L'infirmière n° 025 du 01/10/2022

 

PÉDIATRIE

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PARCOURS

Marie-Capucine Diss  

Stéphanie Thurillet, infirmière puéricultrice, a expérimenté le long parcours vers la publication, puis son effet puissant, ouvrant les portes de la communauté scientifique internationale. Une reconnaissance qui donne un nouvel élan à son outil d’autoévaluation de la peur.

Nous sommes en 2017. Stéphanie Thurillet travaille depuis quatre ans sur la validation scientifique d’une échelle d’autoévaluation de la peur pour les enfants de 4 à 12 ans… et n’est pas au bout de ses peines. L’infirmière puéricultrice aux urgences pédiatriques du CHU de Limoges a rédigé un protocole de recherche, remporté l’appel à projets de la direction générale de l’offre de soins (DGOS) et réalisé ses inclusions. Elle vient à présent de recevoir le rapport d’analyse statistique de son étude : Comment interpréter la masse de chiffres qui lui parvient ? Comment faire face au dilemme méthodologique qui se fait jour ? Son étude a inclus 560 enfants, répartis entre trois tranches d’âge, allant de 4 à 12 ans. Une des classes d’âge de son étude n’a pas répondu à tous les critères attendus (lire encadré p. 48). Il s’agit pourtant des enfants pour lesquels le Trouillomètre serait le plus utile. Invitée à participer à un atelier réunissant les internes de l’hôpital mère-enfant engagés dans un projet de recherche, elle fait la rencontre du professeur Laurent Fourcade. Ce chirurgien pédiatrique est enthousiasmé par la qualité et l’abondance des données recueillies par l’infirmière puéricultrice. Il lui propose de la rencontrer régulièrement pour l’aider à les interpréter et à bâtir son article scientifique. Ils conviennent que si la classe des 4-6 ans ne peut être retenue pour la validation de l’échelle, elle pourra être concernée par l’usage du Trouillomètre, en fonction de la maturité de chaque enfant. En 2019, Stéphanie Thurillet a terminé la rédaction de son article.

LA QUÊTE AUX PUBLICATIONS PRESTIGIEUSES

En janvier 2020, l’infirmière décide de faire le grand saut. La coordinatrice de la recherche paramédicale du CHU vient de l’informer que pour le bicentenaire de la naissance de Florence Nightingale, The Lancet ouvre ses colonnes aux infirmières et aux sages-femmes. Stéphanie Thurillet élabore une nouvelle version de l’article, adaptée aux exigences de l’éditeur et le lui envoie à la fin du mois de mars. Trois semaines plus tard, la réponse tombe, négative. « C’était un courrier impersonnel mettant en avant le nombre important d’articles reçus et le choix nécessaire à faire, se souvient la chercheuse. Je pense qu’ils avaient quand même pris le temps de lire l’article, vu le délai de la réponse. Mais ça a été une grosse déception. La “petite limougeaude” publiée par le Lancet, j’y croyais… » Après une période de découragement, Stéphanie Thurillet se remet en selle. Mais vers quelle nouvelle publication se tourner ? L’infirmière décide de soumettre son article à une revue dans laquelle un collègue puériculteur du CHU avait réussi à publier. La chercheuse retravaille son article pour l’envoyer à l’International Journal of Nursing Studies. Un rejet sans commentaire lui parvient deux jours plus tard. Le Pr Fourcade est là pour soutenir la chercheuse après ce nouveau refus. Son article ne s’améliore-t-il pas à chaque nouvelle version ? L’infirmière décide de choisir son prochain destinataire en analysant la bibliographie de son travail de recherche. La revue Pain y est la plus citée, cela sera son prochain objectif. Ici encore, la barre est placée haut. Cette troisième tentative se solde par une nouvelle déception. Stéphanie Thurillet ne peut éviter les remises en question. Si les revues, si prestigieuses soient-elles, ne veulent pas de son étude, cela ne veut-il pas dire que celle-ci manque d’intérêt ? L’infirmière est pourtant persuadée de l’effet bénéfique pour les jeunes patients d’une échelle d’autoévaluation de la peur. Bien souvent, cette émotion se confond avec la douleur, traitée dans les mêmes zones du cerveau. Ce brouillage remet en cause une prise en charge adéquate de la douleur. Le recours au Trouillomètre est également un moyen d’entrer en contact avec l’enfant pour parler avec lui de ses peurs. L’échelle peut être utilisée dans tous les services de spécialités pédiatriques et chirurgicales pour tout soin invasif ou non, douloureux ou non mais pouvant provoquer de la peur. Il peut s’agir aussi bien d’une ponction veineuse que d’une ponction lombaire, une suture, un myélogramme, une radio, ou l’ablation d’un plâtre. Le Trouillomètre pourrait également être élargi à d’autres usages comme lors de la participation à des ateliers d’éducation thérapeutique.

Stéphanie Thurillet repart à l’assaut des éditeurs à l’été 2021 et soumet sa recherche à l’European Journal of Pain. La réponse qui lui parvient à la rentrée est négative mais étayée : « Ils m’ont écrit que le contenu était intéressant et l’article bien construit, relate l’infirmière. Ils m’ont conseillé de me tourner vers une revue plus spécifiquement pédiatrique ». Pour l’aider dans ses démarches, la chercheuse fait appel à une nouvelle recrue du comité de recherche paramédicale du CHU de Limoges. Jean Toniolo (dont le parcours a été abordé dans cette rubrique de notre numéro 12) est engagé dans un travail de thèse, parallèlement à son activité dans le service d’hématologie du CHU. Il apporte son soutien à son aînée et l’aide à sélectionner la revue la plus pertinente pour une publication. L’article, une nouvelle fois remanié, est envoyé en octobre 2021 au Journal of Pediatric Nursing. Trois semaines plus tard, le moment tant attendu arrive. La proposition d’article est accueillie favorablement. Des modifications mineures sont demandées à l’auteure. L’article paraît le 14 mars 2022.

UN ÉCHO INTERNATIONAL IMMÉDIAT

L’histoire s’accélère. Le lendemain de la parution, l’infirmière reçoit un mail des organisateurs de la Conférence internationale des sciences et pratiques infirmières. Ils lui proposent d’être un des invités d’honneur de la cinquième édition de l’événement scientifique, à New York. Les retombées de la publication ne s’arrêtent pas là. Dans les semaines qui suivent, elle est contactée par deux infirmières chercheuses turques. Le Trouillomètre peut-il être validé auprès d’une population disposant d’autres références culturelles ? Une infirmière chercheuse saoudienne, travaillant dans un service pédiatrique de soins palliatifs, contacte également la puéricultrice du CHU de Limoges. Elle aimerait utiliser le Trouillomètre pour un protocole de recherche lié aux soins invasifs douloureux et un autre concernant la réalité virtuelle. Des sollicitations qui récompensent la chercheuse après des années d’efforts et de déceptions. « Découvrir l’intérêt de la part de soignantes de ces deux pays m’a vraiment surprise, témoigne-t-elle. Cela fait plaisir de se dire qu’au-delà de la France, il y a aussi des personnes qui pensent que l’outil pourrait être utile pour leurs patients. Nous allons voir si le dessin de l’échelle peut s’étendre au monde entier. C’est intéressant d’observer la réaction des utilisateurs en fonction des cultures. Par exemple, pour les populations asiatiques, donner des indications sur son émotion, cela pourrait ne pas fonctionner ». Ce n’est pas la première fois que le Trouillomètre suscite un intérêt international. En 2019, Stéphanie Thurillet avait présenté un poster scientifique lors d’un symposium consacré à la douleur pédiatrique, à Bâle. Son intervention avait suscité un vif intérêt de la part de professionnels sud-américains, de praticiens nordiques et de soignants australiens et britanniques. Mais il s’agit maintenant de démarches officielles pour utiliser le produit du travail de recherche conduit par l’infirmière. Avant de donner des autorisations d’utilisation, la protection de la propriété de l’œuvre doit être réalisée.

L’ÉTAPE INDISPENSABLE DE LA PROTECTION JURIDIQUE

Mélanie Thellier, responsable juridique et des partenariats à la DRI (direction de la recherche et de l’innovation) de l’établissement entre dans la danse. En 2016, une enveloppe Soleau avait été déposée, afin d’attester l’antériorité de la découverte du Trouillomètre face à tout autre concurrent potentiel. Il faut avec la publication passer à la vitesse supérieure. La juriste et l’infirmière se rencontrent régulièrement. « Passer de l’intérêt des patients au versant juridique, c’est un changement complet de culture. Je me sens vraiment épaulée, pour m’engager dans cette voie », explique Stéphanie Thurillet. Le Trouillomètre doit être déposé comme marque auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi). L’infirmière disposant de la propriété morale du Trouillomètre (lire « Savoir + », p. 46), sa voix est décisive pour le choix de la valorisation de l’outil qu’elle a créé. Il s’agira d’une utilisation à titre gracieux, afin de favoriser le recours le plus large à l’outil. « Une fois qu’on aura le titre de propriété adéquat, explique la juriste, il s’agira de conclure une licence d’exploitation avec une structure qui permettra une diffusion au plus grand nombre, tout en ayant un lien contractuel avec le CHU. Cela permettra aussi de mesurer, au vu du nombre de licences qui seraient conclues, la diffusion du projet ». Dans quelques mois, le dépôt de marque devrait être effectif. Des licences d’exploitation pourront être conclues avec le CHU de Limoges. Et Stéphanie Thurillet pourra enfin donner le feu vert à ses consœurs turques et saoudiennes pour tester l’outil.

Ces utilisations vont probablement s’étendre largement. « À chaque congrès, il y a un nombre important d’hôpitaux qui se montrent très intéressés », souligne Pascale Beloni, coordinatrice de la recherche paramédicale du CHU. La petite limougeaude est régulièrement sollicitée… Elle a présenté en août le fruit de ses recherches lors du congrès du Sidiief (Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone), à Ottawa. Une consécration qui sera suivie d’autres interventions lors de rencontres scientifiques. Sa cadre supérieure de santé, qui la soutient depuis ses débuts de chercheuse, l’imagine déjà faire le tour du monde.

RÉFÉRENCES

• Besenski L. J., & Forsyth S. J., Screening young children for their ability to use self-report pain scales, 2007.9(1), 7.

• Bieri D., Reeve R. A., Champion D. G., Addicoat L., Ziegler J. B. « The Faces Pain Scale for the self-assessment of the severity of pain experienced by children: development, initial validation, and preliminary investigation for ratio scale properties », Pain, 1990 May;41(2):139-150. En ligne sur : bit.ly/3evaUhg

• Binet A., « La peur chez les enfants », L’année psychologique, 1895, vol. 2, p. 223-254.

• Hicks C. L., von Baeyer C. L., Spafford P. A., van Korlaar I., Goodenough B., « The Faces Pain Scale-Revised: toward a common metric in pediatric pain measurement », Pain, 2001 Aug;93(2):173-183. En ligne sur : bit.ly/3Qyy4AJ

• McMurtry C.M., Noel M., Chambers C.T., McGrath P.J., « Children’s fear during procedural pain: preliminary investigation of the Children’s Fear Scale », Health Psychology, 2011 Nov;30(6):780-8. En ligne sur : bit.ly/3QEYxN5

• Salmela M., Salanterä S., Aronen E. (2009). « Child-reported hospital fears in 4 to 6-year-old children », Pediatric Nursing, 2009, Sep-Oct;35(5):269-76, 303

• Siegler R. S., DeLoache J. S., Eisenberg N., How Children Develop, 2010, (Third edition). New York, NY : Worth Publishers.

Savoir +

À QUI APPARTIENT LE TROUILLOMÈTRE ?

Les résultats de la recherche de Stéphanie Thurillet au sujet du Trouillomètre relèvent de la propriété artistique et littéraire et de la propriété industrielle. À partir du moment où ses travaux ont été publiés, elle dispose d’un droit d’auteur, moral et patrimonial. Ce dernier fait l’objet d’une cession de plein droit de l’infirmière, agent de service public à son employeur, le CHU, son œuvre ayant été créée dans le cadre d’une mission du service public. En revanche, son droit moral sur l’œuvre, est inaliénable et intransférable. Comme le souligne Mélanie Thellier, « Stéphanie Thurillet est la plus à même de valider l’utilisation de la réglette, que personne ne peut modifier sans son accord. Si son invention relève automatiquement de la propriété du CHU, il y a cette imbrication inventeur-auteur et institution. D’où l’importance d’une forte collaboration pour conserver l’objectif initial de ce qu’elle a pu démontrer dans le cadre de sa recherche ». Les démarches auprès de l’Inpi permettent de faire reconnaître un titre de propriété industrielle, concernant la réglette, en vue d’une utilisation ultérieure. Il a été décidé de déposer la marque Trouillomètre, dont la paternité reviendra au CHU et à l’université de Limoges, en copartenariat.

SON PARCOURS EN HUIT DATES

2006 Diplôme de puéricultrice.

Janvier 2007 Entre aux urgences pédiatriques de l’hôpital mère-enfant du CHU de Limoges.

2013 Formation institutionnelle à la rédaction d’un protocole de recherche.

2014 Le Trouillomètre est primé par le PHRIP*.

2017-2019 Rédaction de l’article scientifique.

Mars 2020 Première soumission de l’article, auprès de la revue The Lancet.

Mars 2022 Article publié par le Journal of Pediatric Nursing.

Août 2022 Présente sa recherche au congrès du Sidiief, à Ottawa.

* Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale

Dans les coulisses de l’étude

Pour l’élaboration du Trouillomètre, Stéphanie Thurillet s’est appuyée sur le travail d’une collègue, qui lui a transmis son projet lors de son départ à la retraite. L’auxiliaire de puériculture avait élaboré six visages exprimant divers degrés de la peur à destination des enfants. L’infirmière utilise l’échelle de Bieri, ou FPS (Faces Pain Scale) consacrée à la douleur, pour l’adapter à l’évaluation de la peur.

Son projet de recherche vise à valider cette échelle d’autoévaluation de la peur auprès des enfants de 4 à 12 ans, répartis entre trois classes d’âge. Cette recherche présente l’originalité d’être essentiellement menée en milieu scolaire. Un choix qui s’est rapidement imposé pour Stéphanie Thurillet : « Au CIC (Centre d’investigation clinique), il n’était pas possible de travailler avec des enfants. De plus, il était important de réaliser l’étude dans un environnement neutre, pour éviter une part d’angoisse ou de peur inconscientes et ne pas fausser les scores. ». Cinq écoles sont sélectionnées, en milieu urbain et rural, afin de recruter la population la plus large possible. L’inspecteur d’académie donne son accord pour leur participation à l’étude.

DE L’ÉCOLE À L’HÔPITAL

Les cinq premières étapes de l’étude visent, à travers jeux et manipulations, à discerner si l’expression de peur des visages figurant sur l’échelle est bien reconnaissable, si les nuances entre chaque degré d’émotion sont bien perceptibles et graduées et si l’exercice d’autoévaluation à l’aide de l’échelle est reproductible. La dernière étape a lieu en milieu hospitalier et permet d’évaluer le degré de peur de l’enfant quand il se présente à l’accueil de l’établissement. Il s’agit également de comparer autoévaluation de l’enfant et évaluation par deux soignants, afin de montrer la subjectivité de ces derniers.

Seule la classe des 4-6 ans n’a pas réalisé l’ensemble des objectifs fixés par l’étude pour la validation psychométrique de l’échelle, la moitié des enfants n’étant pas parvenue à classer les visages dans l’ordre décroissant de douleur.