L'infirmière n° 022 du 01/07/2022

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Anne-Lise Favier  

Selon le dernier rapport de la Miviludes, les signalements de dérives sectaires concernant la santé progressent. Avec la pandémie, nombre de personnes se tournent vers des alternatives pour trouver des réponses. Avec le risque d’être dévoyé. Quels sont les ressorts de ces dérives et comment les déjouer ?

Le domaine de la santé est particulièrement concerné par le phénomène sectaire. Sur les 3 008 demandes de saisine qui ont été enregistrées en 2020, 38 % concernent la santé (la protection des mineurs arrive deuxième avec 22 % des saisines, et la sécurité, troisième avec 19 %), indique le dernier rapport(1) de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), organisme officiel qui coordonne l’action contre les sectes (lire l’encadré page ci-contre). Parmi ces signalements, beaucoup concernent les médecines complémentaires et alternatives ainsi que les psychothérapies et le développement personnel. Climat d’incertitude, isolement, anxiété, crise existentielle, la crise sanitaire a été le terreau de nouvelles demandes de signalement de situations inquiétantes en lien direct avec cette dernière (120 entre le 1er mars et le 31 décembre 2020). Ces saisines concernent des groupes surfant sur des théories complotistes, antivax, qui prolifèrent grâce à un usage intensif et sans contrôle des réseaux sociaux. « Les mouvements qui présentent des risques de dérives de nature sectaire ont remarquablement adapté leurs discours et leurs offres », analyse la Miviludes. Elle ajoute cependant ne pas retrouver « l’ensemble des éléments qui caractérisent l’emprise sectaire », mais des « éléments d’une forme d’embrigadement ».

ÉVOLUTION DU PÉRIL SECTAIRE

Dans leur ouvrage Le Nouveau Péril sectaire(2), Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre dressent un état des lieux de la situation : « L’image bien ancrée dans les mentalités, héritée des années 1990, d’un groupe multinational structuré autour d’un gourou autoritaire ne correspond plus tout à fait à la réalité. Une multitude de petits groupes se sont formés – les services de l’État estiment leur nombre à 500 – proliférant à la faveur des réseaux sociaux. Une forme d’ubérisation du phénomène sectaire. »

POUVOIR DE DISSÉMINATION

De fait, avec les réseaux sociaux, les possibilités sont décuplées. Certains opèrent sur YouTube, à l’image du vidéaste Thierry Casasnovas, créateur de la chaîne Regenere. Si celle-ci se définit comme une « chaîne de vulgarisation qui propose des conseils génériques en alimentation et plus largement en hygiène de vie pour les personnes souhaitant adopter une approche plus naturelle », les vidéos n’hésitent pas à affirmer, par exemple, qu’aucune tumeur ne tue, qu’on peut guérir d’un cancer en faisant des cures de jus de légumes (le vidéaste a lancé en parallèle un juteux commerce d’extracteurs de jus et de formations). Suivi par plus d’un demi-million d’abonnés, avec un discours mâtiné de bon sens (bien manger, bien dormir), Thierry Casasnovas distille ses conseils à qui veut l’entendre. Tant et si bien qu’un jeune diabétique, lassé de suivre le traitement prescrit par son spécialiste et ayant écouté les conseils du vidéaste, s’est retrouvé aux urgences pour une crise d’acidocétose. Combien d’autres ? Sans doute beaucoup puisque plus de 600 signalements concernant le youtubeur sont remontés jusqu’à la Miviludes.

D’autres exemples ont vu le jour dans le domaine du bien-être à base de thérapies alternatives. Et ce sont justement elles qui sont dans le collimateur du législateur.

PRATIQUES AU PLUS HAUT NIVEAU

Cette emprise des thérapies alternatives, non conventionnelles et souvent qualifiées de naturelles est telle que Georges Fenech, ancien magistrat qui a présidé la Miviludes entre 2008 et 2012, s’en était alerté dans son livre Gare aux gourous(3). Pour lui, il y a un entrisme certain de ces pratiques au plus haut niveau. Et de citer des séances de méditation dispensées à l’Assemblée nationale ainsi que « l’envahissement de toutes sortes de sorciers, alchimistes et autres “dérapeutes” avec la bénédiction des plus hautes sommités de la médecine » dans les sphères de l’hôpital. S’il faut rester vigilant face à l’émergence de ces nombreuses thérapies nouvelles, il ne faut pas non plus les condamner car toute dérive thérapeutique n’est pas sectaire. Elle le devient dès lors qu’elle fait adhérer le patient à un nouveau mode de vie, de pensée, de croyances et le dévoie de la médecine conventionnelle, voire de son entourage. Mais que ces “thérapies” viennent en complément des traitements conventionnels, la plupart des médecins n’y voient aucun inconvénient. Sauf lorsqu’elles se substituent aux traitements de chimiothérapie ou de radiothérapie, si l’on prend l’exemple du cancer. Dans ce cadre, le discours des gourous est bien rodé : la chimiothérapie n’aide pas le corps à combattre la maladie mais le détruit, tandis que les thérapies alternatives – on peut alors y mettre celle que l’on veut – mobilisent des forces qui aident le malade à s’en sortir.

D’après la Miviludes, il existerait plus de 400 pratiques non conventionnelles à visée thérapeutique et 1 800 structures d’enseignement et de formation considérées comme « à risque ». Côté professionnels, 4 000 psychothérapeutes autoproclamés n’ont suivi aucune formation et ne sont inscrits sur aucun registre, et 3 000 médecins seraient en lien avec une mouvance sectaire.

COMPRENDRE POUR AGIR

DÉFINITION

La Miviludes définit la dérive sectaire comme « un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société ». On notera que la Miviludes parle de « dérive sectaire » et non de « secte ». En effet, pour ne pas contrevenir à la loi de 1905 qui garantit la liberté de conscience, de religion, le législateur s’est toujours refusé à apporter une définition au mot « secte », tout comme à celui de « religion ». « Il s’intéresse non pas aux sectes, aux croyances et aux doctrines mais aux dérives, c’est-à-dire aux pratiques, aux méthodes, aux actes et aux comportements, émanant de tout groupe ou tout individu, qui portent atteinte à l’ordre public, aux lois, aux règlements et aux libertés fondamentales », indique la Miviludes. D’après l’organisme gouvernemental, ces dérives toucheraient un demi-million de Français ; une personne sur cinq connaîtrait même dans son entourage un adepte de ce type de mouvement

QUEL EST LE MÉCANISME DE L’EMPRISE ?

L’emprise est une domination exercée par une personne (le gourou) sur une autre personne ou sur un groupe de personnes (la victime, l’adepte) avec l’objectif de s’emparer de son esprit ou de sa volonté(4). Elle commence par une opération de séduction : le gourou a une approche qui semble incontestable, séduisante, il poursuit des buts nobles (par exemple guérir d’un cancer, se sortir d’une dépression). La victime est ensuite déstabilisée dans ses repères qu’elle remet en cause en rompant avec ses références affectives et intellectuelles : alors qu’elle se croit libre de soumission, elle devient en réalité dépendante(5). C’est alors qu’opère le gourou en jouant sur les émotions de la victime en exploitant ses failles, en réécrivant son histoire et en lui substituant une nouvelle vérité. La personne est mise à nu, perd son identité, est reformatée selon les intérêts du gourou et devient alors un disciple dévoué.

QUEL LANGAGE ?

Le discours véhiculé par le charlatan à l’origine d’une dérive sectaire est sans équivoque : s’il oppose ses propres thérapies à la médecine conventionnelle, il ne manque jamais de dénigrer la science et met en valeur des bienfaits difficilement mesurables (une meilleure circulation des énergies internes, par exemple). De même, il utilise un champ lexical particulier : ondes cosmiques, karma, cycles lunaires, dimensions vibratoires, purification, énergie, cosmos, conscience, etc. Un discours bien rodé et convaincant, mais peu scientifique ou qui utilise des termes destinés à le laisser penser(6).

QUEL EST LE PROFIL DES VICTIMES ?

On ne peut parler de profil type. Le rapport de la Miviludes dresse un nouveau portrait de la dérive sectaire observable dans toute la France : « Les saisines recouvrent une très grande diversité sociologique et illustrent parfaitement le fait que l’emprise sectaire peut s’exercer quel que soit le niveau d’études, l’insertion sociale et professionnelle, l’âge et le sexe, le niveau de revenus. » Ce qui rend ces dérives sectaires particulièrement pernicieuses. Ce constat, Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre l’ont également fait : « L’emprise sectaire ne frappe pas forcément les plus fragiles ou les plus démunis. Les publics varient aussi en fonction du courant de pensée : les mouvements “élitaires” cherchent à recruter dans les milieux d’affaires, la bourgeoisie catholique conservatrice ou chez les urbains en quête de naturel et de bien-être ; les mouvements populaires, eux, profitent du retrait de l’État dans les quartiers pauvres ou les campagnes reculées pour séduire de nouveaux adeptes. »

Si les victimes sont issues de toutes les strates de la société, elles ont néanmoins en commun d’être fragilisées par un événement de la vie – deuil, période de chômage, échec scolaire, maladie, situation de rupture sentimentale, solitude – qui en font des proies à la fois faciles et idéales pour les mouvements sectaires. Certaines populations, telles que les personnes handicapées (adultes, parents et enfants) ou encore les personnes âgées(7) offrent un terrain propice à de tels groupes, compte tenu de leur fragilité : à titre d’exemple, on peut citer l’autisme qui est régulièrement infiltré par des théories sectaires(8). Au même titre que la fin de vie et les soins palliatifs qui constituent un terreau fertile aux groupes sectaires pour approcher les personnes malades et leur entourage : certains vont même jusqu’à arpenter les couloirs des établissements de santé en se présentant comme “bénévoles” de certaines associations.

QUELLE ATTITUDE ADOPTER ?

Dans son guide « Santé et dérives sectaires »(9), publié en 2012, la Miviludes met en avant plusieurs pistes afin de gérer au mieux une situation qui pourrait s’apparenter à une dérive sectaire. Mais rappelons en préambule que, comme tout professionnel de santé, l’infirmière a le devoir de respecter la vie privée du patient.

Évaluer

Mais avant toute chose, il lui faut aussi et d’abord « évaluer et apprécier en conscience le risque au regard de la santé du patient du fait de son appartenance à un mouvement sectaire ». Si l’entreprise n’est pas aisée, du fait du pluralisme des dérives, il existe cependant des faisceaux de preuves permettant de caractériser un risque. Ces critères ont été définis grâce au travail de plusieurs commissions d’enquêtes parlementaires :

→ la déstabilisation mentale ;

→ les exigences financières exorbitantes ;

→ la rupture avec l’environnement d’origine ;

→ l’existence d’atteintes à l’intégrité physique ;

→ l’embrigadement des enfants ;

→ le discours antisocial ;

→ les troubles à l’ordre public ;

→ l’importance des démêlés judiciaires ;

→ l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ;

→ les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.

À noter qu’un seul critère ne suffit pas pour établir l’existence d’une dérive sectaire et tous n’ont pas la même valeur. Cependant, celui de la déstabilisation mentale est toujours présent.

À cela s’ajoutent des comportements, chez la victime, qui peuvent alerter les proches et les soignants : adoption d’un langage propre, changement d’habitudes (alimentaires, vestimentaires), refus de soins ou arrêt des traitements, atteinte à l’intégrité physique et psychique. Peuvent également coexister des impératifs financiers comme le fait de se soumettre à l’achat de certains matériels ou services, stages, etc.

Dialoguer, conseiller

En tant qu’infirmière, lorsque vous constatez que le patient semble avoir des pratiques sectaires, vous pouvez tenter d’échanger avec lui pour l’amener à prendre conscience de la dangerosité de ses pratiques et l’accompagner. Vous pouvez vous adresser à l’ordre infirmier de votre département et requérir son expertise, mais également vous tourner vers la Miviludes qui vous adressera à un référent de votre zone géographique.

Si vous observez une situation dans laquelle ce sont les parents qui ont une attitude sectaire et empêchent leurs enfants d’accéder à des soins (contre les vaccins, contre la transfusion chez les témoins de Jéhovah(10)), il faut avant tout dialoguer. En cas d’échec, il convient de leur rappeler les dispositions légales et éventuellement faire une déclaration de maltraitance.

Si au contraire le patient n’a pas conscience d’être soumis à un mouvement sectaire, mais que vous le soupçonnez, il faut d’abord s’assurer, via un faisceau de preuves, qu’il s’agit bien d’une situation d’emprise. En parler avec le patient et lui proposer de faire un signalement à la Miviludes ou de l’orienter vers des associations de victimes(11).

Plus délicate la situation quand vous constatez que c’est un collègue ou un autre professionnel de santé (médecin, sage-femme, kinésithérapeute, etc.) qui a une attitude qui pourrait faire penser à une dérive sectaire. En cas de doute, contactez l’Ordre référent (s’il existe), l’Agence régionale de santé ainsi que la Miviludes qui prendra le relais.

RÉFÉRENCES

Notes

1. Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), « Rapport d’activité et études 2018-2020 », 2021. En ligne sur : bit.ly/3muiuJN

2. Adénor J.-L., de Rauglaudre T., Le Nouveau Péril sectaire, éditions Robert Laffont, 2021.

3. Fenech G., Gare aux gourous, Éditions du Rocher, 2020.

4. Fournier A., « Mécanismes de l’emprise », Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi). En ligne sur : bit.ly/3aKSmru

5. Miviludes, « L’emprise mentale au cœur de la dérive sectaire : une menace pour la démocratie ? », colloque national du 23/11/2013. En ligne sur : bit.ly/3tpTB5G

6. Abgrall J.-M., La Mécanique des sectes, éditions Pocket, 2000.

7. Miviludes, « Protéger et respecter la citoyenneté de la personne âgée : prévention du risque de dérives sectaires en établissements sanitaires et médico-sociaux », 2016. En ligne sur : bit.ly/3Q7Ng8O

8. Cattan O., Le Livre noir de l’autisme, éditions Le Cherche-Midi, 2020.

9. Miviludes, Guide « Santé et dérives sectaires », 2012. En ligne sur : bit.ly/3aEVZz1

10. Miviludes, « Guide de l’agent public face aux dérives sectaires », 2012. En ligne sur : bit.ly/3zsB0K0

11. L’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi). www.unadfi.org

Autres sources

• Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), « Dérives sectaires en santé : une période de crise ? », 4 avril 2022. En ligne sur : bit.ly/3QbGfUl

• Bouderlique M., Comprendre l’action des sectes, éditions Chronique Sociale, 1995.

• Ariès P., Les Sectes à l’assaut de la santé, Éditions Golias, 2000.

• Frédéric A., Broyeurs de conscience, éditions Luc Pire, 2010.

• Wolf J.-L., Marianne et Hippocrate dans la tourmente sectaire, éditions L’Harmattan, 2017.

Les vicissitudes de la Miviludes

Selon les auteurs de l’ouvrage Le Nouveau Péril sectaire, depuis dix ans l’État se serait progressivement désintéressé du sujet des dérives sectaires au profit de problématiques comme la radicalisation, dont s’occupe aussi la Miviludes. Pourtant, la radicalisation n’a engrangé qu’une vingtaine de saisines en 2020, selon le dernier rapport de l’instance. Il faut rappeler que la Miviludes, créée en 2002, a tout récemment été rattachée au ministère de l’Intérieur, laissant certains penser qu’elle ne remplirait plus son rôle correctement. Georges Fenech, ancien magistrat qui l’a présidé de 2008 à 2012, s’en était ému dans son ouvrage sorti en 2020, Gare aux gourous. Selon lui, le fait d’avoir rattaché la Miviludes à ce ministère (elle était auparavant placée sous l’autorité du Premier ministre) la prive d’une vision transversale et isole les ministères compétents dans le domaine (Santé, Travail, Éducation). Il s’alarmait que la mission ne soit dépossédée de son matériel, de ses dossiers et de ses ressources humaines, étant même privée de son président. Depuis, la mission semble avoir repris des couleurs sous la bannière du Comité interministériel de la prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) présidée par Christian Gravel. Elle a même publié un rapport en juillet 2021 après une période de silence de trois ans.

Savoir +

DES DÉLITS DIFFICILES À QUALIFIER ET À FAIRE RECONNAÎTRE

S’il n’y a pas de délit qualifiant la notion de dérive sectaire, le législateur a néanmoins créé le délit d’« abus frauduleux de l’état de faiblesse par sujétion psychologique » (loi n° 2001-504 du 12 juin 2001) : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse […] d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées, ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire cette personne à un acte qui lui est gravement préjudiciable. » Ce délit est adapté aux infractions commises dans un contexte sectaire.