L'infirmière n° 029 du 01/02/2023

 

JE ME FORME

JURIDIQUE

Gilles Devers  

avocat à la Cour de Lyon

Liberté d’expression des agents publics, retard de diagnostic d’une complication chirurgicale, droits des détenus en matière de santé. Zoom sur trois décisions récentes de jurisprudence*.

ÉCRITS INJURIEUX À L’ÉGARD DE LA DIRECTION

La tenue par un infirmier, sur une page Facebook, de propos injurieux à l’égard de la direction de l’établissement est une faute quel que soit le contexte, mais la direction doit tenir compte des excellents états de service de l’agent pour prononcer une sanction modérée (tribunal administratif de Rouen, 31 août 2022, n° 2003204).

Faits

Un infirmier titulaire au sein du centre hospitalier du Rouvray (CHR), par une décision du 3 juillet 2020 du directeur général, a été frappé d’une sanction disciplinaire d’exclusion des fonctions pour une durée de quinze jours, dont cinq jours avec sursis, en raison de la publication d’un commentaire injurieux à l’encontre de sa hiérarchie sur la page Facebook du collectif de soignants les Blouses Noires. L’infirmier avait qualifié de « sales cons » les membres de la direction de l’établissement, en réaction à la publication d’une note de service portant sur la gestion des contraintes et des protocoles sanitaires liés à l’épidémie de Covid-19, au sein du centre hospitalier. Il demande l’annulation de cette décision.

Droit applicable

Si les agents publics bénéficient de la liberté d’expression, cette liberté doit être conciliée avec le respect de leurs obligations déontologiques. En particulier, des propos ou un comportement agressif à l’égard d’un supérieur hiérarchique sont susceptibles d’avoir le caractère d’une faute de nature à justifier une sanction disciplinaire. Le juge doit rechercher si les faits reprochés constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes.

Analyse

La faute. L’infirmier relie la tenue de ces propos à la méconnaissance par la direction du centre hospitalier de l’obligation légale de protection de la santé physique et mentale des travailleurs, compte tenu, notamment, de l’absence d’évaluation des risques psychosociaux. Il fait valoir que le climat social et les conditions de travail sont extrêmement dégradés, ce qui, selon lui, résulte des manquements à cette obligation de sécurité. Tout ceci génère chez de nombreux agents un épuisement et un désabusement, aggravés par les contraintes d’exercice liées à la pandémie de Covid-19.

Les éléments de contexte tenant au climat social et aux conditions de travail ne sauraient, à eux seuls, permettre de remettre en cause le bien-fondé de la sanction, s’agissant, en particulier, de la matérialité des faits et de leur caractère fautif. Le propos qualifiant de « sales cons » les membres de la direction du CHR constitue un manquement au devoir de réserve et à l’obligation de loyauté pesant sur tout agent public.

Le fait que ces propos résultent d’un épuisement et d’un « trop-plein » lié aux conditions d’exercice difficiles au sein du CH du Rouvray ne remet pas en cause le caractère fautif. Par ailleurs, ces injures ont été de nature à préjudicier à l’image de l’institution, ayant été proférées sur le réseau social Facebook, sur la page en libre accès du collectif des Blouses Noires. Ces faits revêtent une gravité particulière et traduisent une méconnaissance par l’agent de ses obligations statutaires.

La sanction. Cet infirmier est exempt de tout antécédent disciplinaire, et il a exprimé des regrets quant au caractère inadapté de ses propos, lors de la séance du conseil de discipline. Les évaluations annuelles de l’agent au titre des quatre dernières années mettent en exergue d’excellentes aptitudes professionnelles et un comportement irréprochable.

Dans ces conditions, en prononçant une sanction de quinze jours d’exclusion temporaire de fonctions, correspondant au quantum maximal des sanctions du deuxième groupe, dont cinq avec sursis, le directeur général du CH du Rouvray a entaché sa décision de disproportion procédant elle-même d’une erreur d’appréciation. Pour ce motif, la sanction litigieuse doit être annulée.

COMPLICATION DIAGNOSTIQUÉE TARDIVEMENT

Après la réparation chirurgicale du condyle externe du genou, une insuffisance d’examens et de recherche étiologique est constitutive d’un retard diagnostique fautif (CAA de Paris, 12 août 2022, n° 20PA03708).

Faits

Le 20 octobre 2009, victime d’une chute dans les escaliers à son domicile, un patient est transporté au groupe hospitalier Sud-Île-de-France, où est diagnostiquée une fracture du condyle externe du genou gauche. Le jour même, une ostéosynthèse avec triple vissage du fémur distal est pratiquée avec, dans les suites immédiates de l’intervention, l’apparition et la persistance de vives douleurs au genou. Des antalgiques sont prescrits au patient.

Une radiographie du genou est réalisée le 20 janvier 2010 ainsi qu’une scintigraphie le 23 février. Le 2 mars, les vis ont été retirées.

Du fait de la persistance des douleurs et de l’apparition d’une fissure puis d’une escarre talonnière, un échodoppler des membres inférieurs est pratiqué le 9 juillet 2010, mettant en évidence une occlusion étendue de l’artère poplitée gauche, qualifiée de thrombose de l’artère fémorale gauche à la suite d’un angioscanner réalisé le 12 août. Cette thrombose nécessite un pontage prothétique, effectué le 6 septembre.

Trois ans plus tard, le 7 février 2013, le patient doit subir une thrombectomie du trépied fémoral gauche permettant la désobstruction de l’artère fémorale profonde ainsi qu’une récupération du pontage prothétique fémorotibial postérieur.

Retard de diagnostic fautif

Une symptomatologie douloureuse persistante et croissante concernant l’avant-pied et le pied gauche du patient ont motivé la consultation, le 20 janvier 2010. Puis, est apparue une fissure au talon évoluant vers une escarre talonnière douloureuse qui augmentait, nécessitant une prise en charge dans un centre antidouleur. Or, les consultations successives n’ont évoqué qu’une algoneurodystrophie, à la suite d’une scintigraphie osseuse réalisée le 23 février 2010, et des problèmes dermatologiques (présence d’un Pseudomonas aeruginosa). Vu les doléances émises par le patient à partir de janvier 2010, tous les signes de l’ischémie nécrose étaient au complet, et au vu des troubles tropiques cutanés, des investigations vasculaires auraient dû être effectuées. Or, un échodoppler ne sera prescrit que le 23 juin 2010, et réalisé le 9 juillet. Cette insuffisance d’examens et de recherche diagnostique étiologique est constitutive d’un retard diagnostique fautif d’une durée de cinq mois.

UN FAUTEUIL ÉLECTRIQUE POUR UN DÉTENU

L’absence de mise à disposition d’un fauteuil roulant électrique pour un détenu dont l’état physique le recommande est une faute qui engage la responsabilité de l’administration pénitentiaire (tribunal administratif de Nancy, 23 août 2022, n° 2000969).

Faits

Un homme a été incarcéré au centre pénitentiaire de Nancy-Maxéville du 21 mai 2018 au 8 juillet 2020, date à laquelle il a bénéficié d’une suspension de peine en raison de son état de santé. Il demande la condamnation de l’État à l’indemniser des préjudices qu’il estime avoir subis pendant sa détention, notamment du fait du refus du directeur du centre pénitentiaire de l’autoriser à faire entrer un fauteuil roulant électrique en détention.

Droit applicable

La qualité et la continuité des soins sont garanties aux personnes détenues dans des conditions équivalentes à celles dont bénéficie l’ensemble de la population (loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, art. 46). Il appartient à l’administration pénitentiaire d’accomplir toutes diligences en vue de faciliter l’accès aux soins des personnes détenues et de mettre en œuvre les pouvoirs dont elle dispose pour assurer à celles qui en ont besoin la qualité et la continuité des soins.

Analyse

Le détenu est atteint d’une pathologie grave nécessitant qu’il puisse bénéficier d’un fauteuil roulant électrique. Or, force est de constater que l’administration pénitentiaire a refusé de manière constante l’entrée du fauteuil roulant électrique du requérant dans son établissement entre le 21 mai 2018 et le 22 novembre 2019, date à laquelle il lui a finalement été remis. Si le ministre de la Justice invoque des raisons de sécurité pour justifier ce refus, il ne se prévaut d’aucune circonstance particulière de nature à établir la réalité de l’existence de ces risques. Dans ces conditions, l’intéressé est fondé à soutenir, qu’en refusant qu’il soit mis en possession d’un fauteuil roulant électrique alors que son état de santé le nécessitait, l’administration pénitentiaire a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’État.

* Source : Objectif Soins & Management, n° 289, octobre-novembre 2022