L'infirmière n° 029 du 01/02/2023

 

EXPÉRIMENTATIONS

JE DÉCRYPTE

SYSTÈME DE SANTÉ

Adrien Renaud  

Depuis 2018, la loi autorise des expérimentations dérogeant aux règles habituelles de financement des soins. Un dispositif baptisé « article 51 », sur lequel s’appuient de nombreux projets valorisant les compétences infirmières.

Affublé du nom peu évocateur d’article 51, le dispositif des expérimentations pour l’innovation en santé n’a pourtant rien d’austère. Le projet, issu de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2018, a pour vocation d’ouvrir de nouvelles voies dans l’organisation et le financement du système de santé. Et de fait, du financement à l’épisode de soins à la forfaitisation, en passant par l’introduction d’une part variable dans certains modes de rémunération, ces initiatives sont en train d’ouvrir de nombreuses brèches, en ville comme à l’hôpital. Et les infirmières ne sont pas les dernières à tenter de s’y engouffrer.

Pour rappel, « L’objectif du dispositif de l’article 51 est d’expérimenter des innovations organisationnelles qui ne trouvent pas leur chemin dans le système actuel et qui nécessitent de déroger aux règles de droit commun pour être mises en œuvre », peut-on lire dans le Rapport au parlement 2022 sur les expérimentations innovantes en santé(1) transmis par le ministère de la Santé en novembre dernier. Sont ainsi testés des modèles économiques et leurs modes de financement en situation de vie réelle. Quelques exemples donnent une idée plus précise des apports concrets dont il s’agit.

L’expérimentation « Équilibres » (pour « Équipes d’infirmières libres, responsables et solidaires », lire aussi l’article p. 38) fournit une première illustration de ce que permet l’article 51. Ce projet, explique le rapport, « teste un paiement au temps passé auprès des patients pour les soins infirmiers à domicile, en lieu et place du paiement à l’acte », et ce au bénéfice d’une « approche globale centrée sur le besoin des patients en privilégiant la relation humaine et […] l’autonomisation du patient ».

PRENDRE LE TEMPS, PRATIQUER AUTREMENT

Exit donc, avec Équilibres, les inextricables problématiques de cotation et de facturation que connaissent si bien les Idels. Et si l’on en croit les participants, cela n’a rien d’un détail. « En tant qu’infirmiers, nous nous sentons mieux reconnus, car tout ce que nous faisons et qui est dans notre rôle propre est valorisé et rémunéré, se réjouit Dominique Jakovenko, Idel à Saint-Christol-lez-Alès dans le Gard et référent Équilibres pour l’Occitanie. Le temps qu’on passe en coordination, en prise en charge des aidants, que nous prenions auparavant de manière bénévole, est enfin pris en compte. » Il remarque en outre que le modèle attire. « Dans mon équipe, nous étions, au départ en février 2020, deux infirmiers titulaires et une remplaçante, et nous sommes en train de passer à cinq, précise-t-il. Par ailleurs, ce sont en tout 180 infirmiers qui participent à Équilibres dans toute la France. » Toujours selon Dominique Jakovenko, les bénéfices de cette expérimentation « article 51 » ne concernent pas que les soignants. « Bien sûr que pour nous, ce n’est que du bonheur et que nous sommes plus épanouis dans notre travail, mais surtout, nous pouvons nous focaliser pleinement sur notre relation avec le patien t, témoigne-t-il. Aujourd’hui, au total, nous avons réussi à autonomiser 100 patients, c’est-à-dire qu’en les accompagnant, en prenant le temps de les éduquer, nous ne passons plus du tout chez eux. » Un aspect qui, soit dit en passant, a de quoi faire, en plus des patients et des soignants, un troisième heureux : l’Assurance maladie.

Les projets dits « article 51 » sont par ailleurs loin de se limiter aux soins de ville. Parmi les nombreuses initiatives qui, à l’hôpital, mettent en avant la profession infirmière, on peut citer les Cellules d’expertise et de coordination pour l’insuffisance cardiaque sévère (Cecics). Partie d’un protocole de coopération initié à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne, AP-HP), cette expérimentation consiste en la mise en place d’équipes composées d’infirmiers de coordination (Idec) « délégués » et de cardiologues « délégants » et « octroie aux IDE de nouvelles responsabilités : titration des traitements de l’insuffisance cardiaque et télésurveillance de l’insuffisance cardiaque », indique le rapport. « Pour le traitement de l’insuffisance cardiaque, il y a certains médicaments pour lesquels des consultations régulières sont nécessaires afin d’ajuster les doses, détaille Michel Frelat, infirmier spécialisé en insuffisance cardiaque membre de la Cecics d’Henri-Mondor, qui participe à l’expérimentation depuis ses débuts. Afin de ne pas mobiliser un cardiologue à chaque fois, nous faisons des consultations d’optimisation tous les quinze jours. » Et si la consultation donne aux infirmiers membres des Cecics un fort degré d’autonomie, c’est également le cas de leur mission de télésurveillance. « Les patients ont une balance connectée et une tablette avec laquelle ils peuvent décrire leurs symptômes, et nous sommes alertés en cas de besoin, notamment s’il y a un risque de décompensation cardiaqu e  », précise Michel Frelat.

Bien sûr, le protocole de coopération aurait pu rester en cet état. Mais cette activité, « financée à perte » par Henri-Mondor avant l’article 51, a grâce à lui trouvé « un modèle économique », ajoute l’infirmier, en octroyant aux établissements un forfait à l’inclusion des nouveaux patients. « C’est ce qui nous permet, aujourd’hui, d’avoir environ une centaine d’infirmiers formés sur le territoire », précise-t-il. Et d’après lui, le jeu en vaut la chandelle. « Cela permet à l’infirmier d’avoir un positionnement complètement différent, avec beaucoup d’autonomie sur le diagnostic, sur l’orientation du patient », souligne le Cristolien, qui va jusqu’à dire que « d’après les retours de certains sites, ce protocole permet de garder certains infirmiers qui, sans cela, songeraient à quitter l’hôpital ».

En plus de permettre d’autonomiser les infirmières à l’hôpital et de redonner du sens à l’exercice de celles qui travaillent en ville, certains projets « article 51 » permettent de tisser des liens entre ces deux univers justement réputés pour trop peu dialoguer.

DES LIENS VILLE-HÔPITAL

Au Centre Léon Bérard (CLB) de Lyon (Rhône), une expérimentation concernant l’immunothérapie à domicile des patients atteints de cancer permet de faire collaborer les équipes spécialisées de ce centre d’oncologie avec les Idels du secteur(2). « L’objectif est de mettre en place un parcours sécurisé dès la décision de recourir au traitement par immunothérapie, d’abord en proposant des ateliers d’éducation thérapeutique par une Idel formée, puis, une fois la zone rouge des effets indésirable passée, en continuant avec un suivi à domicile par le généraliste et l’Idel », indique Christelle Galvez, directrice des soins du CLB. En tout, 140 patients ont été inclus dans ce programme mélangeant hospitalisation conventionnelle, hospitalisation à domicile et soins de ville. « 173 infirmières libérales ont été mobilisées », précise-t-elle. L’expérimentation comprend par ailleurs une part considérable de coordination, mise en œuvre par des infirmières du CLB. « C’est important d’avoir du temps dédié à la coordination entre les différents acteurs, souligne la directrice, c’est vraiment une rencontre entre deux mondes. »

Autre exemple de collaboration ville-hôpital : l’expérimentation Domoplaies, qui permet, dans des centres experts régionaux, de mettre à disposition des généralistes et des Idels une infirmière experte en plaies complexes. « Nous travaillons en téléconsultation assistée, c’est-à-dire que nous avons d’un côté notre expert, qu’il soit médecin ou infirmier, et de l’autre le patient avec son Idel, explique le Dr Luc Téot, chirurgien au CHU de Montpellier et responsable du réseau Cicat-Occitanie, qui se trouve à l’origine de Domoplaies. Nous avons une trentaine d’infirmiers qui participent aux actes de télémédecine, exactement comme les médecins, en délégation. » De nouvelles responsabilités pour les infirmières expertes, donc, mais aussi de nouvelles connaissances pour les Idels requérantes, assure le praticien. « Au fur et à mesure des échanges avec les experts, ils gèrent mieux leur connaissance des pansements, nous avons également une mission de formation », précise Luc Téot. Car c’est bien l’une des originalités de ce projet « article 51 », que de se dérouler le plus souvent sous la forme d’un échange entre infirmières, les autres professionnels n’intervenant qu’en deuxième ligne.

ET LA GÉNÉRALISATION ?

Reste une interrogation : comme pour toutes les expérimentations, le grand enjeu qui se présente pour les projets « article 51 » est celui de leur éventuel passage dans le droit commun. C’est pourquoi toutes les initiatives font l’objet d’une évaluation afin d’en estimer les bénéfices potentiels. Les porteurs de projets sont nombreux à espérer une généralisation, mais les perspectives ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Pour certains, c’est l’incertitude (mâtinée d’une bonne dose de confiance) qui domine. « La décision dépend de l’Assurance maladie, mais nous souhaitons qu’à terme, Équilibres soit ouvert à un plus grand nombre de cabinets, un peu comme l’est aujourd’hui Asalée », glisse Dominique Jakovenko, qui précise que les résultats de l’évaluation du projet devraient être rendus début 2023. Du côté de l’insuffisance cardiaque et des Cecics, on est également dans l’expectative. « Nous voyons que nous évitons beaucoup de réhospitalisations, mais tout dépendra de l’évaluation, qui est attendue d’ici un an et demi à deux ans », indique de son côté Michel Frelat.

Pour d’autres, la décision est déjà prise, et c’est la question des modalités qui prévaut. « Le ministère de la Santé a d’ores et déjà annoncé que Domoplaies serait généralisé à l’horizon 2024, cela marche trop bien pour qu’on arrête, se félicite Luc Téot. En revanche, ce qu’il reste à trancher, c’est de savoir s’il faut un modèle unique, national, ou au contraire des projets plus régionaux. » Autre cas de figure : la possibilité de dépasser le projet initial. « Lorsque nous avons commencé l’immunothérapie à domicile, personne ne le faisait, se souvient Christelle Galvez. Maintenant d’autres se sont lancés, et c’est tant mieux, mais nous souhaitons poursuivre ce type de financement complémentaire, substitutif à la T2A [Tarification à l’activité, NDLR], pour mettre en place de la coordination, de l’éducation thérapeutique, etc., dans d’autres domaines. » Seule certitude : le nombre de projets dits « article 51 » dépassant la centaine, il en ressortira forcément des avancées pour la profession infirmière.

RÉFÉRENCES

  • 1. Rapport au parlement 2022 sur les expérimentations innovantes en santé, ministère de la Santé et de la Prévention (en ligne sur : bit.ly/3GbmRmd). Et liste des expérimentations par région sur L’Atlas du 51 (en ligne sur : bit.ly/3i4DdoM).
  • 2. Lire l’article « La chimiothérapie à domicile, une organisation bien rodée », dans L’infirmièr.e n° 19 du 01/04/2022.

122 expérimentations autorisées

→ 1073 projets ont été déposés depuis 2018 sur les plateformes régionales et nationales de l’article 51. Parmi les projets ayant au moins fait l’objet d’une première analyse, 55 % étaient recevables. Le nombre de projets en début d’instruction diminue « ce qui reflète la baisse du nombre de projets déposés mais également l’effort fait pour donner de la visibilité et répondre plus rapidement », précise le rapport. Avec respectivement 40, 38 et 33 expérimentations déployées, l’Occitanie, l’Île-de-France et l’Auvergne-Rhône-Alpes sont en tête des régions les plus actives. Au total, on dénombre 122 expérimentations autorisées parmi lesquelles 64 % sont régionales et 36 % nationales (interrégionales), 104 ciblent une prise en charge spécifique et 51 un public spécifique.

→ Les expérimentations s’adressant aux personnes âgées représentent le plus fort engagement budgétaire du dispositif avec 18 projets ciblant cette population, visant 111 218 personnes, pour un montant de 67 millions d’euros.

→ 64 % des expérimentations intègrent une approche de prévention, qu’elle soit primaire, secondaire, tertiaire ou encore quaternaire. Certains projets couvrent plusieurs niveaux de prévention.

→ Quels que soient les porteurs et le lieu d’exercice des expérimentateurs (en ville ou à l’hôpital), les infirmiers font partie des professionnels les plus représentés dans les expérimentations autorisées. Ils y sont présents dans 72 % d’entre elles. Cette place prépondérante s’explique, avance le rapport, par « l’expertise singulière des infirmiers, leur polyvalence et adaptabilité ». À travers ces expérimentations, les infirmières voient leur rôle se diversifier notamment en matière de coordination, qu’il s’agisse de renforcer leurs missions de soins et de prévention, de déployer de nouvelles missions (protocole de coopération insuffisance cardiaque), de gestion de parcours patient, ou encore de prises en charge spécifiques (santé sexuelle, diabétologie, douleur, etc.)

Source : Données et infographies extraites du Rapport au parlement 2022 sur les expérimentations innovantes en santé, ministère de la Santé et de la Prévention, octobre 2022.

TÉMOIGNAGE

Je fais le lien avec les aidants

Au pôle de santé Les Allymes, dans l’Ain, les soignants sont payés au forfait et non à l’acte : c’est le projet Peps*, un « article 51 » qui concerne une quinzaine de structures en France. Marika Denil, infirmière de parcours au sein de la structure, répond à nos questions.

Comment en êtes-vous venue à travailler pour une structure d’exercice libéral où les soignants sont rémunérés au forfait ?

Je suis d’origine belge, et j’ai commencé par exercer dans une maison médicale en Belgique. Les maisons médicales sont des structures correspondant aux centres de santé autogérés français, mais rémunérées au forfait. J’ai bien vu que c’était le type de pratique qui me convenait, notamment grâce à la relation thérapeutique et au suivi des patients qu’il permet. Quand j’ai déménagé en France, j’ai donc cherché comment pratiquer au forfait. J’ai alors rencontré les soignants du pôle des Allymes, qui répondaient à un appel à manifestation d’intérêt sur le sujet, je me suis engagée.

Quelles sont vos fonctions au sein de la structure ?

J’accueille les nouveaux patients en ouvrant leur dossier et en reprenant tous leurs antécédents, je remplis les dossiers d’APA [Allocation personnalisée d’autonomie, NDLR] à domicile, je fais le lien avec les aidants, j’aide pour le remplissage des dossiers MDPH [Maison départementale des personnes handicapées, NDLR], et plus généralement, les médecins peuvent m’adresser tout patient qui a une problématique d’ordre social, psychologique ou autre.

En quoi est-ce le forfait qui rend votre pratique possible ?

Je fais gagner du temps aux médecins, ce qui leur permet de prendre plus de patients. Et comme Peps est un forfait qui est fonction du nombre de patients, c’est ce qui finance mon salaire. J’ajoute que c’est un mode d’exercice qui nous permet d’être super heureux au travail, nous nous le disons très régulièrement. Et les patients voient une vraie différence. Je suis en effet tout particulièrement en lien avec les aidants, et nous avons des retours très positifs. Les gens sont notamment satisfaits de pouvoir joindre facilement quelqu’un au cabinet qui fait rapidement le lien avec le médecin, peut les rassurer, échanger avec eux, etc.

* Paiement en équipes de professionnels de santé en ville.

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