PRATIQUE AVANCÉE ET THÉRAPIES ORALES EN ONCOLOGIE DIGESTIVE
JE ME FORME
BONNES PRATIQUES
Molina Beltran* Eva Ester** Matta Carla***
*(master scientifique ou M. Sc.), infirmières en pratique avancée
**(M. Sc.), cadre de santé, département d’oncologie médicale, Institut Curie à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine).
Les thérapies ciblées orales émergent en oncologie depuis les années 2000. Elles induisent une coordination entre la ville et l’hôpital ainsi qu’une autonomisation des patients via l’éducation thérapeutique. Les infirmiers en pratique avancée (IPA) jouent ici un rôle central. Exemple en oncologie digestive pour illustrer cette organisation transdisciplinaire et ses perspectives.
Avec 382 000 nouveaux cas en 2018 selon l’Institut national du cancer (Inca), le cancer est la 6e pathologie chronique qui touche la population française. Le nombre des personnes atteintes est en hausse depuis plusieurs années, et ce, malgré les stratégies préventives, les moyens de dépistage actuels et l’accès aux soins.
Les traitements des cancers évoluent continuellement, notamment la chimiothérapie qui se développe par voie orale grâce à la médecine de précision. Les thérapies ciblées orales (TCO/TO) sont apparues dans le champ des thérapeutiques au cours des années 2000. Elles font partie des stratégies qui ont permis le virage ambulatoire en oncologie.
En 2021, 603 143 personnes étaient traitées par thérapie orale (en ville ou en dispensation hospitalière), soit 45 % des personnes sous traitement médicamenteux pour un cancer, selon l’Inca.
Le développement des TO constitue une cible pour les chercheurs. Actuellement 114 études sont ouvertes au recrutement sur ClinicalTrials(1) et un nombre similaire d’études sont en cours. À ce jour, 91 molécules ont obtenu l’autorisation de mise sur le marché (AMM) en France.
Les thérapies orales sont actuellement disponibles dans toute localisation oncologique. Cependant elles sont prescrites à différents moments du parcours (adjuvant, métastatique, en Xe ligne) et sa gestion implique une mobilisation des connaissances et compétences autant pour les soignants que pour les patients.
Ces parcours demandent l’implication des professionnels de ville et de l’hôpital. Les infirmières (IDE) jouent un rôle clé dans ce type de parcours, d’une part par leur expertise clinique et, d’autre part, par leurs compétences en éducation du patient et coordination.
L’action 3.2 « Adapter les organisations à l’essor des thérapies orales » du IIIe Plan Cancer 2014-2019(2) avait pour objectif de faire évoluer les parcours et les organisations de soins afin d’avoir une vision partagée entre les soins hospitaliers et les soins primaires. Elle aborde le rôle infirmier sous les angles suivants :
→ Au cours de la consultation de primoprescription faite par l’oncologue, l’IDE d’annonce ou coordinateur (Idec) reformule en détail les informations données par le médecin concernant la prévention et la gestion des effets indésirables, selon les recommandations nationales lorsqu’elles existent(3). Les patients vont de cette façon être accompagnés dans l’autosurveillance de l’éventuelle survenue des effets secondaires ainsi que dans la conduite à tenir en cas de survenue, en fonction de la gravité et des circuits propres à chaque établissement.
→ Le recours à l’éducation thérapeutique du patient (ETP) est proposé pour ces patients afin d’améliorer l’observance et l’adhérence au traitement.
→ La pharmacie rentre aussi dans cette organisation, qu’elle soit en ville ou en hospitalier (pharmacie à usage intérieur ou PUI) et permet d’ajouter un maillon dans la chaîne de sécurisation de la prise du traitement. Le suivi du patient doit se coordonner et s’articuler avec les acteurs de ville. L’Idel est le professionnel ressource de cette coordination.
L’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018 a permis la création d’expérimentations des nouvelles organisations de santé afin d’améliorer les parcours de soins, l’efficience du système de santé, l’accès aux soins ou encore la pertinence de la prescription des produits de santé(4). C’est dans ce cadre qu’est née une expérimentation – Onco’Link Thérapies Orales – afin de porter un parcours coordonné ville-hôpital à même d’accompagner la prise en charge des patients sous anticancéreux oraux.
Dans cette expérimentation, l’Idec évalue le patient lors de l’initiation du traitement, assure sa surveillance lors du suivi proximal par consultation présentielle ou télésuivi, puis réalise un suivi plus espacé lors du transfert du patient vers la ville, étape qui a comme objectif de rendre le patient le plus autonome possible et acteur central de sa prise en charge(5).
L’arrivée de la pratique avancée infirmière (PAI) en France a permis à un nouveau professionnel de soins d’intégrer les organisations et les parcours afin de répondre aux besoins de santé actuels. En oncologie, la PAI permet aux infirmières en pratique avancée en oncohématologie et oncologie (IPA-OHO) de réaliser le renouvellement ou l’adaptation des traitements anticancéreux ainsi que certains traitements symptomatiques(6). Dans le cadre de l’expérimentation Onco’Link, elle peut réaliser la consultation de renouvellement de la prescription à la place de l’oncologue médical(7).
Avec cette multitude d’acteurs et le patient au centre d’un parcours complexe, quels sont dès lors la place et le rôle de chacun ?
Prenons l’exemple de l’Institut Curie (IC) de Saint-Cloud. Les patients suivis pour des cancers digestifs au sein de cette structure sont pris en charge par une équipe pluridisciplinaire. Cette équipe a développé un parcours basé sur l’évaluation des besoins en soins de support. Il permet de déterminer trois catégories de prise en charge des patients en fonction des risques potentiels liés à la maladie, au traitement proposé et à l’état du patient lors du diagnostic. L’évaluation réalisée donne lieu à un score de fragilité qui permet de déterminer les parcours suivants :
→ parcours vert, patients présentant un faible risque ;
→ parcours orange, patients présentant un risque modéré ;
→ parcours rouge, patients présentant un risque élevé.
Les patients pris en charge au sein du parcours orange représentent 75 % de la file active de l’oncologie digestive.
Le parcours d’oncologie digestive a sa spécificité : la fragilité des patients et la complexité du parcours nous ont poussés à positionner une infirmière en pratique avancée (IPA), ceci afin de sécuriser et fluidifier le parcours et afin de répondre de façon adaptée aux besoins des patients.
Le parcours des patients, inclus dans le parcours orange et pris en charge pour une thérapie orale, se divise en trois étapes :
Initiation du traitement : l’initiation d’une TO est décidée lors de la réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) digestive. Puis, le patient est informé par son oncologue référent en consultation. Une fois la stratégie thérapeutique acceptée par le patient, l’oncologue explique les modalités du traitement et initie la prescription de TO et des traitements de support si ceux-ci n’ont pas été initiés par des lignes précédentes.
Le pharmacien de l’unité de suivi infirmier et pharmaceutique des patients sous thérapie orale (Usippo) assure la consultation pharmaceutique : il s’agit d’un entretien d’un professionnel de santé spécialiste du médicament avec un patient autour d’une nouvelle spécialité pharmaceutique initiée et des problématiques associées à sa prise. Sa finalité est d’optimiser l’efficacité et la sécurité du traitement. Il inaugure le lien ville-hôpital en contactant le pharmacien de ville pour valider la conciliation médicamenteuse, anticiper la commande du médicament et échanger des informations.
L’infirmière (IDE) de l’Usippo reformule l’ensemble des informations évoquées avec le patient (annonce, traitement et modalités de prise ainsi que les effets secondaires), évalue son vécu, l’observance au traitement, les besoins en soins de support et l’oriente vers les ressources intra et extra-hospitalières. Elle assure également le lien avec le médecin traitant, l’IDE libérale et les dispositifs d’appui et de coordination (DAC). À la fin de la consultation, elle communique les coordonnées de l’unité ainsi que les numéros à appeler en cas d’urgence. Le patient repart avec un courrier destiné aux professionnels de ville ainsi que les principaux documents nécessaires pour débuter le traitement. Les consultations – médicale, pharmaceutique et infirmière – se déroulent le même jour. Elles sont suivies dans la semaine par la consultation IPA (voir « figure 1 » ci-contre).
Après l’entretien préthérapeutique (lire encadré « La consultation préthérapeutique » p. 26), l’examen clinique du patient et l’analyse des données biologiques, l’IPA en oncologie digestive s’assure avec le patient de la bonne compréhension des consultations précédentes et de son adhésion au traitement. Elle adapte les traitements de soins de support si besoin en respectant la législation en vigueur ainsi que son protocole d’organisation. Elle approfondit le repérage des besoins au niveau nutritionnel et en activité physique adaptée – points de vigilance en oncologie digestive. Le patient repart avec ses coordonnées et un rendez-vous systématique de télésuivi ou consultation après la première cure.
Le suivi et les intercures : en fonction des fragilités du patient (dénutrition, douleur) le suivi est réalisé par les IDE Usippo ou par l’IPA en fonction du logigramme présenté par la figure 1.
L’évaluation clinique des toxicités se fait selon la classification NCI-CTC (National Cancer Institut-Common Toxicity Criteria), représenté dans la figure 2(8) p. 26. Cette organisation permet aux IDE de l’Usippo de garder leur expertise et leur rôle dans la coordination, tout en ayant une personne ressource vers qui se tourner en cas de besoin, l’IPA. L’IPA, en raison de son expérience, ses compétences et son expertise clinique, va pouvoir exercer en autonomie dans le champ de thérapies orales tout en collaborant avec l’ensemble d’acteurs des soins.
Pour le patient, cette organisation permet d’avoir des personnes ressources dans la prise en charge, ainsi que des réponses rapides et adaptées à tout éventuel changement de son état de santé, et à terme, une autonomisation dans la gestion de sa santé et ses propres ressources.
Depuis le IIIe Plan cancer, l’ETP est affichée comme ressource pivot dans la prise en soins du patient sous thérapie orale. Les modalités sur le type d’ETP restent assez hétérogènes sur le territoire français. Différents centres ont fait le choix de réaliser des séances collectives, alors que d’autres organisent des ateliers individuels.
Les différents programmes visent l’acquisition des compétences nécessaires pour l’autosoins et d’adaptation afin de préserver la qualité de vie du patient. Le rôle infirmier a montré sa plus-value dans le suivi des patients en améliorant l’adhérence aux traitements, les compétences des patients pour l’autosoins et dans la sécurisation de ces parcours à domicile [Cirillo, 2014 ; Wood, 2012].
Évaluer les patients grâce aux patients reported outcomes (PRO) fait partie du « gold standard » dans l’autoévaluation des patients [Lu, 2021]. Ces PRO se rapprochent au mieux de la réalité vécue par le patient et nous permettent en tant que soignants de donner une réponse adaptée aux besoins.
Également, de façon croissante, la technologie s’intègre dans nos pratiques et se révèle comme un atout dans le suivi des patients et le repérage précoce des toxicités. L’étude Capri(9) a montré la plus-value des infirmières formées dans le télésuivi, grâce à une application basée sur des PRO, que ces patients dans la vraie vie avec une meilleure dose-intensité de traitement reçu, moins de toxicités graves et une meilleure expérience patient pour ceux qui étaient suivis par le dispositif Capri [Ferrua, 2021].
Un autre point à explorer est l’Intelligence artificielle (IA). Après la révolution numérique que la santé vit actuellement, l’IA se présente comme l’étape d’après dans l’anticipation de survenue des toxicités et d’événements intercurrents dans la santé du patient. L’IA permet aux soignants d’avoir un pas d’avance dans les soins de précision en positionnant les infirmières comme le professionnel ressource pour l’implantation de ces nouvelles technologies auprès des patients [Barlow, 2020].
La démarche éducative et la vision globale du patient, sont au cœur du métier d’infirmière. La défense des intérêts des patients (Advocacy [Kalaitzidis, 2015]) joue également, un rôle central dans la pratique des infirmières. Allier l’éducation du patient avec des PRO surveillés par les infirmières, est une perspective de soins qui doit être approfondie par la recherche infirmière.
Le patient sous TCO/TO est l’exemple en oncologie du patient ambulatoire qui devient expert dans ses autosoins. La prise en charge de ces patients nécessite une intégration et une collaboration avec la ville, paradigme à changer dans nos prises en charge hospitalocentrées.
Des expérimentations, telles qu’Onco-Link, vont permettre de montrer l’intérêt de ces nouvelles organisations et aller vers des parcours qui répondent au mieux à ces organisations complexes et où les IDE, Idec et IPA ont toute leur place.
Le suivi de ces patients, coordonné par les infirmières et basé dans les PRO en s’emparant des outils de télésuivi va intégrer nos parcours de soins afin de sécuriser le parcours, éviter la survenue des effets indésirables graves et autonomiser le patient qui devient acteur central de sa santé. La prise en charge d’un patient sous TCO/TO est un exemple de parcours transdisciplinaire et collaboratif, où des nouvelles professions comme l’IPA s’insèrent dans les organisations existantes pour augmenter la qualité de soins et donner des réponses de façon autonome aux changements dans l’état de santé du patient. Notre expérience nous apprend que chacun a sa place dans la prise en soins du patient et que notre objectif commun, la qualité de vie du patient, est au centre du parcours.
1. ClinicalTrials.gov.
2. https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/Recommandations-pour-le-3e-plan-cancer.pdf
3. Inca : parcours de soins d’un patient traité par anticancéreux oraux/réponse saisine, novembre 2016. Disponible sur : www.e-cancer.fr.
4. Expérimenter et innover pour mieux soignerMinistère de la Santé et de la Prévention : solidarites-sante.gouv.fr.
6. Décret n° 2018-629 du 18 juillet 2018 relatifà l’exercice infirmier en pratique avancée. Légifrance sur legifrance.gouv.fr.
7. Journal officiel de la République française n° 112 du 14 mai 2022. solidarites-sante.gouv.fr.
8. Common Terminology Criteria for Adverse Events (CTCAE), US Department of Health and Human Services, 2017.
9. Sur l’étude Capri, consulter : www.gustaveroussy.fr/fr/capri.
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt
La consultation réalisée par l’infirmière en pratique avancée (IPA) comprend différentes étapes :
• Anamnèse de la maladie oncologique et contexte de survenue ;
• Évaluation multidimensionnelle en soins de support : nutrition, douleur, psychosocial ;
• Examen physique du patient ;
• Évaluation et adaptation des traitements mis en placepar l’oncologue selon le décret et le protocole d’organisation qui régit sa pratique ;
• Propositions cliniques.