QUAND LE MAINTIEN À DOMICILE DEVIENT CRITIQUE
PERSONNES VULNÉRABLES
J’EXERCE EN LIBÉRAL
PRATIQUE
Rester le plus longtemps possible chez soi est l’un des souhaits de nombreuses personnes âgées. Et si des aides peuvent être mises en place dans ce cadre, parfois, le maintien à domicile n’est plus possible. Alors, quand faut-il envisager un placement ? Quels sont les points d’attention devant alerter les Idels ?
Les problématiques soulevées dans le cadre de la gériatrie ont la particularité d’être multifactorielles », résume le docteur Sarah Thomas, médecin chef du service départemental d’incendie et de secours (Sdis) 77 (Seine-et-Marne), qui a travaillé en équipe mobile gériatrique pendant quinze ans. Au-delà de 85 ans, une personne sur deux est considérée comme fragile ; un facteur de risque d’hospitalisation, donc de mortalité. Cette fragilité est marquée par l’épuisement des réserves physiologiques menant à des complications répétées. De fait, « la gestion du maintien à domicile se rapproche de la gestion de crise, affirme le Dr Thomas. Il faut donc tenir compte de certaines étapes. » La première de ces étapes consiste à réaliser qu’il existe une situation de crise, laquelle se matérialise par une rupture par rapport aux habitudes de la personne âgée.
Des éléments clés peuvent être repérés « et certains vont en réalité n’être que la partie émergée de l’iceberg à savoir les chutes à répétition, les hospitalisations nombreuses dans la même année pour des motifs différents ou encore l’amaigrissement de la personne », rapporte le médecin, qui estime d’ailleurs indispensable que les Idels pèsent leurs patients au moins une fois par mois à partir de 80 ans. « En plus des soins prescrits, elles doivent effectuer régulièrement un bilan des capacités de la personne », ajoute Sophie Mélan, ancienne Idel, aujourd’hui responsable de la coordination interne et territoriale au sein du Dispositif d’appui à la coordination (DAC) 95 (Val-d’Oise) Sud Joséphine. Parmi les éléments à vérifier, le degré d’autonomie de la personne dans les actes essentiels de la vie quotidienne (se laver, se nourrir, se déplacer) et dans les activités de la vie domestique (faire les courses, se préparer les repas, faire le ménage, gérer son budget). « Avec l’accord du patient, l’infirmière ne doit pas hésiter à regarder dans le réfrigérateur pour s’assurer qu’il y a de la nourriture, équilibrée et non périmée, ainsi que dans la poubelle, recommande Sophie Mélan. Si le frigo est vide, est-ce parce que le patient ne peut pas faire ses courses ou est-ce parce qu’il n’a pas d’argent ? » Il convient également de s’assurer que la personne âgée est en capacité d’alerter sa famille, le médecin ou le Samu en cas de problème.
Si tous ces signes ne mènent pas nécessairement à l’institutionnalisation du patient, ils doivent néanmoins être considérés comme une alerte. Ils impliquent de s’interroger sur le fond du problème et de voir comment y pallier, par exemple avec un renforcement des aides à domicile. « Il est possible, selon moi, de maintenir les patients vraiment très longtemps à domicile, estime Ghislaine Sicre, présidente de Convergence Infirmière (CI) et Idel. J’ai par exemple une patiente de 96 ans qui, en décembre, s’est fracturé trois côtes et s’est fêlé le bassin en chutant. Après les examens effectués à l’hôpital, elle est rentrée chez elle. Nous avons décidé conjointement qu’elle ne devait pas être placée au risque de se dégrader. Et dès janvier, elle remarchait ! Tout est possible avec la volonté des soignants et une bonne coordination des professionnels du domicile. » En revanche, en cas de troubles cognitifs, le maintien à domicile est plus compliqué. « Parfois, il n’est plus possible de mettre en place suffisamment d’aides pour répondre aux besoins de la personne, notamment si elle est polypathologique, avec des troubles cognitifs ou encore si elle trop isolée », confirme le Dr Sarah Thomas. « L’isolement social est un véritable fléau, dénonce Ghislaine Sicre. Rien n’a été pensé pour le maintien des capacités des patients au domicile. Il faut réfléchir à l’accompagnement holistique de la vieillesse car le maintien à domicile permet le maintien en vie. » La priorité restant, bien entendu, la sécurité.
Face aux problématiques identifiées, la situation doit être analysée pour décider, en pluriprofessionnalité, des actions à mettre en place. « Les réponses aux besoins d’une personne âgée ne sont pas des solutions toutes faites, elles doivent être pensées au regard de l’aboutissement de sa trajectoire de vie, rappelle le médecin du Sdis. Lors d’une crise, il faut solliciter quelqu’un d’extérieur afin de prendre du recul. Au sein du cabinet infirmier, par exemple, les remplaçantes peuvent constater une situation problématique alors que les titulaires ne l’auront pas relevée. » « L’un de mes patients de 90 ans parle peu le français, raconte la présidente de CI. Il a deux filles présentes dans son quotidien. Sa troisième fille s’est rendu compte, alors qu’elle ne l’avait pas vu depuis longtemps, qu’il avait des troubles beaucoup plus importants qu’on ne le pensait. À la suite d’un épisode de troubles, dont elles m’ont parlé, nous avons échangé avec le médecin sur la prise en charge à mettre en place. Les décisions doivent être prises collectivement. » Pour réfléchir à la situation, les soignantes peuvent se tourner vers les médecins, les autres acteurs intervenant au domicile, l’équipe mobile gériatrique, le Centre communal d’action sociale (CCAS) et le DAC. « Le rôle des DAC est d’évaluer les besoins à domicile avec les Idels, les autres intervenants du domicile, les familles et les patients, avant d’en faire la synthèse et de proposer des solutions en adéquation avec la personne âgée », résume Sophie Mélan. « Parfois, les proches et les soignants du domicile souhaitent que le patient reste le plus longtemps possible chez lui, alors qu’il vaut mieux l’hospitaliser afin qu’il puisse tirer tous les bénéfices de l’institution, indique le Dr Thomas. En Ehpad, par exemple, il peut mieux s’alimenter ou suivre des activités qui vont le stimuler. Il y sera aussi plus en sécurité. Il faut lui donner le temps et la possibilité de s’adapter le plus tôt possible à son nouvel environnement social. »
La question du maintien ou non de la personne à domicile doit nécessairement être abordée avec le patient et sa famille, ce qui n’est pas toujours simple. « L’Idel peut amener le sujet en faisant remarquer à la personne ses difficultés à réaliser telle ou telle activité, suggère Sophie Mélan. Si elle répond qu’en effet elle ne parvient plus à se coiffer, bien sûr, on sait très bien que ses difficultés sont plus vastes, mais ce n’est pas grave. L’approche est avant tout une porte d’entrée pour aborder une question difficile. » « Il faut toujours être honnête avec le patient sans toutefois entrer dans des explications compliquées », conseille le Dr Thomas. Par exemple, si une institutionnalisation est prévue, il faut expliquer à la personne qu’elle va s’installer dans une structure, comme un Ehpad. Ce que, bien souvent, celle-ci va refuser. « Il faut insister, ajoute le médecin. Les gens ne perçoivent pas les mots mais la sincérité, et leur dire qu’ils sont en danger en restant chez eux peut leur faire accepter plus facilement la décision. Les soignants doivent avoir en tête qu’ils ne sont pas des “faiseurs de bonheur” et qu’il est parfois plus maltraitant de vouloir à tout prix maintenir le patient à domicile. » Quant aux familles, il faut toujours les impliquer « et nos services existent pour les accompagner à accepter la situation ainsi que la prise de décision », conclut Sophie Mélan.
• Haute Autorité de santé (HAS), « Comment repérer la fragilité en soins ambulatoires ? », juin 2013. En ligne sur : bit.ly/3uoQ5sa
• HAS, « Le repérage des signes et des effets du vieillissement ». En ligne sur : bit.ly/3Ldmysc
• Gérontopôle Sud, « Les outils à destination des professionnels ». En ligne sur : bit.ly/3upMZE7
Magalie Quinton, Idel en Isère, en secteur semi-rural.
« J’exerce dans mon secteur depuis 19 ans, je connais donc très bien les patients et leur famille. Dans le cadre de mon exercice, j’ai décidé d’agir en prévention. Dès lors que j’observe un signe de vieillissement chez mes patients, je commence à aborder le sujet avec leurs proches et leur explique que, selon moi, il pourrait être intéressant de constituer un dossier d’allocation personnalisée d’autonomie (APA) en prévision d’un accident de la vie, afin de pouvoir déclencher rapidement une aide, comme le recours à une auxiliaire de vie, si besoin. En préparant le terrain en amont, cela évite d’avoir à gérer une crise le jour où il y a un problème. Le fait que je connaisse les familles facilite les échanges. Lorsque le sujet est plus difficile à aborder, je travaille sur la confiance. J’adopte cette démarche dans l’intérêt de la personne et je mets beaucoup d’humour tout en parlant de la réalité. Lorsqu’il y a un début de troubles cognitifs, pour certains patients je suggère de mettre en place le service d’aide à domicile quelques heures par semaine afin qu’ils s’habituent à la présence d’un intervenant chez eux. Je peux aussi encourager à un placement en foyer logement, une structure non médicalisée, mais avec des auxiliaires présents jour et nuit. Je ne travaille pas seule sur le sujet. Je suis en lien avec le référent APA, le médecin, le kinésithérapeute, le Ssiad ou encore le DAC pour les prises en charges complexes. Le placement en Ehpad ne doit pas être vécu de manière péjorative, au contraire. Ces structures peuvent permettre de stimuler les personnes différemment et les sociabiliser. Notre rôle est avant tout de trouver l’endroit où le patient sera le mieux. Ce n’est pas un échec mais une continuité de vie. »
Claudie Kulak, fondatrice de l’association La Compagnie des Aidants.
« Si je suis encore en vie aujourd’hui, c’est grâce aux aides à domicile et aux Idels qui ont pris soin de mes proches dont j’étais l’aidante. Elles sont au contact de la fragilité en permanence et ont ce supplément d’âme que nous n’avons pas tous. Un point sur lequel il faut insister : l’importance de la coordination, pas toujours effective. Or, le patient fait partie d’un écosystème qui englobe les infirmières, les médecins, les kinésithérapeutes, les laboratoires de biologie médicale, les aides à domicile, la famille, les voisins. Face aux situations complexes, la soignante ne doit pas rester seule. Elle peut s’assurer que la personne âgée a effectué une demande d’allocation personnalisée d’autonomie au département, proposer de faire revenir l’évaluatrice. Cette vigilance de l’infirmière me semble importante pour garantir le maintien à domicile dans de bonnes conditions. Elle peut aussi veiller à l’état de santé de l’aidant et proposer la mise en place d’un relais pour que celui-ci puisse se reposer. Elle doit certes être acculturée sur ce qui se joue au domicile. Mais ce n’est pas à elle de gérer la suite. Son rôle est de repérer pour ensuite pouvoir faire intervenir une personne-ressource. À force de se rendre au domicile, les Idels ne sont plus uniquement dans le soin, mais aussi dans le social et deviennent des partenaires de santé privilégiées. »
Par Marie-Claude Daydé, infirmière libérale
[ Surtout ne lui dites rien, ne lui en parlez pas ]
À la demande des proches d’une personne atteinte de maladie, généralement grave, l’infirmière peut se trouver enfermée dans une connivence avec la famille, à l’insu du patient. La préoccupation de protection de celui-ci par ses proches, qu’ils conçoivent comme bienfaisante, peut être un dilemme pour la soignante dans sa volonté de ne pas nuire au patient en cachant des informations. Mais qu’est-il en mesure d’entendre sans que cela soit délétère pour lui ? Qu’a-t-il entendu et compris lors de l’annonce du diagnostic ? Parfois, cette parole « étouffée », sous le sceau de la connivence, engendre dans l’esprit du malade une situation médicale plus catastrophique que celle avérée et qui l’inquiète. Une position soignante pourrait être de composer avec ce qu’il sait, les questions qu’il pose, selon sa propre temporalité, sans devancer celles qu’il n’aborde pas.
Parfois, c’est aussi la peur de ses questions et la difficulté à y répondre qui génèrent la demande de connivence des familles, parfois acceptée pour les mêmes raisons par la professionnelle de santé. Mais les proches mesurent-ils les effets néfastes que peuvent induire l’omission ou le mensonge de la soignante vis-à-vis du patient ? La dissimulation de ces informations respecte-t-elle son autonomie de décision tout autant que ses fragilités ? Faute de détenir certaines informations qui pourraient l’aider dans ses prises de décision, le patient ne serait-il pas alors soumis à l’influence de ses proches sur l’infirmière qui décideraient ensemble ce qui est « bon pour lui » ? Cette relation qui exclut en partie la personne soignée ne menace-t-elle pas la relation de confiance et de loyauté instaurée progressivement entre elle et l’Idel ?
Ouvrir un espace de parole avec ces proches en difficulté et souvent en souffrance, être à leurs côtés pour les questions difficiles permet fréquemment de rétablir un plus juste équilibre dans cette relation triangulaire.