Si une politique nationale et une attention particulière au sein des établissements ont fait baisser les chiffres du harcèlement, celui-ci reste un phénomène préoccupant. L’infirmière scolaire joue un rôle central dans le repérage des situations problématiques, l’écoute et le suivi des élèves harcelés. Les clés pour agir.
La notion de harcèlement scolaire est aujourd’hui bien cernée. Le psychologue norvégien Dan Olweus(1) a élaboré le concept de « bullying » (issu de bully, « petite brute » ou « tyran » en anglais), traduit en français par harcèlement. Ses travaux font autorité dans la communauté scientifique et sont à l’origine de la définition internationalement reconnue et employée dans le cadre de l’enquête Health Behaviour in School-aged children (HBSC) consacrée à l’enfant en milieu scolaire, en Europe et en Amérique du Nord. En voici la version la plus récente : « On dit qu’une personne est harcelée quand une autre personne, ou un groupe de personnes, lui dit, ou fait de façon répétée, des choses méchantes et désagréables. C’est aussi du harcèlement quand, de façon répétée, on embête une personne ou on l’exclut exprès. La personne qui harcèle a plus de pouvoir que celle qui est harcelée et lui veut du mal. Ce n’est pas du harcèlement quand deux personnes d’à peu près la même force ou de même pouvoir se disputent ou se battent ». Le seuil significatif retenu, selon les recommandations internationales, est une fréquence d’au moins deux fois dans les deux mois précédents.
On distingue actuellement trois sortes de harcèlement :
→ le harcèlement direct : moqueries, surnoms désobligeants, insultes, coups et dégradations matérielles ;
→ le harcèlement indirect : propagation de rumeurs, isolement de la victime ;
→ le cyberharcèlement : diffamation sur les réseaux sociaux, usurpation d’identité, partage de photos ou encore de vidéos compromettantes.
L’enquête internationale HBSC mesure tous les quatre ans la santé des collégiens et comporte une rubrique harcèlement et bagarres. En 2014, 12,4 % des collégiens déclaraient être victimes de harcèlement direct et/ou indirect. Le cyberharcèlement concernait 6,5 % des élèves pour l’envoi de messages et 3,3 % pour la diffusion de photos. Les chiffres recueillis lors de la dernière enquête sont largement en baisse. En 2018, 5,3 % des élèves déclaraient être victimes de harcèlement. 7,8 % des élèves ont été victimes de cyberharcèlement une fois dans les deux mois précédents. Une nette différence se creuse entre garçons et filles à partir de la cinquième : 9,8 % des collégiennes déclarent être cyberharcelées contre 5,9 % des collégiens.
Les enquêtes menées en primaire montrent une importante prévalence du harcèlement. Ainsi, une étude menée dans 150 établissements en 2011 sous l’égide de l’Observatoire international de la violence à l’école montrait que 14 % des élèves du primaire étaient victimes de harcèlement et que l’on pouvait estimer à 8 % la proportion d’écoliers cible de harcèlement sévère à modérément sévère.
Pour mesurer le phénomène de harcèlement au lycée, on ne dispose pas d’étude systématique. Si ce phénomène se réduit avec l’âge, l’« Enquête de climat scolaire et victimation auprès des lycéens pour l’année scolaire 2017-2018 », menée par la Depp(2) révèle cependant que 5 % des lycéens en filière générale et 8 % en lycée professionnel sont « dans une situation de cumul de violences modéré (entre trois et quatre faits) à fort (cinq ou plus) », pouvant être assimilé à du harcèlement.
Le harcèlement est déclenché par la perception d’une différence. Nicole Catheline, pédopsychiatre faisant autorité dans la prise en charge du harcèlement(3), dessine deux processus. Dans certains cas, harceleur et harcelé ont en commun de partager une différence, qui les distingue du reste du groupe. Le harceleur perçoit une faille, lui rappelant sa propre faiblesse, qu’il lui est intolérable de voir chez l’autre. « Le harceleur pratique volontiers la dénégation “Je ne suis pas comme ça”, résume la psychiatre, tandis que le harcelé pratique l’évitement “Je ne comprends pas pourquoi je subis ça”. »
Dans le second cas de figure, la future victime, du fait de sa différence, perturbe le harceleur, chez lequel elle soulève des questions délicates qui lui sont insupportables. « Pour se construire, les enfants ont besoin de représentations simples et robustes, c’est-à-dire excluant l’exception, écrit Nicole Catheline. C’est ainsi qu’ils se construisent un modèle de fonctionnement social. Il leur faudra un certain temps et de nombreuses expériences avant d’intégrer, à côté de la règle générale, les particularités de chacun. »
Dans un contexte de personnalités en construction, mal assurées dans leur valeur, en quête de représentation de soi et soucieuses d’être acceptées par autrui, un élève harcelé n’a pas toutes les armes pour répondre de manière efficace aux agressions du harceleur, dont il ne comprend pas les intentions. Plongé dans un état de sidération, il n’est pas en mesure de se défendre efficacement. L’isolement social dans lequel a pu le placer sa différence accentue sa vulnérabilité. Pour tenter de sortir du piège où elle est acculée, la victime cherche seule des solutions, qui s’avèrent inappropriées et renforcent la confiance de l’agresseur. Personne ne lui venant en aide, la victime pense que tout le monde partage le point de vue porté sur elle par le harceleur. Elle finit par se rallier à ce jugement et penser qu’elle est responsable des agressions qu’elle subit.
À noter que l’auteur et la victime de harcèlement présentent tous deux des troubles de la régulation des émotions et des bases narcissiques fragiles. Entre 3 et 4 % des enfants en âge d’aller à l’école passent d’un rôle à un autre.
La dynamique du harcèlement nécessite la présence d’un groupe. Peu à peu, l’agresseur va fédérer des élèves autour de son projet d’exclusion, à l’abri du regard des adultes. Certains vont devenir actifs et vont se ranger aux côtés du harceleur. Les autres vont rester des témoins passifs, qui adhéreront au processus de harcèlement, pour rester sous la protection du plus fort, par peur de devenir la prochaine victime. Nicole Catheline discerne une autre motivation : « Un moyen de satisfaire leurs propres pulsions agressives sans courir trop de risques ». Ce projet a un but qui va bien au-delà de l’exclusion de la victime. « Dans les cas de harcèlement, ce que veut l’agresseur, décrit la psychiatre, c’est bien que sa victime disparaisse de sa vue. La répétition est un moyen d’y parvenir. […] Entre jeunes, le désir d’annuler voire d’annihiler la présence ou l’existence de l’autre est nettement perceptible ».
Comme particularités prétextes au harcèlement, on trouve le poids. Les garçons en surpoids sont victimes de harcèlement direct et les jeunes filles jugées trop maigres font l’objet de rumeurs. La taille peut également être facteur de rejet, les garçons les plus petits à la sortie du collège et les filles les plus grandes, à l’entrée du collège. Les particularités physiques comme l’acné ou les cheveux, roux ou frisés, peuvent également jouer un rôle. Le style vestimentaire ou les centres d’intérêt, comme un goût tardif pour les jeux enfantins ou un penchant précoce, réel ou supposé, pour la sexualité peuvent également être pris comme prétextes au harcèlement. Les bons élèves peuvent également être rejetés et brutalisés par le groupe. L’orientation sexuelle ou l’identité de genre différentes sont des facteurs importants de harcèlement. Le milieu social joue aussi un rôle : les élèves issus de milieux moins favorisés ont plus de chance d’être harcelés, ainsi que ceux appartenant à des familles issues de l’immigration. Ceux souffrant de pathologies sont également des cibles : les troubles psychologiques, affectifs, anxieux et l’autisme sont les différences les moins bien supportées par les pairs.
L’anxiété provoquée par le harcèlement peut affecter les capacités de concentration de l’élève, entraînant des difficultés d’apprentissage et des contre-performances scolaires. Vivant avec la peur d’être agressé à l’école, l’élève victime peut pratiquer l’absentéisme et tendre à se déscolariser.
Le métabolisme et la défense immunitaires peuvent être affectés quand des personnes sont victimes de harcèlement. Celles-ci peuvent souffrir d’un arrêt de croissance et présentent des symptômes tels que des maux de ventre, des insomnies, des vomissements ou des problèmes de vue.
Le harcèlement induit une érosion de l’estime de soi. Ses effets sont d’autant plus dommageables lorsqu’il s’étend dans le temps. Il n’est pas rare qu’un élève, harcelé à l’école primaire, le soit encore au lycée. Les victimes développent des symptômes d’anxiété, de dépression et ont des idées suicidaires, qui peuvent s’inscrire dans le long terme. Dan Olweus a montré dans une étude qu’à l’âge de 23 ans, des jeunes hommes qui avaient été victimes de harcèlement présentaient toujours des problèmes de dépression et de mauvaise estime de soi. Le harcèlement a été identifié dans les études scientifiques comme un des facteurs de stress les plus fortement associés au comportement suicidaire.
Le harcèlement est particulièrement difficile à déceler. Il n’y a pas de signes cliniques à proprement parler, qui distingueraient les victimes de harcèlement d’une victime d’une autre situation traumatisante.
On peut cependant discerner les « signaux faibles » qui doivent alerter :
→ chute des résultats scolaires : l’élève ne fait plus ses devoirs. L’angoisse liée à la perspective d’être harcelé affecte ses capacités de mémorisation ;
→ l’élève prétend qu’il a perdu son matériel, en fait détérioré par l’agresseur (notamment en jetant son cartable) ;
→ l’élève est régulièrement en retard : il rallonge le trajet le menant à l’école pour éviter les persécuteurs ;
→ l’élève est absent et présente des somatisations anxieuses, maux de ventre ou de tête ;
→ l’élève refuse d’aller en cours d’EPS, les vestiaires étant un lieu propice au harcèlement.
Emmanuelle N., infirmière scolaire dans l’Essonne, souligne l’intérêt d’avoir accès aux résultats scolaires des élèves : « À partir du décrochage scolaire subit ou d’un effondrement des notes, il faut toujours chercher à comprendre ce qu’il se passe. Parfois c’est un passage à vide, parfois c’est plus grave. On peut alors découvrir une situation de harcèlement. Je peux démarrer la discussion sur ça, sans jugement : “Tu es sacrément en difficulté en maths, comment le vis-tu ?” »
La honte et/ou la peur de représailles poussent l’enfant ou l’adolescent à différer la révélation de la situation de harcèlement dont il est victime. Comme le décrit Nicole Catheline, « L’élève victime peut craindre que les harceleurs soient convoqués et qu’ensuite le harcèlement s’aggrave, ou encore que ses parents décident de le changer d’établissement. Il convient donc de dédramatiser la question lorsqu’on cherche à savoir si un élève est harcelé. On pourra par exemple prendre le temps de lui dire que, finalement, le harcèlement est un phénomène fréquent ». Il est également important de rassurer l’élève, en s’engageant à adopter une réaction qui prendra en compte son avis. Selon Emmanuelle N., la réticence des victimes à révéler le harcèlement dont ils sont l’objet s’explique également par la peur, très fréquente, de ne pas être crus. « Il y a la peur de la réaction de l’adulte, explique-t-elle, d’être jugé, d’être considéré comme manquant de courage ou qu’on lui dise “Ce n’est pas si grave, ça va passer”. Ça, ils l’ont souvent déjà entendu. »
L’entretien est central pour connaître la durée et la fréquence du harcèlement et en mesurer l’impact sur la victime (lire l’interview p. 27). Le protocole établi par le ministère de l’Éducation nationale(4) notifie l’importance de poser le cadre de l’entretien, en rappelant à l’élève la confidentialité de ses propos, le rôle protecteur des adultes et en précisant leurs missions et ses obligations légales. Ce document fournit une grille permettant de passer en revue l’ensemble des « signaux faibles » du harcèlement. La partie « Accueil des protagonistes » décrit comment recueillir au mieux les révélations de la victime.
Que faire après la révélation d’un harcèlement par la victime ? La réponse doit être rapide et collective. L’ensemble de l’équipe pédagogique est informé. L’auteur est reçu. Sans nommer quiconque, il lui est signifié que des personnes ont témoigné de violences répétées. Aucun fait ne lui est précisé, afin de recueillir sa version des faits. Les règles du vivre-ensemble lui sont ensuite rappelées, ainsi que les conséquences du harcèlement pour la victime. Il lui est demandé de cesser le harcèlement dont il est l’auteur. On informe l’élève que ses parents vont être convoqués et des suites qui pourront être données à son harcèlement. Emmanuelle N. insiste sur l’importance que cela ne soit pas le même adulte qui reçoive le témoignage de la victime et celui de l’auteur : « Il y a dans ce cas le risque que l’élève victime de harcèlement voit dans la personne à laquelle il se confie un médiateur avec celui qui le persécute, ce qui entretiendrait une confusion à éviter absolument ». Les témoins sont également reçus un à un. Souvent insécurisés par les violences auxquelles ils ont assisté, ils doivent être rassurés.
Les parents de la victime et de l’auteur sont convoqués, le plus souvent par le CPE, dans les plus brefs délais. Les parents de la victime sont entendus et assurés de la protection de leur enfant. Ils sont associés au traitement de la situation et informés de leurs droits. Ils peuvent être encouragés à porter plainte, en fonction de la gravité des faits.
Les parents de l’auteur sont reçus et informés de la situation. « Une fois que les parents sont prévenus, et entendent ce qu’a fait leur enfant, cela a souvent un effet d’électrochoc pour l’auteur », estime Emmanuelle N., qui note également que « les bénéfices en termes de popularité, de poids dans le groupe, disparaissent souvent quand les faits de harcèlement sont révélés au grand jour. » Des mesures disciplinaires peuvent être prises par l’établissement. Emmanuelle N. rappelle que les parents de la victime sont souvent encouragés à réaliser un recours judiciaire. « Se retrouver tout seul dans un commissariat ou devant un substitut du procureur pour un rappel à la loi, ce n’est pas amusant, commente-t-elle. Cela fait souvent réfléchir l’auteur. »
La gestion en équipe « montre aussi que les adultes sont nombreux, mobilisés, qu’ils ont tous le même langage, précise Emmanuelle N. Tout ceci participe à un cadre qui est sécurisant. C’est rassurant pour les élèves de voir que la communauté éducative fonctionne en équipe, que nous sommes fiables et cohérents ». Le suivi de la victime (lire l’interview p. 27) est également fondamental.
Le rôle des témoins est capital pour faire cesser le harcèlement. La prévention se concentre sur le développement des compétences psychosociales des élèves : apprendre à verbaliser leurs émotions, faire preuve d’empathie, notamment en s’extrayant de l’affiliation au groupe pour être en mesure de prendre en compte le ressenti d’une victime. L’exercice de leur esprit critique, le dépassement des stéréotypes sont capitaux, ainsi que la réflexion avant de partager un contenu sur les réseaux sociaux. Des parcours éducatifs permettent de développer ces compétences.
Le programme des ambassadeurs contre le harcèlement, lancé en 2015 dans les lycées et en 2018 dans les collèges, s’appuie sur des groupes d’élèves volontaires. Formés en une journée, ils ont pour rôle de mettre en place des actions de prévention et d’être personnes-ressources : ils peuvent épauler un camarade victime de harcèlement en relayant la situation auprès des adultes. Un rôle similaire est attribué aux pairs dans le dispositif Sentinelles-Référents. Ce programme, élaboré par le psychologue Éric Verdier (cf. bibliographie) fait appel au bénévolat des élèves et des adultes d’un établissement. Ayant reçu ensemble une formation conséquente, les Sentinelles repèrent des situations de harcèlement, dont ils font part aux Référents, qui gèrent la situation. Les élèves ayant été acteurs ou victimes de harcèlement sont surreprésentés dans la participation à ces dispositifs.
Notes
1. Olveus D. Understanding children’s world. Bullying at school. What we know and what we can do. Malden, MA : Blackwell publishing, 1993.
2. « Enquête de climat scolaire et victimation auprès des lycéens pour l’année scolaire 2017-2018 », Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), Ministère de l’éducation nationale, https://bit.ly/3DcJAyo
3. Catheline N. Le harcèlement scolaire, 2018, PUF, Que sais-je ?
4. Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche « Non au harcèlement. Protocole de traitement des situations de harcèlement dans les écoles », 2015. En ligne sur www.education.gouv.fr/non-au-harcelement
Autres sources
• Debarbieux E. « Refuser l’oppression quotidienne : la prévention du harcèlement à l’Ecole », Observatoire international de la violence à l’école, 2011. En ligne sur https://www.education.gouv.fr
• Stassin B. « Le cyberharcèlement à l’école : état des lieux et perspectives éducatives », Médiations et médiatisations, 2019, n° 2, p. 218-226.
• Stassin B. et Lechenaut E. « Des compétences psychosociales pour prévenir le harcèlement scolaire », Revue des sciences sociales, 2021, n° 65, Presses Universitaires de Strasbourg, p. 68-79. En ligne sur : bit.ly/3xmtRJD
• Entretien avec Françoise Robichon et Éric Verdier « Un programme pour prévenir le harcèlement en collège et lycée », La Santé en action, mars 2017, n° 439, p. 27-29.
• Brochure d’information du programme pHARe, en ligne sur www.education.gouv.fr/non-au-harcelement
Contrairement à ses voisins européens, la France a longtemps englobé le harcèlement dans la violence scolaire, sans faire de distinction particulière. Une prise de conscience de l’importance de ce phénomène se fait jour depuis une dizaine d’années. En voici les jalons :
- 2010 : États généraux de la Sécurité à l’École.
- 2013 : La loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’école de la République fait de la lutte contre toutes les formes de harcèlement une priorité. Le harcèlement et sa prévention sont inscrits dans le Code de l’Éducation.
- 2015 : Première campagne nationale contre le harcèlement et lancement du programme pHARe, un plan de prévention du harcèlement destiné aux établissements scolaires afin qu’ils se dotent d’une stratégie globale d’intervention. Il s’agit, notamment, de créer des équipes ressources formées, à même de repérer et traiter les situations de harcèlement.
- 2021 : Généralisation du programme pHARe à tous les établissements scolaires après son extension aux collèges en 2018.
- 2022 : La loi n°2022-299, du 2 mars, reconnaît le harcèlement scolaire comme un délit pénal, passible jusqu’à dix ans de prison, en cas de suicide.
Il est d’autant plus difficile de faire face au cyberharcèlement qu’il concerne un monde mal connu des adultes. La notion de fréquence, importante pour caractériser le harcèlement et sa gravité, y est également différente. Avec la dimension virale des contenus numériques, même une attaque unique et ponctuelle peut prendre une dimension harcelante. Le cyberharcèlement est souvent le prolongement numérique du harcèlement direct. Il véhicule moqueries, injures, menaces et même injonctions à l’attention de la victime à se supprimer. De même qu’elles sont plus visées par le harcèlement indirect, s’exerçant par le biais de rumeurs, les jeunes filles sont statistiquement les plus susceptibles d’être la cible d’attaques sur le web, nourries de stéréotypes de genre et de propos sexistes.
REVENGE PORN, UPSKIRTING, HAPPYSLAPPING, ETC.
La palette des modes opératoires, connus sous leur appellation anglaise, est assez large. On trouve la publication de photos ou de vidéos intimes sans le consentement de la personne qu’elles représentent, à des fins de vengeance (revenge porn) à la suite d’une rupture sentimentale ou par jalousie, la diffusion de clichés pris sous la jupe d’une fille (upskirting) ou de photos volées d’un décolleté jugé trop plongeant (creepshot). Les garçons seront plus victimes d’agressions préméditées, filmées et diffusées sur le net : le happyslapping. Emmanuelle N. rappelle le réflexe à avoir : faire réaliser à la victime des captures d’écran, valant preuve pour des recours disciplinaires ou judiciaires ultérieurs, quitter l’ensemble de ses comptes, même si les contenus qui la concernent continuent à circuler. L’éducation aux médias est l’un des moyens de prévention de ce mode de harcèlement, particulièrement incontrôlable.
Emmanuelle N., infirmière scolaire dans l’Essonne, livre ses conseils pour mener au mieux un entretien de déclaration de harcèlement.
Comment avez-vous connaissance de situations de harcèlement et comment les repérez-vous ?
L’infirmerie est un espace privilégié d’écoute des élèves. Ils y sont à l’abri du regard des autres. Cela arrive qu’un élève nie qu’il est victime de harcèlement, alors que l’on est déjà au courant des faits. On n’insiste pas dans ce cas et on lui laisse entendre que si jamais une telle situation devait arriver, les portes de l’infirmerie lui sont ouvertes pour en parler. Ce sont souvent des camarades qui viennent à l’infirmerie et donnent l’alerte. Je leur explique que je ne peux pas convoquer leur camarade, c’est très intrusif. Je leur conseille de trouver une façon de le persuader de venir et de l’accompagner, pour qu’il ne soit pas tout seul. Nous faisons un début d’entretien tous ensemble. Et ça, ça permet de dénouer. Pour évoquer les faits, les jeunes se sentent bien plus en sécurité quand ils sont avec des camarades. C’est parfois un adulte, qui a un bon contact avec l’élève, qui donne l’alerte. Je peux alors le convaincre de l’accompagner pour qu’ils viennent me voir ensemble. Si c’est le CPE qui est au courant, je lui demande de me faire savoir quand l’élève sera dans son bureau. J’arrive et lui demande s’il veut bien qu’on discute, dans mon bureau. S’il ne se sent pas en sécurité, je lui propose de réaliser l’entretien sur place avec le CPE.
Quels sont les éléments importants à évaluer ?
Il est important de voir si l’élève arrive à en parler autour de lui, ou s’il y a un isolement social. S’il y a une sorte de filet de secours, un maillage social, amical, familial qui permet de soutenir, c’est déjà bien plus rassurant. Ce n’est pas rare que le jeune n’en ait parlé à personne, ni aux parents, ni aux amis. Il se retrouve piégé, coincé, surtout sur les réseaux sociaux. Ce ne sont pas des choses qu’il partage avec ses parents, encore moins s’il est harcelé en raison de son orientation sexuelle. Il la cache en général à ses parents. C’est dans ce cas un facteur d’isolement supplémentaire. Autre chose, avec le harcèlement, l’atteinte à l’intégrité de soi est telle qu’il faut toujours avoir en tête le risque suicidaire, même au collège, même en sixième. Quand on pose la question clairement, les jeunes sentent qu’on est apte à entendre la réponse : « Les envies de suicide, c’est quelque chose que tu vis, ou pas ? », « T’es-tu déjà fait du mal ? », « As-tu envie en ce moment de le faire ? ». On n’ose pas par peur d’être brutal, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit de mettre des mots sur des choses qui existent. Tant qu’elles ne sont pas mises en mot, on ne construit rien pour le jeune. Il arrive que l’élève raconte qu’il a commencé à y penser. Par exemple, quand il passe devant la gare de RER, il s’imagine sauter sous le train. On se doit alors de prévenir les parents, comme l’exige la loi, le jeune étant en danger immédiat. Et il est important de lui expliquer pourquoi on doit faire cela. Pour ma part, je lui dis que c’est comme s’il était en train de se noyer et que je me trouve face à ce choix : « Soit je te regarde, soit je plonge pour te rattraper et vais faire en sorte qu’on soit plusieurs pour te ramener vers le bord. Et dans les “plusieurs”, il y a tes parents ». C’est souvent entendu.
Qu’en est-il du suivi ?
Nous faisons des points ensemble, pour voir comment l’élève va, psychologiquement, physiquement, socialement et scolairement. Les questions sur les faits restent capitales : « Est-ce que ça se reproduit ? » et « Comment te sens-tu ? » C’est d’abord une fois par semaine, puis une fois par mois et, si tout va bien, on arrête. S’il y a besoin d’un suivi psychologique, qui peut prendre du temps à se mettre en place, je réalise un étayage, jusqu’à ce que la thérapie démarre. Il faut convaincre l’élève qu’il n’est pas responsable de ce qui arrive. S’il s’agit d’un jeune dont l’orientation sexuelle a causé le harcèlement, il faut bien dissocier les choses et que cela soit clair dans sa tête, ce n’est pas une maladie. Il ne va pas consulter parce qu’il a une orientation sexuelle différente de celle des autres, mais parce que la situation de harcèlement a dégradé son image personnelle. Puis, je me retire, c’est avec le thérapeute que les choses doivent se jouer. Au début, je vois comment l’élève évolue, puis je lui dis qu’il peut venir quand il veut, s’il en ressent le besoin, si quelque chose ne va pas. Le harceleur doit également être suivi et parfois dirigé vers une thérapie. Cela a révélé un mécanisme, ce jeune a pris conscience de certaines choses. Souvent lui aussi a besoin d’aller consulter.