URGENCES : QUAND LA CRISE DEVIENT CHRONIQUE
SOINS SOUS TENSION
JE DÉCRYPTE
POLITIQUE DE SANTÉ
Face un risque de rupture de soins cet été, le gouvernement tente de maintenir les urgences à flot, voire de fixer un nouveau cap. La énième tentative d’une longue série. Retour sur deux décennies de soins d’urgence pour les urgences.
La scène se déroule en août 2003 à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Un urgentiste reçoit dans son service une équipe de France 3. Cadré de biais, tenue verte au col largement ouvert pour cause de canicule, il tire la sonnette d’alarme : il a trop de patients, pas assez de soignants, il manque de lits et il va y avoir des morts. Depuis, le Dr Patrick Pelloux, car c’est bien de lui qu’il s’agit, est devenu une personnalité à part dans le paysage sanitaire : son alerte n’était que la première d’une longue série de prises de position. Et près de dix-neuf ans plus tard, comment se fait-il que les mots employés par celui qui n’était alors qu’un illustre inconnu entrent si fortement en résonance avec la situation actuelle ?
Car la triste vérité, quand on se remémore cet épisode, saute aux yeux : ceux qui, parmi les soignants, se souviennent d’un temps où les services d’urgences n’étaient pas unanimement jugés « en crise » sont probablement ceux qui ont débuté leur carrière au siècle dernier. Pour preuve, la pile des rapports sur le sujet, entassés au fil des années sur les bureaux des décideurs. Sans remonter jusqu’à ceux du Pr Adolphe Steg qui, en 1989 et 1993, constatait déjà une forte augmentation de l’activité des urgences, tirée par des cas qui auraient pu trouver une réponse en ville, on compte pas moins de six rapports entre 2010 et 2020.
On peut citer celui du Pr Pierre Carli qui, en 2013, remettait un document sur l’aval des urgences, lequel invitait à considérer le problème des urgences comme systémique, lié à la difficulté de prise en charge des malades après leur passage dans les services d’urgences, plutôt qu’un problème interne. En 2018, le médecin urgentiste et député macroniste Thomas Mesnier présentait, dans le cadre de ce qui allait devenir « Ma santé 2022 », un rapport visant à mieux organiser les soins non programmés afin de désengorger les urgences.
L’année suivante, les deux auteurs unissaient leurs forces pour aboutir au rapport Carli-Mesnier, document qui en appelait à un « pacte de refondation des urgences » et jetait, à la veille de la crise sanitaire qui allait tout balayer sur son passage, les bases d’un service d’accès aux soins (SAS) censé permettre à toute personne d’accéder « 24 heures sur 24, à distance, à un professionnel de santé pour des réponses allant du conseil à la téléconsultation, ou l’orienter, selon son état de santé, vers une consultation sans rendez-vous ou vers un service d’urgences, voire engager un Smur [structure mobile d’urgence et de réanimation, NDLR] ou un transport sanitaire ».
Et aujourd’hui ? Dès la fin mai, le syndicat Samu-Urgences de France prévenait la ministre de la Santé fraîchement nommée que, d’ores et déjà, « 120 hôpitaux refusent des patients, faute de moyens » et que l’été approchant, la situation ne pouvait qu’empirer. Cette alerte avait été précédée, quelques jours plus tôt, d’un vrai coup de tonnerre : les urgences de l’hôpital Pellegrin, à Bordeaux, avaient annoncé qu’à compter du 18 mai elles ne seraient plus accessibles la nuit qu’après régulation par le 15. D’autres ont suivi depuis.
Face à l’inquiétude montante, Emmanuel Macron a décidé, son gouvernement à peine nommé, de confier une mission flash au Dr François Braun. Chef du service des urgences du CHR de Metz (Moselle), président de Samu-Urgences de France et l’un des référents santé de la campagne présidentielle du locataire de l’Élysée, celui-ci semblait pour les autorités sanitaires à même de proposer, avant fin juin, des solutions pour passer l’été et assurer la pérennité des services d’urgences.
Reste à savoir ce que cette énième mission pourra apporter de plus face à un problème qui ressemble de plus en plus au rocher de Sisyphe. « J’aimerais bien savoir ce que François Braun va pouvoir dire de nouveau en un mois », commente Catherine Deroche, sénatrice (LR) du Maine-et-Loire, qui sait de quoi elle parle : médecin de profession, elle a coordonné un rapport sénatorial publié fin mars qui fait le point sur la situation de l’hôpital et qui accorde une large place à celle des urgences.
Et quand on lui demande quel est, dans le découpage traditionnel entre l’amont, l’aval et le fonctionnement interne des urgences, l’élément sur lequel il faut mettre la priorité, sa réponse est catégorique : « Le problème est partout et il faut le traiter globalement, sinon cela ne marchera pas. » Et la sénatrice de se livrer à une déclinaison des mesures, selon elles, nécessaires. Déclinaison qui, en creux, esquisse un résumé de tout ce qui ne va pas depuis bientôt vingt ans dans les services. Concernant l’amont, elle note qu’il faut favoriser la permanence des soins assurée par le secteur ambulatoire « en libérant du temps médical, notamment par le biais des assistants médicaux et des professionnels non médicaux comme les IPA [infirmières en pratique avancée, NDLR] ». Côté cuisine interne des urgences, elle établit l’absolue nécessité d’améliorer l’attractivité de ces unités qui peinent à recruter. « Il faut revaloriser ces soignants dans leur carrière, dans leur formation et dans leur rémunération, expose-t-elle. Il est nécessaire de leur adresser un message fort afin que ceux qui sont partis envisagent de revenir. » Enfin, l’aval des urgences doit être fluidifié en libérant des lits occupés dans les étages par des patients qui pourraient être pris en charge ailleurs. « On doit développer notamment les hôpitaux de proximité, les accueils à domicile », illustre-t-elle.
Un état des lieux qui se rapproche de celui dressé par le Pr Agnès Ricard-Hibon, cheffe du Samu-Smur du Val-d’Oise et des urgences du GH Carnelle Portes de l’Oise. « Notre système se caractérise par une totale non-organisation de la répartition des patients entre la ville et l’hôpital, pointe cette ancienne présidente de la Société française de médecine d’urgence. Par ailleurs, avec les ressources humaines qui s’en vont dans les services d’aval, on ferme des lits, ce qui engorge les urgences et entraîne la démission de très nombreux professionnels. »
Face à un tel diagnostic, une certitude émerge : ce n’est pas une thérapeutique unique qui permettra d’amener les urgences sur la voie de la guérison. Les mesures visant l’amont (comme le SAS) doivent se combiner avec des mesures sur l’aval (l’augmentation des capacités d’hospitalisation longue durée, par exemple) et sur le fonctionnement interne des urgences (le développement des IPA, entre autres). Et c’est justement l’approche adoptée par François Braun pour sa mission flash. Celui-ci n’a pas encore rendu ses conclusions au moment où nous écrivons ces lignes, mais, s’exprimant début juin devant la commission des affaires sociales du Sénat, il avait affirmé avoir identifié « plus de 150 pistes » qu’il convenait, selon lui, de « prioriser ».
Il est vrai que les idées ne manquent pas pour remettre les urgences d’aplomb. Sociétés savantes, fédérations hospitalières et syndicats y vont tous de leur ordonnance. De nouvelles entités se forment, à l’image du Groupe de réflexion pour l’amélioration des parcours de soins urgents (Grapsu), pour n’en citer qu’un. Ce club de réflexion, qui regroupe des acteurs du public et du privé, des soignants et des administratifs, se propose de fluidifier les parcours. « L’idée, c’est que des gens qui ont été confrontés à ces problématiques au cours de leur carrière, qu’ils soient en activité ou à la retraite, trouvent des solutions de bon sens pour améliorer les choses », détaille son président Jean-Pierre Dewitte, ancien directeur général du CHU de Poitiers (Vienne). Celui-ci évoque « la place du pharmacien dans la prise en charge des urgences » ou encore « la formation de tous les élèves aux premiers secours ». « L’objectif est de multiplier les bons exemples, en nous aidant […] de la technologie », ajoute-t-il, citant notamment la solution UrgencesChrono imaginée par l’un des fondateurs du Grapsu, qui permet, entre autres, de cartographier en temps réel le degré de tension des urgences et des services d’aval sur un territoire donné afin de déterminer où orienter de nouveaux patients.
Reste que les solutions proposées ne doivent pas faire oublier que la « crise des urgences » est avant tout une crise du système de santé, et que ce qu’il se passe dans les services n’en est que le miroir grossissant. Ce que constatait déjà Pierre Carli en 2013. On peut dès lors se demander si la politique des petits pas, telle que mise en avant par François Braun ou par des acteurs comme le Grapsu, est à la taille des enjeux. « Au-delà des actions conjoncturelles, le système de santé a besoin de réformes structurelles », affirmait AVECsanté, qui fédère les maisons de santé pluriprofessionnelles, dans un communiqué de juin dernier pour présenter ses solutions en matière de soins non programmés.
Les domaines abordés par l’association (prévention, lutte contre le non-recours aux soins, partage de compétences) sont en effet de nature systémique et pourraient même nécessiter une nouvelle loi santé. Mais une telle loi met du temps à aboutir, et bien des voix s’élèvent contre la machinerie administrative qu’elle risquerait de mettre en branle. Sans compter que la nouvelle donne politique issue des législatives ne va pas faciliter l’adoption de nouveaux textes par le gouvernement. Voilà qui explique probablement pourquoi celui-ci semble, pour l’instant, s’en tenir aux petits pas…
La crise des urgences semble agir comme un accélérateur de la créativité infirmière pour la prise en charge des urgences en dehors de l’hôpital. C’est ainsi que, comme le rapporte l’agence APMnews, l’expérimentation d’une Équipe paramédicale d’urgence, qui avait lieu dans la Sarthe depuis un an et dont les résultats ont été présentés au congrès Urgences de juin dernier, peut être considérée comme un succès. Depuis mai 2021, des équipes composées d’un infirmier et d’un conducteur ambulancier aide-soignant peuvent ainsi intervenir sous la responsabilité du médecin régulateur pendant toute l’intervention, sans médecin à bord du véhicule. Les résultats montrent que cette équipe est arrivée en moyenne 22 minutes avant le Smur, qui n’a parfois pas eu besoin de se déplacer, et était donc davantage disponible pour d’autres interventions.
Florian Bois est l’un des cinq IPA Urgences, tous issus de l’université Aix-Marseille, qui prendra son poste en établissement dans les semaines à venir.
Quel sera, selon vous, l’apport des IPA Urgences pour contribuer à résoudre la crise actuelle ?
Je pense que nous n’aurons pas beaucoup d’impact sur la question de l’aval. En revanche, beaucoup de gens qui viennent actuellement aux urgences, pas pour un motif urgent mais parce qu’ils n’ont plus de médecin là où ils habitent, peuvent être pris en charge par un IPA Urgences. Nous pouvons aussi intervenir en préhospitalier : nous voyons tous les jours des lignes de Smur fermer, faute de médecins, et nous pouvons éviter cela.
Les autres professionnels ont-ils compris votre plus-value ?
Il y en a encore certains qui sont dans une forme de corporatisme, qui défendent leur pré carré, qui parlent de « médecine low cost ». Mais je pense que la raison va l’emporter. Nous voyons bien qu’à l’étranger, là où il y a des équivalents aux IPA Urgences, on n’assiste pas à une baisse de la qualité des soins. Et du côté des directions hospitalières, on sent une forte sensibilité pour tout ce qui touche à l’urgence.
Quels sont les points à améliorer pour vous permettre de mieux répondre à l’ampleur de la crise ?
La principale question est celle de la prescription initiale qui ne nous est pour l’instant pas permise pour des raisons juridiques. Mais un appel à manifestation d’intérêt est récemment sorti pour un protocole national permettant aux IPA Urgences de prescrire certaines thérapies d’usage courant dans un service d’urgences. Si tout va bien, cela devrait être en place avant la fin de l’année.