Un bon niveau de langue des signes française (LSF) est indispensablepour travailler dans un service spécialisé dans l’accueil de patientssourds. Mais une simple initiation peut également aider et permettre de renforcer la relation de soins avec les personnes malentendantes.
Maîtriser la langue des signes française demande un apprentissage long et fastidieux. C’est un investissement personnel monstrueux, et si l’on travaille dans un environnement classique, ça n’en vaut pas forcément la peine. Mais si l’on projette une carrière dans un établissement accueillant du public sourd, c’est parfaitement cohérent. » Le Dr Benoît Drion, coordinateur du Réseau Sourds et Santé des Hauts-de-France, ne mâche pas ses mots. Mais le cadre est posé : plus que toute autre formation, celle à la langue des signes française doit s’inscrire dans un projet professionnel précis. Car pour la « parler » correctement, il faut suivre plusieurs centaines d’heures de cours d’une formation qui peut s’avérer très coûteuse – entre 500 et 800 euros la semaine selon les organismes. Sachant que dans notre pays, les individus sourds qui pratiquent ce langage représentent environ une personne sur mille. Autant dire que dans un service de soins lambda, on n’en rencontrera pas tous les jours… Tandis que des structures telles que des unités d’accueil et de soins pour sourds (UASS), certains établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), des établissements médico-sociaux ou encore des instituts pour déficients auditifs peuvent apprécier cette compétence, voire en faire un prérequis à tout recrutement. Dans ce cas, l’apprentissage peut être pris en charge dans le cadre de la formation continue.
Car le besoin de professionnels bien formés est réel, tant la prise en charge des patients sourds est délicate. C’est d’ailleurs un véritable problème de santé publique. Selon le Baromètre santé sourds et malentendants (BSSM) réalisé par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) en 2012, « la communication avec les professionnels de santé demeure compliquée en présence d’une surdité et pourrait, en particulier pour ceux dont la situation économique est défavorable, peser sur l’accès aux soins et la qualité des prises en charge », et précise que les locuteurs de la LSF et/ou avec des difficultés d’expression orale se retrouvent plus souvent que les autres patients parmi ceux indiquant n’avoir jamais consulté de spécialiste dans l’année, ou parmi ceux évoquant des difficultés dans leur prise de rendez-vous avec un médecin généraliste (41,3 % de ceux qui ont consulté sont dans cette situation). Ces difficultés retardent dans 30 % des cas les visites et pour 18 % empêchent fréquemment de se soigner.
Dans les UASS implantées au sein d’une vingtaine d’hôpitaux du territoire, l’ensemble du personnel connaît la LSF. Le rôle des infirmières varie selon les établissements : assurer des missions d’accueil, expliquer les prescriptions, coordonner les plannings des différents intervenants (interprètes, médiateurs), orienter les patients, etc. Mais surtout, elles font de l’éducation thérapeutique en langue des signes. « Je travaille en binôme avec une soignante qui passe environ une demi-heure avec chaque patient pour reformuler ce que j’ai dit et s’assurer que tout a été compris, explique Benoît Drion. Car les sourds ont tendance à toujours acquiescer, ce qui ne signifie pas qu’ils ont compris ce qui leur a été dit. Si vous leur signez de prendre un comprimé après chaque repas, ils peuvent très bien comprendre un comprimé avant chaque repas, car dans l’ordre des mots signés, le terme “comprimé” vient avant “repas”. » Jennifer Semail, infirmière du Réseau Sourds et Santé du Groupement des hôpitaux de l’Institut catholique de Lille (Nord), apprécie aussi ce que sa maîtrise de la LSF apporte dans le relationnel avec les personnes malentendantes : « Au-delà des seuls soins, cela me permet d’avoir avec elles des conversations sur la pluie et le beau temps, elles se sentent ainsi moins isolées. Cette sensibilité particulière m’aide aussi à remarquer chez elles de tout petits changements d’attitude, parfois révélateurs de problèmes qui auraient pu passer inaperçus. »
Mais nul besoin de se lancer dans un apprentissage complet de la langue des signes pour se rapprocher de ce type de public. « Je trouve qu’il est très important de sensibiliser les futures soignantes via de courtes initiations dans les Ifsi, approuve Benoît Drion. Cela leur permet de prendre conscience des difficultés propres aux sourds et de savoir à quoi il faut faire attention avec eux : par exemple, souvent, ils ne pratiquent pas l’écrit, et y recourir génère des malentendus. Ce type d’initiation apprend aux infirmières que, en cas de problème, elles peuvent faire appel aux unités d’accueil des sourds, qui sont une ressource précieuse. » En France, de plus en plus d’Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) comprennent l’intérêt de la démarche et intègrent une journée de sensibilisation dans leur programme. Mais d’autres vont plus loin, à l’image de l’Ifsi Lionnois, à Nancy (Meurthe-et-Moselle) qui, à la suite de la loi handicap de 2005, a décidé de proposer à ses étudiants une formation en partenariat avec l’Institut des sourds de Jarville-la-Malgrange, soit 30 heures étalées sur trois ans, sanctionnées par une attestation et une mention sur le diplôme d’État. « Les élèves les plus motivées peuvent choisir cette option après une présentation générale des sourds et de l’histoire de leur prise en charge assurée par des professionnels de l’UASS du CHU de Nancy, détaille Nathalie Dubois, cadre de santé formatrice. Le module est limité à des groupes de 15 personnes pour que le formateur sourd puisse suivre chaque participant. » Il est important que celui-ci puisse corriger en temps réel le signage et signaler ce qui, pour un patient atteint de surdité, pourrait prêter à confusion ou être mal interprété : si vous souriez, il peut se demander si vous vous moquez de lui. Bien entendu, les étudiants ne ressortent pas bilingues de cet enseignement en LSF. « Ils apprennent à cibler l’information essentielle : avec quelques mots, on se fait finalement bien comprendre, soutient la cadre de santé. Les patients sourds ne vont pas facilement vers l’hôpital. Faire l’effort de les saluer dans cette langue qui leur est familière peut désamorcer les craintes. Et puis cela aide aussi les personnes timides à prendre la parole autrement. » Si tous les étudiants formés ne font pas carrière dans des unités spécialisées, certains ont pu mettre cette compétence à profit en crèche ou dans des services accueillant des personnes ayant perdu l’ouïe après un accident.
Cela peut par ailleurs aider les infirmières libérales dans leurs rapports avec leurs patients âgés devenus malentendants. « C’est un plus pour intégrer certains masters, par exemple en santé publique, un domaine qui englobe la prévention et l’amélioration de l’accès aux soins des personnes handicapées », assure Nathalie Dubois. Bref, une petite ligne sur un CV qui peut porter loin.
• Le site de la Société française de santé en langue des signes. https://sfsls.org
• Le guide « Communiquer pour tous : guide pour une information accessible », édité par Santé publique France, donne de précieux conseils pour s’adresser à tous types de public, y compris les personnes sourdes et malentendantes. En ligne sur : bit.ly/38G77Lp
• Le Baromètre santé sourds et malentendants réalisé par l’Inpes en 2011-2012 fait le point sur les besoins de santé de cette population et l’accessibilité de l’information sur la santé. Sur : bit.ly/3MB0Xed
Organismes de formation
• L’association Visuel-LSF possède des antennes un peu partout en France. www.visuel-lsf.org
• L’École française de langue des signes, à Paris, propose aussi des cours à distance. www.eflsignes.com
• L’Académie de la langue des signes française, à Paris. www.languedessignes.fr
• Certaines universités (Toulouse-II) et des instituts spécialisés, comme l’Institut des sourds de la Malgrange, à Jarville-la-Malgrange (Meurthe-et-Moselle), proposent des formations en LSF moins coûteuses.
Annie Bonnel, infirmière à Marseille (Bouches-du-Rhône).
« Il y a six ans, j’ai intégré l’Unité ambulatoire surdité et santé mentale de l’hôpital de la Conception (AP-HM). Me former à la LSF était une condition sine qua non pour pouvoir y exercer. Je m’y suis donc mise, à raison d’une journée tous les quinze jours pendant deux ans. Cet apprentissage réalisé dans le cadre du plan de formation de l’AP-HM m’a permis de valider le niveau 2 qui donne accès au diplôme de compétence en langue reconnu par l’État. C’était très difficile pour moi car il n’y a pas que les mains qui comptent : le visage et le corps jouent aussi un grand rôle. On se retrouve très exposé au regard de l’autre. Mais ça en valait la peine. Au bout de six-neuf mois, j’ai commencé à bien me débrouiller et cela a renforcé ma confiance au travail. Parallèlement, j’ai beaucoup lu sur la communauté sourde afin de comprendre son histoire et son rapport aux autres. Car c’est un milieu qui m’était totalement inconnu, avec sa culture, ses codes, et au début, j’avais très peur d’être rejetée. Quand je ne pratiquais pas la LSF, je m’arrangeais pour nouer d’autres liens avec les patients en les accompagnant à des rendez-vous médicaux ou en encadrant des sorties thérapeutiques. Mais quand j’ai pu parler la même langue qu’eux, je me suis rapprochée de ces personnes souvent isolées, dont certaines ont du mal à comprendre le fonctionnement du monde extérieur. Même si vous signez mal – d’ailleurs on se fiche un peu de vous –, cela montre que vous avez fait un effort et c’est très apprécié ! J’ai quitté l’Unité au bout de cinq ans, mais cette période a été extrêmement enrichissante, j’ai fait de vraies rencontres. Cela n’aurait jamais été possible si je n’avais pas appris la LSF. »
Laura Kerstemont, étudiante en troisième année à l’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) Lionnois, à Nancy (Meurthe-et-Moselle).
« Au départ, j’ai choisi cette option plutôt par curiosité. Ce n’est pas un enseignement qu’on nous propose au collège ou au lycée… Et la surdité est un handicap qui est trop peu abordé à mon goût, même quand on suit une formation dans le domaine de la santé. Je suis très intéressée par l’aspect relationnel de mon métier et je me dis que maîtriser les bases de la LSF m’aidera à créer des liens avec les patients sourds que je pourrais rencontrer dans les services où je travaillerai plus tard. Pour moi, l’apprentissage s’est fait de façon très naturelle : ce n’est pas du tout comme les langues orales, que je trouve plus difficiles. En première année, nous avons appris les fondamentaux, comme les lettres de l’alphabet ; je pratiquais un peu à la maison en regardant des vidéos, pour entraîner mes doigts et être plus à l’aise pendant les cours. Mais cela reste beaucoup moins contraignant que d’apprendre des leçons par cœur, il y a une logique, ça vient facilement. En troisième année, les cours étaient plus ciblés sur l’hôpital, avec des mises en situation, des simulations de dialogue. Aujourd’hui, je sais que je peux entrer dans la chambre d’un patient sourd, lui demander où il a mal et assurer les soins en me faisant comprendre. Tout ne passe pas par la langue des signes, cela peut aussi être par un regard, un mouvement de tête… Je sais m’adapter et créer une relation de confiance ! C’est un vrai plus pour ma pratique que je vais indiquer sur mon CV, même si je ne compte pas exercer dans un service d’accueil des sourds dans l’immédiat. Qui sait, j’aurai peut-être l’occasion de rencontrer des personnes malentendantes dans ma carrière. Et même si c’est dans plusieurs années, je sais qu’en regardant quelques vidéos, les réflexes reviendront vite ! »
Jean Dagron, président de l’association Sourds coopération échanges santé (Sources).
En quoi cela peut être utile, pour une infirmière, de se former à la langue des signes française (LSF) ?
C’est toujours bénéfique d’apprendre une langue corporelle. On communique autrement, on se sert de son corps différemment, cela procure du bien-être. Et puis il y a un intérêt professionnel si cela s’inscrit dans un projet précis. La LSF a été reconnue comme une langue officielle de la République en 2005, et le cadre européen des langues défini en 2007 a déterminé le niveau nécessaire pour pouvoir l’utiliser dans son travail. Pour une infirmière, il faut le niveau B1, qui nécessite 400 heures de cours. Ce cadre a le mérite de clarifier les choses car auparavant, certains directeurs d’hôpitaux ne comprenaient pas tout, ils pensaient parfois qu’il suffisait de connaître quelques signes pour travailler auprès d’un public sourd… Or, pour maîtriser la langue des signes, il faut un investissement important, de l’ordre de deux ans de travail !
Dans quel type de projet professionnel une telle formation peut-elle s’inscrire ?
Il existe 26 lieux de consultation réservés aux sourds, en France. Déjà, les unités d’accueil et de soins pour sourds, au sein d’hôpitaux, où l’équipe soignante doit obligatoirement avoir un bon niveau de LSF. Ces services comprennent au moins un professionnel sourd, ce qui oblige les autres à pratiquer la LSF, qui devient la langue de travail. Mais il existe aussi des projets plus spécialisés, autour des addictions par exemple, ainsi que des maisons de santé ou des réseaux de soins qui peuvent porter des projets en ce sens. Et comme ce type d’initiative se répand de plus en plus, il y a beaucoup de trous à boucher ! De façon générale, pour une meilleure prise en charge des patients sourds, il faudrait plus de professionnels signeurs, et en particulier des infirmières, encore trop rarement formées.
Quels sont les critères d’une formation de qualité ?
Il faut distinguer différents types de formation. Les initiations proposées dans les Ifsi ont un intérêt car elles permettent aux étudiants de mieux évaluer la situation lorsqu’ils reçoivent un patient sourd en consultation. Cela leur donne des clés, des ressources auxquelles ils peuvent faire appel, comme le réseau SOS Surdus qui propose un appui aux professionnels de santé. Ensuite, pour ceux qui veulent suivre une formation plus poussée, il faut s’assurer que celle-ci va bien jusqu’au niveau B1 et qu’il y a des sourds parmi les intervenants. En effet, ce sont les mieux placés pour évaluer régulièrement votre niveau et vous indiquer sur quels points il faut progresser.