Les gros savent qu’ils sont gros, ce n’est pas la peine de le rappeler à chaque fois, surtout quand on vient pour autre chose, lâche Éva. L’idée de contrôle du poids arrive très tôt dans le parcours médical : on constate que, dès l’âge de 4 ou 6 ans, des enfants se voient prescrire des régimes, alors qu’ils se situent dans la moyenne haute des courbes. »
Double problème : non seulement les régimes sont délétères pour la gestion du poids mais en plus, les familles qui se sentent culpabilisées ou mal soignées développent une défiance envers le corps médical. « Les personnes en surpoids ou obèses renoncent plus souvent que les autres à consulter un professionnel, ce qui aboutit à des retards de diagnostic et parfois à des mauvaises prises en charge lorsque les soignants ne voient que le problème du poids, au point de ne pas prescrire d’examens ou d’explorations qui permettraient de mieux cibler le traitement », complète-t-elle. Des errances, voire des erreurs de diagnostic sont ainsi rapportées par des patients.
Même si les questions de diagnostic relèvent de la responsabilité des médecins, les infirmières, tant en milieu hospitalier qu’en libéral, peuvent avoir des réactions grossophobes : lors des toilettes, d’examens comme les prélèvements sanguins ou encore lors des prises de tension, et plus largement dans leur attitude face aux patients. « Les infirmières sont à l’image du reste de la société, elles ne sont pas exemptes de préjugés. De plus, elles ont souvent un rapport conflictuel avec leur propre corps et une relation à l’alimentation qui n’est pas toujours saine, auxquels le corps des personnes en surpoids les renvoie », analyse Nicole Stien. Cette ancienne infirmière dans un hôpital de jour spécialisé dans la prise en charge de l’obésité y a développé une approche prônée par le Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids (GROS) avant de devenir thérapeute affiliée à cette association (lire l’encadré « Des formations pour les soignants » page suivante).
Mais elle pointe aussi du doigt les conditions matérielles inadaptées dans de nombreux services. « Quand on sait que l’on dispose de peu de temps pour réaliser tous les soins de la journée, et qu’on doit prendre en charge un patient qu’on ne pourra pas manipuler seule, pour qui la toilette va être difficile à réaliser, à qui on ne pourra pas facilement prendre les constantes, etc., on peut avoir tendance à lui en vouloir et à le lui faire sentir », décrit-elle.
Comment faire, dès lors, pour mieux accueillir et soigner les personnes en surpoids ou obèses ? Une question d’autant plus pertinente qu’une proportion non négligeable de la population est concernée : 54 % des hommes et 44 % des femmes étaient comptabilisés en surpoids (IMC > 25) par l’enquête Esteban de Santé publique France en 2016. Pour l’obésité (IMC > 30), cette proportion s’élevait à 17 %. Bien que l’indice de masse corporelle (IMC) soit un indicateur contesté par certains professionnels de santé, par le GROS et les milieux militants, qui mettent en avant le fait qu’il ne prend pas en compte un certain nombre de variantes, dont la part de masse musculaire, ces données permettent de se faire une idée de la prévalence.
La première chose que peuvent faire les infirmières est d’interroger leurs représentations et leurs croyances. « Personne ne se lève le matin en se disant : “Tiens, et si je devenais obèse, ça a l’air tellement génial !”, lance Nicole Stien. Ce n’est pas la peine de rappeler aux gros qu’ils sont gros, et que cela comporte des risques pour leur santé : ils le savent mieux que quiconque ! » De plus, une image tenace, mais sans aucun fondement, veut que les obèses manquent de volonté. Or, l’obésité est multifactorielle et aucune solution miracle n’a encore été trouvée pour permettre de perdre du poids durablement et sainement. « Il faut cesser de corréler systématiquement poids et santé, ajoute la thérapeute. Il y a des personnes en surpoids et en bonne santé, comme il y a des personnes minces avec un diabète ou du cholestérol. » Changer de regard est donc un premier pas pour adopter une attitude davantage bienveillante dans les soins.
« Il y a un défaut de matériel adapté, pas uniquement les équipements complexes et chers, mais aussi ceux du quotidien : lits à vérins, lève-malades, brassards de tensiomètre, garrots, aiguilles, balances, chemises, douches, sièges de douche, etc. », relève Éva. Les infirmières libérales ou travaillant en hospitalisation à domicile peuvent plus facilement investir dans du matériel adéquat. La plupart des lève-malades sont limités à 120 ou 130 kg, de nombreux sièges de douche sont trop fragiles pour supporter plus de 150 kg, les lits d’examen peuvent être trop étroits. Pourtant, des alternatives existent.
« Il faut prévoir des assises assez larges et sans accoudoirs, qui blessent les personnes obèses, que ce soit en salle d’attente ou en salle de soins, ajoute Nicole Stien. Et prévoir le temps nécessaire pour que les patients puissent se déplacer d’un endroit à l’autre. » Voilà des aménagements auxquels on ne pense pas spontanément mais qui peuvent faire une réelle différence dans la relation de soins qui se noue ensuite avec les patients.
Pour réaliser certains soins de façon sécurisée et confortable, il faut parfois être deux voire plus. C’est notamment le cas pour la toilette et tous les soins qui impliquent de mobiliser la personne. On peut essayer d’organiser le service en conséquence, même si les marges de manœuvre sont parfois limitées. « Le manque de moyens peut conduire à des situations de maltraitance envers les gros », regrette l’infirmière militante. Pourtant, se coordonner pour assurer les soins en étant suffisamment nombreuses peut faire gagner du temps. Selon les services, il peut être utile de poser la question, voire proposer une organisation à la cadre.
Enfin, une prise en charge non discriminatoire consiste à proposer, ni plus ni moins, les mêmes examens qu’à une personne mince. « Ce n’est pas pertinent de peser les patients à chaque fois s’ils ne viennent pas pour cela, suggère Éva. Et puis, quand on s’arrête au poids, on peut passer à côté de certaines pathologies. Il y a par exemple des gros qui sont anorexiques ou en situation de malnutrition, voire de dénutrition, mais on ne va pas le déceler. » Trop parler des kilos à perdre peut même produire l’effet inverse que celui escompté. « C’est avec des discours culpabilisants que l’on transforme les personnes en surpoids en obèses », estime Nicole Stien.
En revanche, s’il y a un aspect de la prise en charge où la question du poids est pertinente, c’est en ce qui concerne les prescriptions médicamenteuses. « Les médicaments sont testés sur des volontaires avec des poids normés, mais parfois, ils ne fonctionnent pas ou vont avoir des effets différents sur les personnes grosses », explique Éva. À l’hôpital ou à domicile, une vigilance toute particulière doit être apportée à l’efficacité des traitements. Une surveillance assurée par les infirmières, qui pourront alerter le médecin prescripteur si elles remarquent un échec des effets attendus.
En outre, sachant que les personnes de tous âges sont concernées, les infirmières scolaires pourront avoir une attention particulière avec les jeunes en surpoids ou obèses, notamment autour de la santé sexuelle - par exemple, la pilule du lendemain n’est pas efficace au-dessus de 80 kg - et s’enquérir d’une difficulté à consulter.
De même, en sensibilisant leurs collègues, les IDE peuvent participer à la diffusion d’une culture plus inclusive. « À l’hôpital de jour, nous dépendions du service de nutrition du CHU et l’approche était au départ très axée sur la diététique et le rééquilibrage alimentaire. Mais petit à petit, des collègues se sont intéressées à ce que proposait le GROS », se remémore Nicole Stien. Pour Éva, oser dire à ses collègues qu’elles ont des attitudes inappropriées va de soi. « Certaines ont remis en cause leurs pratiques », se félicite-t-elle. Gras Politique diffuse d’ailleurs des listes de professionnels « safe » et « non safe », sur la base de témoignages, pour répondre à la forte demande de patients qui sont à la recherche d’une prise en charge non grossophobe.
Lorsque les différents régimes prescrits ont échoué, on propose souvent aux personnes grosses de passer par une intervention chirurgicale : anneau gastrique, bypass, sleeve ou gastrectomie, note Nicole Stien, thérapeute du Groupement de réflexion sur l’obésité et le surpoids (GROS). Je ne suis pas contre, mais il faut absolument y adjoindre un accompagnement comportemental. » Le risque est de voir la chirurgie échouer et que le patient reprenne du poids. Mais il existe un autre risque, moins connu : « Le nombre de tentatives de suicide dans les années qui suivent la chirurgie est plus important, et l’on assiste aussi à un déplacement des comportements addictifs : alcoolisme, dépendance aux médicaments, etc. », alerte Éva, infirmière en psychiatrie et militante au sein de Gras Politique. Une étude américaine parue dans JAMA Surgery en 2015 révèle que les comportements autodestructeurs, dont les idées suicidaires et les tentatives de suicide, augmentent de 50 % dans les cinq ans après une chirurgie bariatrique. En 2016, près de 60 000 interventions ont été pratiquées en France.
Pour former les professionnels de santé à une approche de l’obésité qui se détache des régimes ou du rééquilibrage alimentaire, et afin d’amener le patient à une relation à l’alimentation apaisée, le GROS propose plusieurs options. Cette association ouverte aux acteurs du soin organise régulièrement des webinaires de sensibilisation gratuits. Pour une formation plus complète, des cycles annuels de 91 heures en présentiel et 54 heures en visio débouchent sur une certification de formation.
Les associations militantes, comme Gras Politique, proposent aussi des interventions auprès des soignants dans les établissements de soins ou auprès des étudiants qui en font la demande.
• www.gros.org : formations, webinaires, etc.
• https://graspolitique.fr : carte des soignants favorisant l’accès des soins sans grossophobie médicale, cours de « Yogras » (yoga adapté) en visio, brochures notamment sur la grossophobie en milieu scolaire ou médical.
• « Obésité : des biais de comportement des professionnels de santé ? » sur le site de Santélog (bit.ly/36Ck73g).
• Groupes de parole, d’entraide, etc.