L'infirmière n° 020 du 01/05/2022

 

SOUFFRANCE PSYCHIQUE

J’EXPLORE

PRATIQUE INNOVANTE

Éléonore de Vaumas  

Depuis mars 2020, le Crapem permet l’accès aux soins des professionnels de la mer en souffrance psychique. Ce dispositif, unique en France, s’inscrit dans le maillage maritime déjà existant grâce à un important travail de réseautage et de sensibilisation. De quoi faire évoluer le regard sur le quotidien des marins.

On a beaucoup parlé de la souffrance psychique des soignants pendant le premier confinement, mais rien sur celle des gens de mer. Or, si l’on a pu continuer à recevoir nos livraisons, c’est grâce à eux. Certains se sont retrouvés à l’autre bout du monde, sans possibilité de rentrer chez eux, ni de débarquer par crainte des contaminations des autorités locales », se souvient la psychologue Camille Jego, inspiratrice et référente du premier Centre ressource d’aide psychologique en mer (Crapem), situé à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Hasard du calendrier, le lancement de ce dispositif unique en France coïncide avec le début de la pandémie dans le pays. Nous sommes alors en mars 2020 et la professionnelle de l’écoute voit affluer les appels d’urgence de marins présentant un épuisement psychique, en décompensation psychotique ou encore en proie à des crises suicidaires en lien avec les difficultés de la vie à bord. Si le centre s’axe en premier lieu sur la prise en charge des urgences psychologiques via une ligne téléphonique dédiée, il ne tarde pas à élargir ses interventions à toutes les formes de souffrance psychique lors des embarquements et des débarquements. Car si la crise sanitaire liée à la Covid-19 a renforcé l’intérêt de la création d’une telle cellule, elle a également permis de pointer le manque de réponse spécifique en termes de soins psychiques pour les professionnels de la mer en cas d’événement traumatogène. Les réponses doivent en effet s’adapter aux contraintes professionnelles des gens de mer ; la clinique de la souffrance psychique étant avant tout celle de l’isolement. « L’évaluation doit prendre en compte le milieu, les temps d’embarquement, les interactions avec le groupe et l’ambiance à bord. À terre, si l’on ne va pas bien, on peut déclencher une ambulance qui vient vous chercher pour vous conduire aux urgences, alors que sur un bateau, parfois à des jours de distance de la première côte, il faut bien faire avec », explique Agnès Bihouix, infirmière à mi-temps au sein du dispositif depuis avril 2021.

LA CULTURE DU MARIN

Naufrage, noyade, blessure grave, décès, repêchage de migrants… Lorsqu’un événement de ce type se produit en haute mer, le Crapem s’efforce d’être proactif en proposant par exemple la programmation d’entretiens téléphoniques rapprochés pour soutenir le marin dans cette période de souffrance. « Au-delà d’être joignable 24 h/24 et de n’importe quel endroit de la planète, le téléphone est quelque chose qui correspond bien aux professionnels navigants. Nous sommes beaucoup dans la culture du marin, du mec fort qui n’a pas besoin de parler et qui, quand il rentre chez lui, sait ce qu’il a à faire. Et puis, tout ce qu’il se passe à bord reste à bord. Ce n’est pas un frein pour nous, mais cela explique que cela soit plus facile pour eux d’appeler un service qui leur est entièrement dédié », analyse Julia Benoit, arrivée récemment dans l’unité en tant qu’infirmière. De retour sur la terre ferme, les marins ont également la possibilité de bénéficier d’un suivi au sein du Crapem. Sise au rez-de-chaussée d’un ancien château posté au cœur du centre hospitalier de Saint-Nazaire, l’équipe pluridisciplinaire, désormais composée, outre la référente, de deux infirmières à plein temps, d’un médecin psychiatre, d’une secrétaire et d’une cadre de santé, propose des consultations. Ces dernières sont ouvertes à tous les gens de mer ayant un besoin ponctuel ou régulier de rencontrer des professionnels pour évoquer leurs difficultés psychologiques ou relationnelles, mais aussi à leur entourage pour recevoir des informations, des conseils ou du soutien. Un événement se déroule à quai ? La mission du Crapem consiste alors à coordonner les soins depuis la cité portuaire. À l’instar du Samu de coordination médicale maritime (SCMM) qui, depuis Toulouse, déclenche si nécessaire des équipes d’intervention spécialisées pour organiser un secours sanitaire, le centre nazairien sollicite régulièrement les acteurs maritimes et de santé mentale, comme les cellules d’urgence médicopsychologique ou les centres médicopsychologiques de proximité. Seule façon pour le centre de couvrir l’ensemble des ports du territoire français. « S’il nous arrive de nous déplacer épisodiquement en France, l’idée est de nous appuyer au maximum sur les professionnels du réseau local. D’autant que nous devons rester disponibles au cas où plusieurs événements surviendraient simultanément ; ce qui est déjà arrivé à plusieurs reprises depuis la mise en place du dispositif », précise Julia Benoit.

UN TRAIT D’UNION

Voilà en effet l’une des forces du Crapem : bien que récente, l’unité nazairienne est parvenue en quelques mois à se faire une place de choix aux côtés des acteurs historiques du monde maritime. « La psychiatrie et le secteur maritime sont deux milieux très bien construits mais qui ont besoin de se rapprocher. Nous sommes donc là pour créer un trait d’union, là où auparavant ce type de prise en charge n’existait pas », se réjouit la psychologue référente. Avec une file active d’une centaine de personnes et cinq cents actes hospitaliers réalisés en un an, force est effectivement de constater que les gens de mer se saisissent du dispositif. Si tant est qu’ils aient au préalable été convaincus de l’intérêt de bénéficier d’une prise en charge de ce type. « Nous passons énormément de temps à déconstruire l’image honteuse qu’ils ont encore de la psychiatrie. À nous d’instaurer un climat de confiance afin qu’ils acceptent de demander de l’aide. Mais cela passe aussi et surtout par les temps de formation qui permettent de dédramatiser le recours à un soutien psychologique », constate Patrick Delbrouck, psychiatre qui intervient à mi-temps au Crapem. Outre les marins, il s’agit également de sensibiliser l’ensemble des acteurs du secteur. Une mission pour laquelle les infirmières, le psychiatre et la psychologue consacrent, sur le même plan, une part importante de leur quotidien. « Ici, nous avons tous des compétences et un bagage qui, ajoutés à l’expérience acquise au sein de cette unité, peuvent contribuer à faire progresser les connaissances sur les spécificités des métiers de la mer et faciliter le recours à un soutien psychologique lorsque c’est nécessaire. Pour ma part, j’ai un parcours d’urgences psychiatriques et je fais beaucoup de formations au niveau de l’équipe nazairienne de prévention du suicide dans le cadre du repérage et de la prise en compte de la crise suicidaire », explique Agnès Bihouix. Le principe, à travers ces différentes actions de formation et de sensibilisation, est ainsi double : apprendre aux professionnels de la mer à gérer le stress auquel ils sont soumis mais également leur permettre d’identifier, au sein de leur entourage, les personnes qui pourraient avoir besoin d’une prise en charge.

RÉSILIENCE HORS NORME

Au quotidien, cette pluralité des compétences est aussi source d’enrichissement pour les professionnels du Crapem. Chaque situation permet de croiser les perceptions de chacun pour affiner les prises en charge. Habituellement, les temps cliniques ont lieu le lundi. L’occasion pour l’équipe de débriefer collectivement avec la personne qui a été d’astreinte durant le week-end et de passer le relais aux collègues. « Bien que chacun ait ses patients, l’objectif est que tout le monde soit au courant des prises en charge en cours. C’est un travail en complémentarité qui est précieux pour nous. A fortiori en cas de doute ou de difficulté puisqu’on sait qu’on peut faire appel à la psychologue pour nous accompagner ou pour valider une décision », abonde Julia Benoit. De la même façon, l’assistance du médecin psychiatre permet d’orienter les patients lorsqu’un traitement s’avère nécessaire. « Cela permet d’être opérationnel plus rapidement par rapport à un psychiatre qui ne connaîtrait pas les spécificités de l’environnement maritime et de la clinique embarquée. Sans compter qu’en cas de décompensation psychotique en mer, par exemple, il faut pouvoir gérer avec les médicaments disponibles à bord », complète Patrick Delbrouck.

Reste qu’ils sont encore nombreux à ne pas oser demander de l’aide. Dans l’imaginaire collectif, les marins sont des hommes forts et solidaires, capables de tout mettre à distance. Si cette stratégie est payante pour affronter les pires tempêtes, elle devient un inconvénient lorsque la souffrance psychique s’installe. « Il faut au contraire qu’ils puissent dire qu’ils vont mal en acceptant qu’ils ont le droit d’être fragiles. En clair, il faut les rendre à nouveau humains », plaide le psychiatre. Humains, certes, mais doués d’une aptitude hors norme à rebondir face aux événements traumatogènes. C’est du moins le constat de Camille Jego après quasiment deux ans à recueillir leurs maux : « Même s’ils passent par des périodes intenses de souffrance, ils sont très résilients. En cause, le développement de mécanismes de défense très opérationnels du fait des conditions d’exercice sur un navire. C’est pourquoi les prises en charge sont plutôt rapides, de l’ordre de six mois environ, même s’ils savent qu’on sera là s’ils ont de nouveau besoin de nous. »

La mer, un métier à hauts risques

En 2017, Camille Jego a réalisé une enquête sur les gens de mer, à la lumière de laquelle la psychologue et fondatrice du Centre ressource d’aide psychologique en mer (Crapem) a montré la surexposition de ces professionnels à des situations à risque. « En termes d’accidentologie, le métier de marin, et de pêcheur en particulier, est l’un des plus dangereux au monde », indique cette petite-fille de marin vannetais. De fait, entre les chutes à l’eau, les naufrages, les suicides ou les décès résultant d’un traumatisme sévère survenu à bord ou à quai, les accidents mortels y sont quatorze fois plus fréquents que dans les autres secteurs d’activité en France*. Plus fréquents encore que dans le bâtiment et les travaux publics, filière pourtant réputée la plus accidentogène dans l’Hexagone ! Pour l’équipage en mer, ces événements sont d’autant plus traumatiques qu’ils doivent prodiguer eux-mêmes les premiers secours. Sans compter les délais souvent longs avant de revenir à terre, de rapatrier une personne blessée ou décédée, sources potentielles d’épuisement psychique supplémentaire. Rien d’étonnant, donc, à ce que le taux de syndrome de stress post-traumatique atteigne 20 %, soit dix fois plus que dans la population générale.

* Ministère de la Mer, « Accidents du travail et maladies professionnelles maritimes. Bilan 2019 ». En ligne sur : bit.ly/3KW3WNi

Réintégrer la pensée globale

Un régime spécial de protection sociale, un service de médecine, un Samu, un centre de sauvetage, une caisse de retraite… Le milieu maritime est organisé de telle sorte que certains gens de mer peuvent passer une partie ou la totalité de leur carrière professionnelle hors des radars des dispositifs habituels. Les sortir de leur isolement sociétal pour les réintégrer dans la pensée globale est une volonté forte du Centre ressource d’aide psychologique en mer (Crapem). Au-delà de ses actions de formation et sensibilisation, la cellule mise sur le développement de la recherche psychiatrique au sein de la population des gens de mer. Le but ? Diffuser les résultats au niveau national et international et ainsi contribuer à réduire le clivage entre terriens et marins. « À part quand il y a des naufrages ou des événements dramatiques en mer, on ne sait rien de ce que ressentent les marins à bord, confirme Jocelyne Robert, cadre de santé. Moi-même, avant de prendre mes fonctions au Crapem, je réagissais comme le commun des mortels. Jusqu’à ce que j’entende le récit de commandants de bord au 1er Congrès de l’urgence médico-psychologique des gens de mer* en octobre dernier et que je réalise que cela n’arrive pas que dans les films. »

* Organisé les 7 et 8 octobre 2021 par le centre hospitalier de Saint-Nazaire et le Crapem en partenariat avec l’Association de formation et de recherche des cellules d’urgence (Aforcump) et la Société française de médecine maritime (SFMM).

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