L'infirmière n° 021 du 01/06/2022

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Anne-Lise Favier  

Plus de deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, l’instauration de certaines mesures barrières tels que le port du masque et la distanciation sociale a changé les règles de la relation soignant-soigné. Face à cette situation inédite, les professionnels de santé ont dû adapter leur pratique.

En mars 2020, avec l’arrivée du Covid, le monde entier a découvert la notion de « geste barrière », qui évoque les bonnes pratiques visant à éviter la propagation d’un agent pathogène. La transmission du virus Sars-CoV-2 étant manuportée et aérosolisée, le ministère de la Santé a très tôt mis l’accent sur l’importance du lavage régulier des mains avec du savon ou, à défaut, une solution hydroalcoolique, de la distanciation sociale, de tousser ou d’éternuer dans son coude et d’utiliser des mouchoirs à usage unique. Ce n’est que plus tard que le ministère a rendu obligatoire le port du masque chirurgical pour tous et l’aération régulière des lieux clos afin de limiter la propagation aérienne du virus.

L’ACCUEIL DES GESTES BARRIÈRES

Ces mesures, destinées à protéger et à se protéger, ont globalement été bien accueillies par les soignants et les patients. « Le masque a permis une continuité des soins, les gens ont fait preuve d’une bonne volonté et dans l’ensemble, le masque a plutôt été bien accueilli », résume Cédric Calvignac, chercheur en sociologie à l’université de Toulouse (Haute-Garonne), qui a contribué à l’enquête Maskovid sur l’usage des masques durant la pandémie.

En psychiatrie, Pascal Forcioli, directeur de l’établissement public de santé mentale (EPSM) Georges Mazurelle de La-Roche-sur-Yon (Vendée), a, lui, constaté « une résilience étonnante des patients pour porter le masque et accepter que les soignants en face le portent également ». Toutefois, Cédric Calvignac note deux temps dans l’acceptation du masque par les malades : « En mars 2020, lors du premier confinement, lorsque le masque n’était pas encore obligatoire pour tous, il était un objet symbole, celui de la dangerosité imminente. Certains patients pouvaient s’interroger sur leur propre état face à ce port du masque mais également sur l’état de santé du soignant en face d’eux :Est-ce que moi, en tant que patient, je fais partie d’une population fragile, à risque ? Le soignant en face porte-t-il un masque parce qu’il a été exposé ?” Les soignants ont dû faire preuve de pédagogie pour expliquer l’intérêt des gestes barrières, et les patients s’y sont habitués, s’appropriant même le port du masque dès qu’ils étaient en relation avec un soignant. »

Dans certains secteurs, comme la pédopsychiatrie, la question de ne pas porter le masque s’est posée, « mais finalement, une discussion avec l’équipe opérationnelle d’hygiène et la cellule de crise, qui a fait une analyse du bénéfice-risque, a conclu qu’il valait mieux le porter », rapporte Pascal Forcioli. Il semblait donc bien difficile de s’en passer dans une relation de soins, quelle qu’elle soit.

COMMUNICATION PERTURBÉE

Le port du masque et la distanciation ont généré un biais dans la communication habituelle qui régit toute interaction entre les êtres humains.

Distance proxémique. Comme l’explique le Dr Anna Tcherkassov(1), chercheuse en psychologie sociale sur la communication non verbale au laboratoire LIP/PC2S de Grenoble (Isère), l’introduction des gestes barrières pose d’abord la question de la distance que l’on institue avec le patient, ce que l’on appelle la distance proxémique, qui préserve l’intimité de la personne soignée mais qui doit aussi lui permettre de se sentir en confiance avec le soignant. Avec la distanciation sociale imposée par la pandémie, cette distance proxémique a été mise à mal.

La synchronie relationnelle, qui met en place une « écho-isation » entre deux personnes qui se font face - la personne imite inconsciemment les gestes de son interlocuteur - a elle aussi été contrariée. La coordination des mouvements corporels de l’un sur l’autre peut avoir des effets bénéfiques sur la relation. Mais avec les gestes barrières, celle-ci a été très perturbée, voire abolie.

Surtout, c’est tout ce qui concerne l’expression faciale qui a été fortement impacté avec le masque. « Le visage est, avec les mains, la partie la plus exposée, donc la plus accessible à l’interlocuteur ; un grand nombre de muscles produisent un grand nombre de mouvements, c’est ce qui confère l’expressivité d’un visage, détaille le Dr Tcherkassov. Quand on parle, il existe beaucoup de signaux conversationnels. » On peut citer les signaux illustrateurs (le sourire), les signaux « emblèmes » qui ont une signification particulière (un hochement de tête montre l’approbation) ou encore les signaux manipulateurs, ceux dans lesquels on se touche machinalement le visage pour exprimer quelque chose. De la même manière, les signaux régulateurs, non verbaux, accompagnent un discours, que ce soit un hochement de tête, un sourire ou un froncement de sourcils. Enfin, les expressions émotionnelles telles que la tristesse, la peur, la joie, la colère, également non verbales, traduisent quelque chose de l’état de la personne. Le port du masque ne permet plus d’identifier, de caractériser l’expression du visage. « Même si l’on a coutume de dire que beaucoup d’émotions passent par les yeux, le port du masque permet de voir que le bas du visage est également fortement transmetteur de signaux. Il induit une difficulté à bien comprendre, sans ambiguïté, la personne avec laquelle nous interagissons et vice versa », résume la chercheuse en psychologie.

Ainsi, le masque entrave les expressions faciales typiques et ce, d’autant plus que l’on s’adresse à certains publics : « C’est encore plus vrai chez les personnes âgées, car en vieillissant il y a un affaissement des traits du visage et les expressions sont plus difficiles à lire. » Les expressions caractéristiques sont non seulement cachées mais aussi parfois mêlées entre elles, complexifiant un peu plus l’identification. « On assiste à un véritable étiolement de la vie affective car on ne voit pas ce que ressent l’autre : c’est comme un “plat pays” affectif où l’on n’identifie plus l’émotion affichée sur le visage, où on ne la décrypte plus. »

IMPACT SUR LA CLINIQUE

Le port du masque, au-delà de cacher le visage, atténue également la portée de la voix : non seulement les patients qui ont des problèmes d’audition ne peuvent plus lire sur les lèvres, mais en plus, ils ne distinguent pas correctement la parole. « Cela pose une difficulté supplémentaire au soignant pour l’examen clinique, car il lui faut sans cesse répéter pour être sûr d’être bien entendu et compris », remarque Cédric Calvignac, qui indique qu’un temps supplémentaire est donc requis pour pouvoir travailler avec certaines populations. Ce qui est vrai en psychiatrie se vérifie également en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) : les « durs d’oreille » ne peuvent plus lire sur les lèvres, les résidents ayant des troubles cognitifs comme Alzheimer sont encore plus perdus devant un soignant masqué ou lorsqu’un proche est autorisé à la visite avec un masque, derrière une paroi de Plexiglas et à bonne distance. Avec parfois une perte de tonicité physique des seniors qui subissent l’isolement dans leur chambre, voire des conséquences plus graves qui peuvent aller jusqu’au syndrome de glissement pouvant conduire au décès. « Chez certains patients atteints de troubles psychiques, cela a pu induire un repli sur soi encore plus important car les gestes barrières les confortaient dans leur isolement », ajoute de son côté le directeur de l’EPSM Georges Mazurelle.

C’est parfois au décours du déconfinement que la levée de cet isolement a pu se révéler problématique, car certains patients de psychiatrie avaient pu trouver un réconfort dans certaines mesures. Dès lors, le fait d’en lever certaines et d’en assouplir d’autres a remis en avant leurs difficultés à se confronter au monde extérieur.

Mais le masque peut aussi poser problème du côté des professionnels de santé : « Pour les patients qui présentent des troubles psychiatriques, le masque atténue certains signes, voire les efface complètement, comme les murmures des patients schizophrènes que le psychiatre peut ne plus percevoir », remarque Cédric Calvignac. Enfin, « certaines activités thérapeutiques nécessitent parfois un travail en groupe, avec des interrelations, comme la cuisine thérapeutique, ce qui n’était plus possible au plus fort de la crise », complète Pascal Forcioli.

COMPENSER CE QUI EST DISSIMULÉ

Même si les soignants ont fait leur possible pour travailler masqués et se montrer pédagogues avec leurs patients afin de leur faire accepter aussi le port du masque, d’autres mesures compensatoires ont dû être mises en place. Difficile, en effet, au plus fort de la pandémie, de se passer de ces gestes barrières dans la relation soignant-soigné : ils ont avant tout été mis en place pour préserver les personnes soignées, mais induisent « un brouillage socioémotionnel », selon le Dr Tcherkassov. Il a donc fallu mettre en place des stratégies compensatoires pour pallier les manques induits par le port du masque et/ou la distanciation.

UNE PAROLE ADAPTÉE

Une stratégie particulièrement indiquée lorsque l’on s’adresse à certains publics, notamment ceux qui souffrent d’une baisse de l’acuité auditive : « il faut alors être attentif au contexte interrelationnel, sur ce qui se trouve dans les champs visuel et sonore. Et il faut essayer d’accompagner l’expression cachée par une parole adaptée : on peut s’exprimer d’une manière joviale qui va signifier un sourire, accentuer la mélodie de sa voix pour montrer sa joie », énumère la chercheuse en psychologie sociale.

Il peut également être judicieux de matérialiser les émotions en les manifestant vocalement. Ainsi, si l’on ne peut pas montrer sa joie de voir une personne rétablie, on peut simplement le lui dire. Il est en outre possible de surjouer les choses. À l’instar de ce que l’on fait avec les enfants pour s’exprimer, on peut accentuer les traits spécifiques de certaines émotions. « Plus on ouvre le visage, plus on envoie un signal global d’ouverture, comme un sourire », rappelle la spécialiste.

L’HUMOUR, UNE RESSOURCE

L’humour fait partie des tactiques qui permettent de rompre les contraintes induites par les mesures barrières. « Parmi les nombreux témoignages que nous avons recueillis, les soignants nous ont souvent relaté avoir misé sur l’humour pour dédramatiser la situation, parfois en surjouant les choses : un sourire, un rire, un éclat de rire réenchantent la relation de soins mise à mal », confirme Cédric Calvignac.

TRAVAILLER LE SON

Enfin, il est possible d’appuyer davantage sur l’articulation, sur le volume de son expression, sans pour autant crier - cela peut être interprété comme de la colère - pour bien se faire comprendre. Les personnels soignants, rodés aux usages avec leurs patients, ont également su adapter leurs pratiques à ces contraintes : « Au moment de la prise de contact, certains se tiennent à distance et baissent le masque pour montrer leur visage, puis le remettent pour s’entretenir avec le patient », explique le chercheur en sociologie, qui note que les face-à-face avec les personnes soignées pouvaient aussi se dérouler dans des pièces plus grandes pour assurer un bon maintien des distances. Pour pallier le fait que le masque dissimule une partie du visage, « certains secteurs de soins ont fait des demandes pour des masques alternatifs, se souvient Pascal Forcioli. En orthophonie ou dans les unités mère-enfant, notamment, il était important de pouvoir garder l’intégralité du visage à découvert ».

AMÉNAGER SA FAÇON DE TRAVAILLER

DU TEMPS AVEC LE PATIENT

Travailler avec le masque impose, pour les professionnels de santé de prendre plus de temps. Plus de temps pour réaliser les soins, dans le respect des gestes barrières mais avec parfois un contact rapproché qui rompt la distanciation imposée : impossible en effet pour une infirmière de ne pas se positionner au plus proche du patient pour faire une prise de sang. De l’avis de Cédric Calvignac, c’est l’absence de contact avec le patient qui a été le plus compliqué : « Ce qui crée la distance, ce n’est pas le simple fait d’être masqué, mais plutôt de l’être sans pouvoir compenser la situation par d’autres gestes entourant la personne. » Certains des répondants de l’étude Maskovid lui ont fait remarquer que plus que le masque, c’était l’absence de poignée de main qui créait le plus de distance, ou certains gestes d’accompagnement comme une main sur l’épaule, dans le dos, ou le fait de tenir la main du patient. Certains ont donc cherché des parades pour surmonter ces difficultés. Ainsi, « baisser le masque en retenant son souffle, travailler avec une visière » sont devenus des gestes de résistance face à la contrainte. Prendre également plus de temps pour instaurer une relation de confiance avec la personne prise en charge, surtout lorsqu’elle présente des troubles cognitifs ou psychiatriques. Mais aussi dans certains secteurs comme la pédiatrie, car les enfants sont plus méfiants lorsqu’ils ne peuvent pas voir le visage de celui qui les soigne.

DES TOURNÉES ADAPTÉES

Enfin, lors des tournées, pour les infirmières libérales par exemple, il fallait aussi penser à un circuit qui préserve les patients les plus fragiles : « Les professionnels de santé avaient pleinement conscience du fait qu’ils pouvaient être vecteurs de la maladie ; nombreux sont ceux qui ont donc aménagé leur tournée en plaçant leurs patients les plus fragiles en premier », décrit Cédric Calvignac. D’autant que, rappelons-le, les masques ont connu des difficultés d’approvisionnement au départ : il n’était donc pas rare que les soignants soient contraints de les utiliser au compte-goutte ou de les porter plus longtemps que le temps requis. Ils devaient être davantage concentrés sur leurs gestes pour ne pas risquer de contaminer leur masque, comme ne pas se toucher le visage.

Mais même si le masque et la distanciation ont apporté leur lot de contraintes, « les soignants ne se sont jamais sentis empêchés de travailler : ils se protégeaient et protégeaient les autres, c’est le soin avant tout, dans toute sa dimension, dans le sens du “primum non nocere”. Maintenant, on attend tout de même le moment où l’on pourra retirer le masque : cela reste un mode de fonctionnement contraint et on aspire à un fonctionnement normal », conclut Pascal Forcioli.

RÉFÉRENCES

Note

Dans une intervention lors du 40e anniversaire de la formation Bleu Menthe, en juin 2021.

Bibliographie

• Mheidly N., Fares M. Y., Zalzale H. et al., “Effect of Face Masks on Interpersonal Communication During the COVID-19 Pandemic”, Frontiers in Public Health, 9 décembre 2020. En ligne sur : bit.ly/37YFSeT

• Pazhoohi F., Forby L., Kingstone A., “Facial masks affect emotion recognition in the general population and individuals with autistic traits”, PLOS One, 2021 Sep 30;16(9):e0257740. En ligne sur : bit.ly/3FcJfLk

• Blazhenkova O., Dogerlioglu-Demir K., Booth R. W., “Masked emotions: Do face mask patterns and colors affect the recognition of emotions?”, Cognitive Research Principles and Implications, 2022 Apr 8;7(1):33. Sur : bit.ly/3yhtotl

• Baiano C., Raimo G., Zappullo I. et al., “Empathy through the Pandemic: Changes of Different Emphatic Dimensions during the COVID-19 Outbreak”, International Journal of Environmental Research and Public Health, 2022 Feb ;19(4):2435. En ligne sur : bit.ly/3MQwV5X

• Union nationale pour le développement de la recherche et de l’évaluation en orthophonie (Unadreo), « Port du masque, langage et communication : une revue de la littérature », 22 mars 2021. En ligne sur : bit.ly/3kEUqTx

• Calvignac C., « Que change le port du masque dans la relation soignant-soigné ? », Sciences Humaines, mai 2020. En ligne sur : bit.ly/3saHV6l

• Yang J., “A quick history of why Asians wear surgical masks in public”, Quartz, 19 novembre 2014. En ligne sur : bit.ly/3MOIaMb

• Haute Autorité de santé (HAS), « COVID-19, les mesures barrières et la qualité du lien dans le secteur social et médico-social », mai 2020. En ligne sur : bit.ly/3w2wTRQ

L’abolition du toucher

Certains professionnels de santé interrogés dans le cadre de l’étude Maskovid ont déploré l’absence de gestes tels que le serrage de mains ou le fait de tenir la main du patient. Cette absence de contact par le toucher peut avoir des effets délétères sur la santé du patient. De nombreuses études pointent en effet le bénéfice apporté par le toucher lors de la prise en charge. Un travail mené dans le cadre du premier programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) infirmier de la région Auvergne, en 2009, a montré que le toucher avait un effet positif sur la perception de la douleur et atténuait l’anxiété ressentie par le patient. Le toucher est un outil de pratique professionnelle connu et reconnu qui a pourtant dû être délaissé avec la crise sanitaire. Un abandon dommageable pour les patients de soins palliatifs ou de gériatrie qui se sont parfois sentis abandonnés. Au Brésil, dans une unité de soins Covid de la ville de São Carlos, deux infirmières ont eu l’idée de remplir des gants médicaux en latex avec de l’eau tiède et de les placer dans les mains des patients en détresse. Ces « mains d’amour » ont permis de réconforter certains d’entre eux.