L'infirmière n° 026 du 01/11/2022

 

JE ME FORME

GESTION DES RISQUES

David Naudin*   Fabienne Dam Hieu**  


*adjoint au directeur de l’Institut de formation des cadres de santé de l’AP-HP
**cadre formatrice Ifsi, Kremlin-Bicêtre, AP-HP.

Soigner est une démarche altruiste et l’engagement des professionnels de santé pendant la crise l’a encore démontré : les soignants œuvrent afin d’améliorer la vie des autres. Toutefois, les actes de soins comportent aussi un certain nombre de risques qui sont identifiés. Ainsi, soigner peut parfois entraîner des événements indésirables graves associés aux soins (EIGS). L’article R. 1413-67 du décret n° 2016-1606 du 25 novembre 2016 en donne une définition : « Un événement indésirable grave est un événement inattendu au regard de l’état de santé et de la pathologie de la personne et dont les conséquences sont le décès, la mise en jeu du pronostic vital, la survenue probable d’un déficit fonctionnel permanent, y compris une anomalie ou une malformation congénitale. »

En 2019, la Haute Autorité de santé (HAS) a enregistré 1 187 EIGS, dont 51 % ont conduit au décès du patient, 33 % à une mise en jeu du pronostic vital et 16 % à un probable déficit fonctionnel permanent. Des chiffres en deçà de la réalité. Selon l’enquête nationale sur les événements indésirables graves associés aux soins dans les établissements de santé en 2019 (ENEIS, publiée en 2021), le nombre d’EIG serait compris entre 160 000 et 375 000 par an. Le risque pour un professionnel de santé d’y être confronté à un moment donné de sa carrière professionnelle est donc évident. Si le patient en est la première victime, l’EIG touche également la communauté soignante. Le rapport annuel de la HAS de 2019 montre que dans 48 % des déclarations, l’EIGS a eu des conséquences pour ces derniers. Être impliqué dans la survenue d’un EIGS est une expérience traumatisante pour le soignant, immédiatement impliqué, mais au-delà également pour l’équipe et l’encadrement. L’objectif de cet article est de décrire le concept de seconde victime, ses conséquences et les moyens pour accompagner les victimes.

LE CONCEPT

On parle de seconde victime pour qualifier le soignant impliqué, de près ou de loin, dans la survenue d’un EIG lié aux soins, une erreur, un accident. Le terme a été pour la première fois clairement défini par Wu(1) qui a décrit l’impact des erreurs sur les professionnels. La littérature propose plusieurs définitions variables de la seconde victime, mais nous pouvons retenir que la seconde victime est « un soignant impliqué et traumatisé par un événement imprévu et défavorable pour un patient et/ou une erreur médicale dont il se sent souvent personnellement responsable et qui occasionne un sentiment d’échec et remet en question son expérience clinique et ses compétences fondamentales(2). » La question ici est de clarifier en quoi le soignant est également une victime. La réponse est relativement simple. Le mot victime confirme le fait qu’il est aussi victime de l’incident par le poids de la culpabilité, du traumatisme induit, de l’auto-accusation et parfois du regard des collègues et de l’organisation. Ce sont précisément les conséquences, qui légitimisent ce statut de seconde victime.

SYNDROME PARADOXAL

Ce syndrome de seconde victime est décrit comme une forme de paradoxe dans la mesure où il existe une représentation traditionnelle de perfection dans la volonté de prendre soin qui s’oppose à la faillibilité humaine(3). Ce rapport à l’erreur et à la faillibilité, même si celle-ci est de plus en plus abordée dans les cursus de formation, n’est pas profondément intégré. Le paradoxe réside donc bien entre une pression normative d’une pratique des soins visant la perfection et sans erreur, tout en sachant et reconnaissant que les erreurs sont inévitables. Charles Vincent, grand spécialiste de la gestion des risques, écrivait ceci en 2011 « […] ceux qui travaillent dans cet environnement encouragent une culture de la perfection, dans laquelle les erreurs ne sont pas tolérées, dans laquelle on attend un fort sentiment de responsabilité personnelle à la fois pour les erreurs et les résultats […] » Il poursuivait : « Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les erreurs soient difficiles à gérer, en particulier lorsque tant d’autres choses sont en jeu en termes de souffrance humaine(4). » Ainsi, la préparation aux conséquences des erreurs médicales est loin d’être développée. Ce phénomène est aussi source d’abandon prématuré de professionnels lorsqu’ils sont impliqués de près ou de loin dans une erreur évitable et portant préjudice au patient(5,6).

DES CONSÉQUENCES VARIÉES

Les conséquences de survenue d’un EIGS sont à la fois psychologiques et physiques(7), le soignant pouvant présenter toutes les caractéristiques du syndrome de stress post-traumatique(8,9).

La blessure psychologique résulte d’un mélange de conséquences émotionnelles, sociales, comportementales, cognitives et somatiques qui peuvent se répercuter sur le long terme et que les soignants ne savent pas gérer eux-mêmes.

Des symptômes physiques tels qu’une fatigue extrême, des troubles du sommeil, une fréquence cardiaque élevée, une augmentation de la pression artérielle et une sensation de tension musculaire sont décrits chez les soignants secondes victimes (Scott). Les conséquences psychosociales sont très variables allant de la frustration, de la colère à la tristesse voire la dépression.

Des flash-back et des souvenirs répétitifs, voire intrusifs, sont décrits. Une perte de confiance en soi, une difficulté à se concentrer, une anxiété liée au travail, sont très présentes, allant même jusqu’à la remise en cause de la carrière professionnelle. La perte de confiance s’explique par le fait que les professionnels de santé vivent souvent les erreurs médicales comme un échec personnel.

Les réactions émotionnelles telles que la peur des erreurs futures, la frustration et le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur sont souvent des conséquences directes d’EIGS mais aussi possiblement sources de nouvelles erreurs.

Les études montrent que les trois quarts des professionnels impliqués dans un EIGS ressentent de l’anxiété et de la colère envers eux-mêmes. L’intensité, la durée de ces réactions émotionnelles n’ont pas été systématiquement explorées dans ces études, mais il a été démontré que ces symptômes réduisent les performances professionnelles.

L’anxiété est délétère pour le soignant seconde victime mais peut aussi nuire secondairement à la qualité des soins par des vérifications excessives, des comportements de contrôle inappropriés et une altération de la communication entre les membres de l’équipe. La colère est également un sentiment d’adaptation dysfonctionnelle et peut avec l’anxiété conduire à l’épuisement professionnel. Elle va renforcer des attitudes défensives et également altérer la communication au sein de l’équipe de professionnels. Tous ces éléments sont en outre contributifs de risques pour l’institution et l’organisation.

La culpabilité est aussi un sentiment fréquemment identifié par les auteurs. Cette culpabilité est multiforme. D’abord au regard du patient et de son entourage en fonction du degré de gravité de l’EIGS. Secondairement peut apparaître une forme de culpabilité par rapport aux collègues, à l’équipe, au service ou à l’institution si ceux-ci sont impliqués.

Au lieu de motiver les soignants à s’engager dans une action réparatrice, la honte les incite à se cacher, à se replier, ce qui entrave les relations sociales. L’amertume, la colère, contre soi ou les autres et le ressentiment peuvent être l’expression manifeste de la honte.

LA RECONSTRUCTION

LA GESTION DES RISQUES, UN SYSTÈME RÉSILIENT

L’analyse des causes, collectivement, de l’EIGS est une étape nécessaire. Dans cette perspective, il faut partir du postulat que les soignants ont fait ce qu’ils ont fait parce que cela avait un sens pour eux à ce moment-là. Ils font des choses raisonnables compte tenu de leur point de vue et de leur attention, de leur connaissance de la situation, de leurs objectifs et de ceux de leur organisation. Il faut donc analyser l’événement en essayant de reconstituer fidèlement les conditions qui entourent les actions du soignant, pour tenter de comprendre pourquoi leurs évaluations et leurs actions avaient un sens à ce moment-là. Comment la situation se présentait-elle à eux ? Quels objectifs poursuivaient-ils ? La seconde victime ne connaissait pas le résultat (sinon, elle aurait fait quelque chose pour l’éviter). Dans les événements indésirables, les soignants ont besoin de savoir en détail les causes qui ont provoqué l’erreur et donc l’EIGS. Cela les amène généralement à réfléchir sur leurs actions et leurs évaluations mais aussi à comprendre pourquoi il était logique pour eux d’agir ainsi. C’est tout l’enjeu du système résilient qui n’incrimine pas celui qui est responsable de l’EIGS. James Reason(10) est à l’origine du changement récent d’une culture de la faute et du coupable à celle de l’apprentissage par l’erreur. Il invite, dans son modèle, à comprendre et à repérer les causes racines ou profondes des incidents afin de mettre en place des mesures barrières ou des défenses pour éviter qu’ils ne se reproduisent. Dans cette vision, on essaye de comprendre les facteurs qui sont contributifs de cet EIGS et non de rechercher les coupables ou la seule cause immédiate apparente de l’EIGS. Il s’agit d’identifier l’ensemble des éléments organisationnels, techniques et humains ayant participé à sa survenue. Cette approche est celle mise en œuvre dans les revues de morbi-mortalité.

Une assistance individuelle Les études sur les secondes victimes dans le domaine de la santé montrent que, soit les professionnels abandonnent, soit ils « survivent », soit ils accèdent à la résilience. L’abandon est lié à des réactions chroniques de stress post-traumatique mal gérées chez un soignant laissé seul face à la culpabilité, le traumatisme, la dépression et la perte de confiance. Une étude portant sur la culture de l’erreur a montré que près d’un soignant sur sept a déclaré avoir vécu, au cours de l’année écoulée, un événement lié à la sécurité des patients qui lui a causé des problèmes personnels tels que l’anxiété, la dépression ou des inquiétudes quant à sa capacité à effectuer son travail. 68 % d’entre eux ont déclaré ne pas avoir reçu de soutien institutionnel pour les aider à gérer ce stress(11,12).

La survie se caractérise quant à elle par une incapacité à « laisser l’événement derrière soi ». Dans cette survie, le soignant doit composer avec des sentiments continus de culpabilité voire de honte, avec des pensées intrusives et un état dépressif persistant.

La troisième voie est celle de la résilience. Le traumatisme a ici un effet transformateur qui, pour le soignant, a nécessité un nouveau regard sur sa pratique. Dans des situations à chaud, le Defusing (désamorçage en anglais) peut être utile. Cela consiste en une assistance psychologique spécifique appelée aussi débriefing émotionnel ou débriefing post-traumatique. Cet anglicisme signifie que la seconde victime et plus largement les membres de l’équipe sont pris en charge immédiatement par une cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) qui permet d’organiser ces soins dans les premières heures de l’événement et sur les lieux mêmes où il s’est déroulé. Le soutien psychologique immédiat est aussi l’occasion d’informer le sujet et parfois son entourage, sur les symptômes susceptibles de survenir, de l’orienter vers un accompagnement social et juridique, et enfin d’évoquer avec lui l’intérêt d’un suivi psychothérapique spécialisé à plus long terme.

La transformation est possible, par exemple, en se tournant vers l’éducation et la prévention - une voie qui n’est pas rare pour les secondes victimes. D’autres secondes victimes se sont tournées vers le développement de groupes d’entraide ou de sites Internet destinés à aider les personnes qui vivent des situations similaires ou se sont directement impliquées dans les efforts de désamorçage et de sauvetage d’autres personnes qui menacent de devenir des secondes victimes. Toutes ces transformations recèlent un paradoxe intéressant : la prise de conscience que la vulnérabilité et la faillibilité des secondes victimes peut coexister avec une capacité de résilience qui permet de créer un sentiment accru de force et de capacité à apprendre et à transformer l’erreur en un apprentissage collectif.

* Coordonnateur du pôle de la recherche paramédicale en pédagogie du Centre de la formation et du développement des compétences, PhD en sciences de l’éducation, chercheur associé au laboratoire Éducations et pratiques en santé (LEPS ER 3412), université Paris Sorbonne Nord.

RÉFÉRENCES

  • 1. Wu AW. “Medical error: the second victim. The doctor who makes the mistake needs help too”. BMJ. 2000 Mar 18;320(7237):726-7. PMID: 10720336
  • 2. Scott SD, et al. “The natural history of recovery for the health care provider "second victim" after adverse patient events” BMJ Quality & Safety 2009 Oct.;18(5):325-330.
  • 3. Crigger NJ. “Always having to say you’re sorry: an ethical response to making mistakes in professional practice”. Nurs Ethics. 2004;11(6):568-76.
  • 4. Vincent, C. Patient safety, John Wiley & Sons, 2010.
  • 5. Rosenstein AH. “Addressing physician stress, burnout, and compassion fatigue: the time has come”. Isr J Health Policy Res. 2013;2(1):32.
  • 6. Scott, Susan D., et al. “The natural history of recovery for the healthcare provider “second victim” after adverse patient events” BMJ Quality & Safety 2009 Oct.;18(5):325-330.
  • 7. Busch IM, Moretti F, Purgato M, Barbui C, Wu AW, Rimondini M. “Psychological and Psychosomatic Symptoms of Second Victims of Adverse Events: a Systematic Review and Meta-Analysis”. J Patient Saf. 2020 Jun;16(2):e61-e74. doi: 10.1097/PTS.0000000000000589. Erratum in: J Patient Saf. 2020 Sep;16(3):e211. PMID: 30921046.
  • 8. Rassin M, Kanti T, Silner D. “Chronology of medication errors by nurses: accumulation of stresses and PTSD symptoms”. I ssues Ment Health Nurs 2005;26(8):873-6.
  • 9. Wolf ZR. “Stress management in response to practice errors: critical events in professional practice”. PA-PSRS Patient Safety Advisory 2005;2:1-4. En ligne sur : bit.ly/3VvtpmE
  • 10. Reason J., & Hobbs A. Managing maintenance error: a practical guide. CRC Press, 2017.
  • 11. Hall LW, Scott SD. “The second victim of adverse health care events”. Nurs Clin North Am. 2012 Sep;47(3):383-93. PMID: 22920429
  • 12. Seys D, Scott S, Wu A, Van Gerven E, Vleugels A, Euwema M, Panella M, Conway J, Sermeus W, Vanhaecht K. “Supporting involved health care professionals (second victims) following an adverse health event: a literature review”. Int J Nurs Stud. 2013 May;50(5):678-87 PMID: 22841561.

Les stratégies dangereuses face à l’erreur

Mizrahi* a étudié pendant trois ans les attitudes et stratégies mises en place par des internistes en formation face aux erreurs médicales. Il a documenté trois mécanismes de défense permettant de pallier les conséquences psychologiques des erreurs. Ces stratégies sont le déni, l’actualisation et la distanciation. Le déni peut être la négation pure et simple de l’erreur. Souvent le comportement est associé à une perception de la pratique du soin comme un art avec des zones grises. Une autre attitude de déni concerne le fait que le statut de l’erreur n’est jamais accessible à la conscience. Une autre manifestation encore repose sur le fait de minorer l’importance des conséquences de l’erreur. L’actualisation, elle, consiste principalement à externaliser la responsabilité de l’erreur. Enfin, la distanciation repose sur le fait que les soignants ont appris à situer leurs imperfections dans le contexte d’une activité globale dans laquelle les erreurs se produisent régulièrement mais sont liées à la médecine dans son ensemble plutôt qu’à eux-mêmes en tant qu’individus faillibles.

* Mizrahi, T. “Managing medical mistakes: ideology, insularity and accountability among internists-in-training”, Social science & medicine, 1984;19(2):135-46.