FAIRE DE LA FAMILLE UN PARTENAIRE
SUIVI À DOMICILE
J’EXERCE EN LIBÉRAL
RELATION DE SOINS
Le suivi d’un patient à domicile implique, pour l’infirmière libérale, de composer avec les membres de sa famille, en particulier pour les prises en charge lourdes. L’une des priorités est de construire une relation de confiance avec eux, pour délivrer des soins optimisés.
Il est important de penser le soin à partir de la notion de partenariat avec les familles, car c’est ce qui détermine toute la suite de la relation », lance en guise d’introduction au sujet Dominique Le Pestipon, formateur à DSIR Formation. Cette démarche est d’autant plus nécessaire au domicile, que les soignants interviennent dans l’intimité d’une famille, auprès de patients généralement atteints de pathologies lourdes. De fait, deux univers différents, celui du patient et de ses proches d’un côté, et celui de l’infirmière libérale (Idel) de l’autre, sont amenés à se rencontrer. Cela implique la mise en place d’un partenariat entre l’expertise du soignant et celle de la famille, afin de créer l’espace de la prise en soin du patient. « Il faut toujours se rappeler que les proches peuvent être en souffrance en raison de la maladie du patient, qui perturbe la dynamique familiale, insiste-t-il. L’introduction d’un tiers dans leur espace intime, à savoir l’Idel, peut les renvoyer à un sentiment d’incapacité à gérer la situation seuls même s’ils ont conscience de l’utilité de cette intervention. » De fait, dans le cadre d’une prise en charge impliquant une dimension émotionnelle, il est nécessaire au préalable « d’écouter, de valider, de laisser se faire ce temps d’écoute, donc de faire alliance avec la famille, poursuit Pascal Prayez, psychologue clinicien. C’est seulement lorsque l’émotion est exprimée, qu’une ouverture sur différentes perspectives est possible. » Laisser libre cours aux émotions des aidants permet ainsi d’être présent tout au long de l’échange, même s’ils l’expriment avec de la colère ou de la tristesse. Ensuite, lors du processus de désengagement, ils peuvent alors plus facilement accepter ce qui est dit, l’entendre, l’assimiler, pour ainsi guider la relation de soins et « se concentrer sur ce qui est le mieux pour le patient », ajoute-t-il.
Dans le déroulement des soins, l’Idel a tout à gagner de travailler avec les membres de la famille, qui détiennent des connaissances sur l’avis et le ressenti du patient. Elle doit toutefois
savoir les influencer pour les encourager voire les convaincre de s’orienter vers les meilleurs choix pour le patient, sans les imposer. Face à des contradictions, avec par exemple d’un côté, la famille qui demande que le proche bénéficie d’une douche quotidienne tandis que de l’autre côté, l’infirmière sait pertinemment qu’une toilette partielle est à privilégier, « il faut travailler le projet de soins ensemble, conseille Dominique Le Pestipon. Idéalement, il faudrait même prévoir un document pour finaliser le suivi avec le rôle des uns et des autres, afin d’être dans un climat apaisé. » Si préalablement, l’Idel explique correctement aux familles la prise en charge nécessaire et qu’elle construit une relation de confiance avec elles, il sera alors plus facile de proposer le soin approprié. « Cela repose sur un professionnalisme, de la bienveillance et le respect de l’autre », insiste le formateur. Il est néanmoins indispensable de faire preuve d’autorité pour être influenceur, car la vision qu’a l’Idel de ce qui est le mieux pour le patient ne sert à rien, si elle n’est pas acceptée par l’autre. Au sein d’une famille toxique, la démarche est plus subtile. « Il est impératif de tenir compte du système familial, organisé depuis longtemps autour de cette dynamique et de s’interroger sur son droit à modifier ce fonctionnement », estime Pascal Prayez. Une solution ? S’assurer des moments où l’Idel peut être seule dans le soin afin de recueillir les confidences du patient.
S’il est important de construire une relation de partenaire avec les aidants, pour autant, le droit du patient prime. « Si la personne ne peut plus s’exprimer, alors ils peuvent en effet participer aux soins, mais uniquement, si l’accord du patient a bien été demandé », conseille Dominique Le Pestipon. Car parfois, même lorsqu’il n’est pas placé sous tutelle ou curatelle, la famille souhaite s’insérer dans les soins. Sa place dans le soin a considérablement évolué ces vingt dernières années, notamment parce que le droit des patients a lui aussi évolué depuis la loi Kouchner de 2002. « Le droit à l’information et au consentement du patient est prégnant », rappelle Maître Virginie Raby, avocate au barreau de Paris, spécialiste des professionnels de santé libéraux. De fait, en dehors de mesures de protection (curatelle, tutelle), la famille n’a finalement que très peu de droits. L’Idel se doit donc de toujours chercher le consentement du patient car d’un point de vue juridique, il est en droit de refuser des soins, même si ses proches insistent. Le secret médical est également à respecter en toutes circonstances. Il est d’ailleurs parfois difficile pour les Idels, de savoir ce qu’elles peuvent dire à la famille tout en respectant ce secret médical. À titre d’exemple, « l’infirmière devrait normalement toujours demander aux proches de sortir de la pièce lors des soins, rappelle Maître Raby. Mais ce n’est que très rarement effectué. Pourtant, le fait d’enfreindre cette règle engage leur responsabilité pénale. » Le patient peut en effet se retourner contre l’Idel s’il estime qu’un membre de sa famille n’avait pas à être présent ou informé de telle ou telle problématique le concernant, surtout s’il possède la capacité d’exprimer son consentement. « Pour l’infirmière, l’une des façons de se protéger est de consigner dans le dossier de soins, tous les échanges et les prises de décision, notamment la présence ou non des membres de la famille lors des soins, conseille Maître Raby. De cette manière, en cas de plainte pénale ou ordinale à son encontre, elle peut présenter des éléments de preuve. » Une démarche d’autant plus importante qu’aujourd’hui, les patients et leurs familles sont de plus en plus procéduriers et n’hésitent plus à attaquer en justice les professionnels de santé. « Pour l’éviter, les Idels doivent préalablement chercher à échanger avec les familles, à expliquer la prise en charge afin d’échapper à toute mauvaise interprétation, mais cela prend du temps », reconnaît-elle.
D’ailleurs, au domicile, un nouveau phénomène se développe : la mise en place de systèmes de vidéosurveillance. L’alliance avec la famille n’est alors plus du même ordre puisque la confiance est d’emblée questionnée. Dans ce type de situation, Maître Raby est catégorique : « Je conseille aux Idels d’informer les proches que pour le respect de la dignité de la personne soignée et du secret médical, elles souhaitent que la vidéo soit éteinte. Il faut le dire et écrire dans le dossier de soins qu’elles ont informé la famille de l’arrêt de la vidéo pendant les soins. Si les aidants s’y opposent, l’Idel peut tout à fait répondre qu’elle aussi s’oppose à faire le soin dans ce cadre. » Petit rappel : ce n’est pas parce que les relations entre l’Idel et la famille ne sont pas au beau fixe qu’elle est en droit d’arrêter la prise en charge du patient. Depuis 2016, elle doit s’assurer que le patient a retrouvé un autre soignant avant d’arrêter son suivi. Elle peut néanmoins l’arrêter en cas de menace à son encontre, à condition d’avoir déposé une main courante, prévenu l’Ordre des infirmiers et le médecin traitant. La même démarche est possible en cas de menace de la part de la famille si celle-ci est très impliquée lors des soins.
L’alliance avec la famille requiert toujours du temps d’écoute et d’accompagnement, afin de servir le patient lui-même, un temps que les Idels ne possèdent pas toujours. Il est alors nécessaire de comprendre l’importance de la notion d’être présent à l’autre, donc de savoir entrer et partir d’une relation. « Lorsque l’Idel est chez un patient, elle doit être présente intégralement, et ne pas penser aux patients suivants car le prendre soin à domicile ne se résume pas à être technicien du soin, conseille Dominique Le Pestipon. Pour autant, il faut aussi savoir sortir du soin et mettre un terme à la visite. » Et de conclure : « Cette complexité va devoir être davantage enseignée aux futurs soignants dans le contexte actuel du vieillissement de la population et du virage domiciliaire. »
Gaëlle Cannat, Idel dans les Bouches-du-Rhône.
« Lorsque je débute une prise en charge, je me renseigne toujours sur l’implication de la famille. Pour les soins de longue durée, il est nécessaire de savoir si on peut ou non compter sur elle. C’est le cas notamment pour les fins de vie, car souvent, ce sont les aidants qui souhaitent que le patient reste à domicile. Les membres de la famille sont pour moi des partenaires. Ils doivent se sentir concernés par la situation et savoir que les soins à domicile sont exigeants. Sinon, le suivi peut être difficile pour nous. Ma posture est donc de les engager en leur disant que j’ai besoin d’eux pour que cela fonctionne. Lorsque les familles refusent, je m’organise comme si elles étaient absentes.
Dans tous les cas, il est important de bien définir les rôles de chacun. Concernant le secret médical, il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de le respecter par rapport à la présence de la famille, d’autant plus que le dossier de soins est au domicile. Tout dépend de la configuration familiale. Dans tous les cas, j’essaie toujours de faire en sorte que ceux qui restent se sentent bien. »
Johanna Pané, Idel dans le Gard.
« Il est impossible de généraliser et standardiser les rapports avec les familles. Tout dépend de leur investissement et de leur comportement avec nous. Certaines vont par exemple être exigeantes sur la ponctualité, ce qui n’est pas toujours simple pour notre organisation. En revanche, lorsque les relations sont fluides, c’est vraiment très agréable car une complémentarité se met en place. Finalement, nous passons peu de temps au chevet des patients. Les familles sont nos yeux et nos oreilles. De fait, je cherche à construire un partenariat dès lors que cela me semble possible. Nous aussi nous devons savoir mettre de la distance sur l’attitude des familles et ne pas toujours prendre tout pour soi. En cas d’agressivité par exemple, c’est souvent leur colère qui parle plutôt qu’un réel mécontentement. Il ne faut pas pour autant l’accepter. Il faut savoir poser un cadre vis-à-vis des attitudes agressives, sans laisser place à la rancune, mais en restant à l’écoute des difficultés rencontrées et en essayant de les impliquer lorsqu’elles le souhaitent. Face à des proches désinvestis, la prise en charge se complique car je vais alors devoir gérer ce qui ne relève pas de mon rôle. J’essaie parfois, avec prudence, d’en comprendre les raisons. Mais les histoires de famille ne relèvent pas de ma responsabilité. »
Karine Dormois, Idel dans les Bouches-du-Rhône.
« Dans mon activité, je prends en charge une patientèle orientée en oncologie. Le soutien des membres de la famille représente le premier facteur de réussite du maintien à domicile. D’emblée, je cherche à m’en faire des alliés. Généralement, la première semaine de prise en charge, j’observe l’articulation de la dynamique familiale, l’investissement des membres de la famille souvent présents. En fonction de la perte d’autonomie, je regarde aussi si des aides doivent être mises en place pour le proche également, car la maladie bouleverse vraiment les relations au sein de la famille. Auparavant, tout le monde se reposait sur le médecin, et les aidants n’avaient pas nécessairement de décision médicale à prendre. Désormais, ils sont beaucoup plus sollicités et impliqués sans toujours en manifester l’envie. Je leur rappelle d’ailleurs qu’en tant que personnes de confiance, elles sont certes dépositaires de la parole du patient, mais elles n’ont pas à choisir pour lui. La maladie peut créer des tensions mais nous ne sommes pas là pour juger, uniquement pour accompagner. Si je suis face à des familles agressives, je ne le prends jamais pour moi. Il s’agit souvent d’une manifestation contre l’injustice de la vie. Lorsque des personnes se sentent démunies dans leur rôle d’aidant, j’essaye de les orienter sur ce qu’elles peuvent faire, mais ce ne sont que des propositions et des suggestions. Bien entendu, rien n’est imposé. »