L'infirmière n° 033 du 01/06/2023

 

ENQUÊTE

JE DÉCRYPTE

PROFESSION

Pauline Machard  

Une enquête réalisée par l’Ifop pour le collectif Charlotte K met en lumière les raisons qui poussent les infirmiers (IDE) à fuir leur profession. Elle propose aussi des solutions pour arrêter l’hémorragie.

Le métier d’infirmière est pour moi une vocation, mais j’ai l’impression d’avoir tout sacrifié […] pour un métier dans lequel je ne me retrouve plus. » Tel est l’un des témoignages diffusés le 16 mai à la Maison des soignants (Paris xvie), à l’occasion de la présentation des résultats de l’enquête « Le vécu des infirmiers au travail et leurs attentes sur le devenir du métier ». Celle-ci a été réalisée par l’Ifop pour le collectif Charlotte K (voir encadré p. 11), qui « aide les infirmiers et les infirmières dans leur évolution professionnelle », introduit sa fondatrice, Charlotte Kerbrat, aux côtés de ses partenaires, l’association Soins aux professionnels de la santé (SPS) et infirmiers.com.

Ce témoignage serait, à en croire l’étude, la face émergée de l’iceberg : 64 % des sondés déclarent ne pas être satisfaits de leur situation professionnelle actuelle. Un résultat obtenu à partir des réponses - collectées via un questionnaire en ligne entre le 6 et le 30 mars 2023 - de 4 183 infirmiers de la communauté Charlotte K*. Parmi eux, 22 % se diraient même « pas du tout satisfaits ».

QUAND LE NÉGATIF L’EMPORTE SUR LE POSITIF

La satisfaction des IDE répondants serait bien moindre que celle des autres salariés (74 %**). Elle est plus faible : chez les femmes que chez les hommes (36 % versus [vs] 39 %) ; chez les plus de 35 ans que chez les moins de 35 ans (33 % vs 42 %) ; chez les libéraux (32 % vs 36 % pour les hospitaliers et 40 % pour ceux hors structures hospitalières). Elle fluctue selon l’ancienneté : 42 % chez les moins de 10 ans, 33 % chez les autres. « Plus on passe de temps dans ce métier, plus la satisfaction à son égard se dégrade », commente Chloé Tegny, du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop. Or l’insatisfaction des anciens déteint sur les jeunes, regrette Charlotte Kerbrat.

L’étude met bien en avant quelques motivations pour les IDE : la relation avec les patients (61 %), la place centrale de l’humain (45 %) ; elle pointe aussi des motifs de satisfaction : 77 % disent se sentir utiles, 76 % que leur travail est reconnu par les patients. Seulement, sur d’autres items, le niveau de satisfaction est faible : qu’il s’agisse de l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle (41 %), des formations reçues (35 %), des possibilités d’évolution (31 %) ou de la rémunération (22 %). Ils sont 77 % à se juger stressés, 73 % incompris, 84 % non reconnus, et 94 % fatigués. Or, qui dit fatigue dit « risque d’erreur majoré ». 28 % auraient peur d’en faire.

Tout n’est pas noir : 68 % se disent fiers. Néanmoins, 71 % rapportent davantage d’éléments négatifs que positifs. C’est encore plus net chez les plus de 35 ans (74 %). Mais aussi côté libéraux (81 %), ce qui est problématique, note la fondatrice du collectif, alors que le souhait est d’accélérer le virage ambulatoire. Le négatif l’emporte de façon encore plus prégnante chez les IDE ayant au moins 10 ans d’ancienneté (74 %), note-t-elle, ce qui alourdit la problématique, car ce sont eux les encadrants des jeunes : « Forcément, ça se répercute. »

UNE FUITE À L’ŒUVRE

Interrogés sur les difficultés, 78 % citent les conditions (47 % mentionnent la déshumanisation du soin, et 33 % le manque de respect des patients, institutions, pairs). 72 % invoquent l’organisation (58 % parlent de surcharge de travail, 33 % de manque de personnel). Enfin, 69 % soulignent la dimension psychologique (46 % constatent une dégradation de leur état : stress, anxiété, burn-out, etc.) et physique (33 % évoquent des blessures, des troubles musculosquelettiques ou TMS). Ces répercussions sont davantage soulevées par les libéraux (+ 10 points) et, plus surprenant, par les 18-24 ans (+ 11 points). Pour Chloé Tegny, c’est « alarmant, car ils viennent de démarrer. On se dit qu’il y a peut-être un énorme écart entre la formation en Ifsi [institut de formation en soins infirmiers, NdlR] et la pratique […] Cela interroge sur leur capacité à tenir sur la durée. »

L’ABSENTÉISME BIEN PRÉSENT…

Plus alarmant encore, 46 % disent éprouver un mal-être, et même 49 % chez les 50 ans et plus. Cela se traduit par des arrêts de travail, notamment pour risques psychosociaux : stress (19 %), TMS (14 %), mais aussi burn-out, dépression. 60 % auraient été arrêtés au moins 1 jour depuis début 2022, contre 50 % pour les salariés en général**. Leur absentéisme moyennement long - entre 5 et 49 jours par an - est aussi plus important (35 % vs 27 %), tout comme leur absentéisme long - 50 jours et plus (14 % vs 7 %). Les IDE s’arrêtent en moyenne 17 jours versus 9,7 jours pour les salariés français. Selon les autrices de l’enquête, ce chiffre pourrait être encore plus important : nombre d’IDE sont souvent contraints de continuer à travailler, faute de pouvoir être remplacés. Les libéraux déclarent ainsi en moyenne n’avoir été arrêtés que 9 jours.

Autre traduction de ce mal-être : 60 % font savoir que, s’ils avaient la possibilité de revenir en arrière, ils ne choisiraient pas à nouveau ce métier, dont 25 % « pas du tout ». « C’est une profession quelque part désavouée, commente Chloé Tegny. La différence avec les promesses de départ tend à faire fuir ceux qui prennent soin de nous au quotidien. » Si les 18-24 ans sont un peu moins nombreux (52 %) - « ils débutent, ils sont heureusement plus optimistes » - ce chiffre n’est pas rassurant pour l’experte : « Nous pouvons déjà parier que, potentiellement, tous ne finiront pas leur carrière en tant qu’infirmier ou infirmière. »

QUELLES SOLUTIONS ?

Questionnés sur leur « parcours idéal » s’ils devaient envisager une évolution professionnelle, seuls 21 % des IDE répondent vouloir poursuivre leur activité là où ils l’exercent. À l’inverse, 77 % l’envisagent ailleurs, dont 57 % dans une autre structure ou en parallèle d’un autre métier. Parmi eux, 23 % désireraient cesser d’être IDE pour se reconvertir dans un métier n’ayant rien à voir avec la santé. Néanmoins, les données montrent que « ce n’est pas tellement une envie de faire autre chose. C’est plutôt un besoin de fuir » le métier tel qu’exercé. Charlotte Kerbrat confirme : parfois « la démarche de dire “Tu peux exercer comme ça dans tel service, tu peux changer de structure” fait qu’ils reprennent goût au métier ».

L’enquête montre d’ailleurs que 33 % sont en faveur du développement de l’accompagnement professionnel. « Une des solutions pour la rétention des infirmiers et infirmières, c’est de les aider à évoluer au sein de leur métier », répond la fondatrice du collectif, consciente des obstacles en termes de financement et d’information, pour accéder à la formation. Ce n’est pas le seul levier réclamé par les IDE. Concernant les mesures souhaitées au sein des structures médicales, 100 % des sondés jugent prioritaire ou important d’augmenter les effectifs : 99 % d’augmenter la rémunération ; 97 % de réduire la charge administrative. Hors structures, 33 % plaident pour des compensations matérielles (prise en charge de garde d’enfants, d’heures de ménage à domicile), décline Flora Baumlin de l’Ifop.

Appelés à se prononcer sur les mesures du président Macron, ils se montrent critiques : aucune n’est jugée réellement efficace. Celle qui retient le plus leur agrément est la formation de nouveaux médecins (49 %), suivie de la suppression du numerus clausus (45 %) et de la création du métier d’IPA (44 %). Les mesures financières (revalorisation du point d’indice, du travail de nuit) n’arrivent qu’en 5e et 6e position. Charlotte Kerbrat rappelle que le Ségur a juste permis de raccrocher à la moyenne européenne, et qu’il ne concerne ni les libéraux, ni ceux du privé. Pour elle, le gouvernement doit prendre des décisions « en fonction des demandes du terrain », sous peine de « pédaler dans le vide ». Catherine Cornibert, directrice générale de Soins aux professionnels de santé (SPS), sonne « l’alerte rouge », car qui dit « fuite des métiers du soin dit il n’y a plus de soin. Notre santé à tous est mise à mal ».

* La représentativité de l’échantillon a été assurée par un redressement effectué sur la base des statistiques de la Drees sur les critères d’âge, de sexe et de mode d’exercice.

** Norme Ifop de climat social 2022.

Un coaching pour permettre aux IDE de trouver leur voie idéale

À l’origine de Charlotte K, il y a une ex-infirmière, Charlotte Kerbrat, qui a raccroché la blouse en 2020. Le collectif est le résultat de son cheminement : dès son début de carrière, la jeune femme, diplômée d’État en 2014, cherche des moyens d’évoluer au sein de son métier - qu’elle aime -, mais elle se heurte au manque d’information. Elle fait une tentative de reconversion en tant que conseillère en phytothérapie, mais ne réussit pas à en vivre. Tous ces questionnements, elle en fait part sur un blog, ouvert en 2019, et reçoit nombre de témoignages d’IDE formulant le désir d’être compris, accompagnés. Elle décide alors de se former pour devenir coach et consultante en bilan de compétences et lance en 2020 une méthode d’accompagnement, mix de coaching et de développement personnel, entièrement dédiée aux infirmiers, à distance. Elle sera rejointe par d’autres IDE reconverties. L’idée : accompagner l’évolution ou la reconversion de ses consœurs et confrères. La formation bénéficie d’une certification Qualiopi, qui la rend éligible au compte personnel de formation. Au-delà, Charlotte K est une communauté, qui vit à travers le site www.charlottek.fr, une page Facebook, une chaîne YouTube, un compte Instagram. C’est aussi un podcast Vies d’infirmières. Un ensemble d’actions destinées à donner de la voix pour aider les IDE à trouver leur voie.