L'infirmière n° 029 du 01/02/2023

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Yannick Moszyk*   Féli Barbera**  


*cadre de santé formateur
**artiste, chargée de la commission culture du CH Paul Guiraud

L’hospitalisation est bien souvent une expérience négative subie. Les obligations et émotions liées au contexte engendrent alors des épreuves que la culture peut permettre d’atténuer voire de dépasser. C’est pourquoi, elle peut s’envisager, pour tous, comme « un soin mis dans les soins ».

Que ce soit à court ou à moyen terme, le passage dans un espace de soins nécessite des occasions de se couper de la réalité qu’il conviendrait de penser davantage pour offrir à tous, patients et personnels, des moyens de reprendre leur souffle. L’art en tant qu’espace possible de réflexion, d’échappée voire d’émerveillement, pourrait alors devenir autre chose qu’un simple cliché défraîchi accroché dans une chambre ou ornant un couloir d’hôpital. C’est ce dont les établissements de soins prennent conscience depuis quelque temps en en faisant un levier de prise en charge et de développement.

UNE HISTOIRE MILLÉNAIRE ET OUBLIÉE

En effet, s’il y a eu, depuis la signature en 1999 de la convention sur la mise en place de projets culturels dans les hôpitaux(1), des tentatives d’apport artistique sur les soins et les séjours d’hospitalisation, la transformation des pratiques hospitalières à ce sujet reste en plein essor. Cela alors même que le partenariat entre culture et soins existait depuis longtemps ; malheureusement, cette alliance était oubliée dans les mémoires et les services. La société de la fin du XXe était concentrée à produire des soins ou à les recevoir sans même s’apercevoir qu’elle travaillait ou était accueillie au sein d’une histoire qui la dépassait.

Il est possible de remonter très loin dans les exemples d’alliance. Ainsi, par la création des hôtels-Dieu, le concile d’Aix-la-Chapelle en l’an 806, a-t-il d’une certaine façon posé les bases de l’hôpital tel que nous le connaissons actuellement et, dès cette période, l’architecture, la sculpture ou encore la peinture exposée dans la salle des malades ont constitué des atouts pour accueillir le nombre de malades ou supporter les souffrances endurées(2).

Ce même élan s’est perpétué et diversifié au fil des siècles. Pour citer d’autres médias, la lecture, sous la dénomination de « distraction des malades » est apparue en 1634. Puis, ont été créées les bibliothèques hospitalières 300 ans plus tard. Les « représentations thérapeutiques » se sont quant à elles développées dans certaines maisons de santé au XIXe siècle, mais aussi vers 1930, lorsque des salles de spectacle ont été intégrées aux établissements de soins. Il y a d’ailleurs quelque 70 ans, des directives adressées aux directeurs d’hôpitaux mettaient l’accent sur les exigences de qualité et de contentement des malades dans les spectacles proposés. Cependant, c’est comme si ce qui pouvait apporter une plus-value aux conditions de séjour des hospitalisés paraissait normalisé tant les institutions n’en faisaient presque plus un véritable objet de pensée. L’organisation des soins et leur gestion prenant le pas sur les valeurs ou le projet des établissements, on a ainsi perdu au fil des années les espaces et autres rencontres qui permettaient de réfléchir sur le binôme art et soin.

L’INCURSION DU POLITIQUE POUR RENDRE VISIBLE

Il faudra attendre 1985 et la publication du rapport « Culture et Santé »(3) pour commencer à re-lier les usages. Ce ne sont plus des pratiques artistiques isolées qui rejoignent la santé mais bien celle-là même qui devient « un fait en grande partie culturel »(4). Autrement dit, une manifestation plus globale de notre société qui regrouperait des conditions naturelles mises en valeur matériellement et spirituellement. Pourtant, jusqu’à la mise en œuvre d’une politique commune, 25 ans plus tard, entre le ministère de la Santé et celui de la Culture(5), il n’y aura eu que des effleurements dans les volontés de rapprochement(6) ; néanmoins, la prise en compte de l’amélioration de la qualité architecturale et la commande publique seront deux leviers à partir desquels les ministères respectifs pourront collaborer et converger vers une forme de transformation des établissements de santé.

À partir de là, la culture reprendra pied au sein du milieu hospitalier jusqu’à se diversifier par la présence et l’implication d’artistes(7), jusqu’à faire intégrer une politique culturelle au sein des projets d’établissements sanitaires ou médicosociaux ou au sein de leurs contrats d’objectifs. Une fonction de responsable culturel sera même un temps envisagée au niveau national avant d’être mise de côté aux bénéfices de priorités de soins plus primordiales. Pourtant, l’engagement dans une politique culturelle reste un axe de développement qualitatif certain pour les prises en charge dans la mesure où le patient en est le premier bénéficiaire.

L’USAGER AU CENTRE DES PRÉOCCUPATIONS

On pourrait penser le malade comme celui qui peut ne pas être préoccupé par l’art, trop pris dans sa maladie, son désespoir ou sa vulnérabilité ; l’action culturelle et artistique lui paraîtrait en dehors de ce qu’il peut traverser. Pour autant en se dotant des compétences d’artistes ou de professionnels qui utilisent l’art de façon médiatrice et thérapeutique, la culture résonne comme un moyen élaboré d’accompagner différemment la médicalisation voire de la compléter. Pour les patients qui en bénéficient, c’est là une porte particulière d’accès vers le soin puisque même s’il subit le lieu et son état, il perçoit là l’ouverture de l’hôpital pour penser ses conditions d’accueil. Qu’il y soit sensible ou non, on ne peut que constater l’écoute et l’attention des établissements vers un environnement plus qualitatif et qui peut déboucher sur un lien différent entre le soigné et ce qui l’entoure.

Ainsi, même si sa mission première n’est pas d’exposer ou de divertir, l’hôpital contribue à intégrer le changement vers plus d’humanité. Cela s’inscrit aussi dans le mouvement de primauté des droits des patients qui ne sont plus des objets de soins mais bien des personnes à part entière qui peuvent bénéficier d’accès à d’autres univers que le seul monde médicalisé. Cet accès autre est complémentaire du soin technique et fait sens relationnel puisqu’il apporte du bien-être, de l’agrément, de la sérénité, du différent ou de l’ailleurs, à condition de ne pas être dans le simple décoratif comme précédemment. C’est pourquoi, associer les patients, au-delà de les impliquer dans l’amélioration du cadre de vie, peut leur permettre de sortir de leur appréhension d’un hôpital qui serait un grand tout techniciste et bureaucratique ; cela pour favoriser aussi la convivialité, loin des chambres seules et du poste de soins isolé. L’hôpital revêtirait alors un regard différent : plus proche et plus à même d’offrir des expériences de soins plus sensibles, tout en gardant ses missions fondamentales mais en incarnant cette fois-ci davantage ses valeurs d’accueil.

UN SOIN ÉGALEMENT MIS AU SERVICE DES AGENTS

Ce changement apporté sur le regard des institutions n’est pas seulement réalisé par les patients. Il l’est par les professionnels qui, chaque jour, s’activent dans la production de soins. La valorisation patrimoniale hospitalière en est un exemple mais il n’y a pas que cela. En tant que vecteur de sensibilité, l’art dans les conditions de travail peut toucher affectivement. Dans des rapports à la tâche professionnelle complexes qui engendrent baisse de motivation et de sens, les conditions de travail ne se jouent effectivement pas autour du beau ou du confortable ; toutefois, en tant qu’il puisse apporter des variations dans les tonalités affectives liées au fait de supporter la douleur et la souffrance d’autrui, l’art a déjà cette importance ou cette utilité. Bien plus, il peut être dans des services spécialisés, un support de médiation pour communiquer, voire travailler avec l’autre un regard sur soi ou sur autrui propice aux approfondissements de la relation de soin et du sens retrouvé dans la relation de travail. Dans les ressentis des professionnels, cela n’empêchera pas la cohabitation avec la bureaucratie professionnelle ni le fait de compter pour certains les années jusqu’au départ, mais les propositions culturelles deviennent alors un point positif pour la qualité de vie au travail.

LA QUESTION DU SENS

Que ce soit les patients ou ceux qui les soulagent, la culture propose assurément un moyen qualitatif pour qui peut et sait s’en saisir. Les publics empêchés ne sont pas toujours ceux auxquels on pense et la culture renvoie souvent à la question de la socialisation dans la mesure où la familiarisation avec l’immatériel, l’indicible ou le réflexif s’appréhende au fil de la construction de la vie de chacun.

C’est pourquoi, penser la culture comme outil de transformation des regards et des pratiques nécessite un accompagnement constant. L’action culturelle doit donc être pensée au moyen d’objectifs réalistes pour faire prendre conscience que l’environnement peut influer sur les conditions d’accueil et de travail, voire atténuer les fantasmes sociaux liés à l’enfermement ou à la déshumanisation. Cependant, pour travailler cet aspect tout comme le fait que le patient ou le soignant ne sont pas seulement des acteurs de soins mais des personnes sociales, citoyennes à part entière, il convient de sortir de la réductibilité des actes afin d’ouvrir, créer, inventer ou innover. En conséquence, c’est un progrès qui s’opère puisqu’un sens peut intervenir : celui du lien dans la relation à l’autre, loin de la mise à l’écart où soi-même - que ce soit dans son rapport à la maladie ou au travail - s’était placé.

Être curieux, imaginatif, sensible renvoie ainsi à l’intériorité de chacun. Là encore, ce n’est pas dans la mission des établissements de soins de remplir, dans un temps et des conditions contraintes, des espaces d’éducation à des codes sociaux particuliers. Néanmoins, offrir des possibilités d’évolution et de transformation de chacun - à partir de soi, des autres ou de l’environnement -, peut être un point essentiel à penser, du fait même que l’hôpital replie chacun dans son être et peut alors se concevoir comme un tremplin. Qui n’a jamais songé à la mort en étant hospitalisé ou au sens de la vie quand il prodigue des soins ?

À partir de là, ayons l’intuition que la culture reste un support pour se déplacer vers plus d’apaisement, de réflexion, voire de distance avec les émotions négatives, à condition d’être soutenue et élaborée institutionnellement. En effet, en tant que patient, l’on ne sait pas toujours où l’on va dans l’évolution de sa maladie ; c’est la même chose concernant le personnel qui ne sait pas toujours très bien se situer entre ses aspirations personnelles et ses obligations professionnelles.

UN ESPACE DE TOUS LES POSSIBLES

Alors, la culture en tant qu’espace créatif d’interférences avec soi et les autres, peut se légitimer et être bénéfique. L’important étant de le traduire ou de le médiatiser et de l’accompagner pour permettre à chacun de faire un peu évoluer sa sensibilité et de se transformer. L’imprévisible peut ainsi advenir positivement dans l’incertitude du rapport à l’hôpital et soignants autant que soignés peuvent y trouver de l’intérêt : celui de se transformer par l’intégration de l’indicible apporté par l’art.

Le discours pourrait paraître peu essentiel, voire inadapté pour ceux qui sont dans la souffrance ou la cécité ; néanmoins, il doit exister pour permettre à chacun, patients comme soignants, d’intégrer une dimension spirituelle et philosophique dans son rapport à son environnement de vie. Instruire par la culture n’est peut-être pas la vocation première de l’hôpital mais dans ce lieu de vie, c’est une plus-value apportée à la prise en charge de tous pour leur permettre de supporter, voire de s’ouvrir à d’autres aspects propices à leur évolution. Pierre Le Coz, professeur de philosophie à la faculté de Médecine de Marseille dit même que « la culture, c’est ce qui permet de devenir autre chose que ce que nous sommes [puisque] nous ne sommes pas totalement pilotés par notre équipement instinctif »(8).

Dans son propre développement, l’hôpital, par la culture comme moyen supplémentaire de supporter le rapport à la maladie ou au travail contraint, paraît ainsi être à un tournant : celui où il comprend qu’il ne dispense plus des soins mais plutôt des expériences qui peuvent apporter une transmission humaine importante à chacun. La santé mentale étant tributaire de ces expériences peut alors s’apaiser et permettre d’autres transformations dans le rapport que chacun a avec sa propre vie et les éléments qui la jalonnent. La souffrance et les émotions négatives, tout comme les rapports complexes à la maladie ou au travail, peuvent ainsi trouver dans la culture un écho réconfortant qui permet de mieux repartir.

RÉFÉRENCES

  • 1. 4 mai 1999 : signature de la convention sur la mise en place de projets culturels dans les hôpitaux entre le ministère de la Santé et le ministère de la Culture.
  • 2. Bubien Y., Even R., Glorion B. et al., « Culture à l’hôpital, culture de l’hôpital », Les Tribunes de la santé, 2004/2 (n°3), p. 57-65. doi : 10.3917/seve.003.65
  • 3. Chemiller-Gendreau M., Culture et santé : rapport sur une politique culturelle en matière de santé, La documentation française, 1985.
  • 4. Ibid.
  • 5. 6 mai 2010 : Convention « culture et santé » entre le ministère de la Santé et des sports et le ministère de la Culture et de la Communication.
  • 6. 1er février 1993 : signature d’un protocole d’accord entre les ministres de la Santé et de la Culture et circulaire d’application du 16 mars 1993 adressée aux directeurs régionaux des affaires culturelles par le directeur du patrimoine du ministère de l’Éducation nationale et de la Culture. Ces deux textes resteront plus ou moins un vœu pieux.
  • 7. « Culture et hôpital : des compétences, des projets de qualité, actes du séminaire des 30 et 31 mars 2004 au ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées ». En ligne sur : bit.ly/3X7Hy9H
  • 8. Le Coz P., « La culture introduit du sens dans notre existence », in Revue de la société française d’histoire des hôpitaux, n°140, juin 2011.

Les projets intersecteurs culture et santé à l’hôpital Paul Guiraud

Dans le groupe hospitalier (GH) Paul Guiraud à Villejuif (Hauts-de-Seine), les projets intersecteurs ont été créés en 2012 à la suite de la demande de l’une des équipes (service d’activités physiques et sportives) de mettre en place un atelier de percussions brésiliennes. La réussite de cette expérience a donné des ailes et des envies de collaboration à de nombreux ergothérapeutes et art-thérapeutes de l’intra de Villejuif et d’autres projets ont ainsi vu le jour.

Des moyens humains et budgétaires ont été alloués par la direction pour ces projets intersectoriels, qui, menés au sein de l’hôpital Paul Guiraud, contribuent à tisser des liens entre les différents corps de métier, apportant une belle dynamique qui parfois pouvait faire défaut. Les membres des équipes de soins veulent ainsi continuer à se poser les questions qui leur tiennent à cœur : comment, au quotidien, avec chaque patient, imaginer et inventer un travail qui reste un « travail vivant » ?

En 2016, le GH Paul Guiraud a obtenu le label « Culture et Santé » » en Île-de-France, décerné par l’Agence régionale de santé (ARS) et la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) Île-de-France. À la demande du directeur, une commission culture a été créée mixant ainsi projets intersecteurs et projets culture avec des budgets distincts.

Quelques exemples de projets artistiques et culturels réalisés depuis 2012 :

→ 2012 : « Avril à livre ». Proposition artistique pluridisciplinaire autour du livre, durant une semaine à destination des patients et des soignants : quatre séances d’atelier d’écriture ; une création sonore à partir des écrits des participants ; une création-installation plastique et sonore autour des écrits des participants, en lien avec un travail en atelier d’art-thérapie et d’ergothérapie autour du livre.

→ Percussions brésiliennes Batucada soignés-soignants créées en 2012. Chaque année, pour la Fête de la musique, des compagnies de théâtre de rue sont invitées pour déambuler avec la batucuda.

→ Fabrication d’une marionnette géante avec une artiste de la compagnie « Les Grandes Personnes », puis déambulation avec la batucada lors de la Fête de la musique.

→ Formation des ergothérapeutes et art-thérapeutes à la réalisation de peintures type street-art sur des supports permettant ensuite de les exposer dans les différents espaces extérieurs.

→ Œuvre artistique collaborative et écocitoyenne. Une action à la fois artistique, ludique et pédagogique pour parler du tri, du processus de création, de l’art contemporain, du monde qui nous entoure, de notre passé, du présent et du futur. Réalisation à partir de bouteilles et d’emballages, en plastique recyclé ou récupérés.

→ Depuis 2017, chorale pour le personnel, dispensée par une cheffe de chœur, « La bulle chantante » de Paul Guiraud sur le site de Villejuif : une séance de 2 heures tous les 15 jours.

→ Participation pendant plusieurs années à « La Grande Lessive » : création d’une œuvre (dessins, peintures, photos, montages, collages, poésies ou textes) sur un format A4 puis accrochage sur l’idée de l’étendage de vêtements, à l’aide de pinces à linge mises à disposition sur place.