LA GÉNÉROSITÉ : L’ALLIANCE DU CŒUR ET DE LA RAISON
LE SENS DES MOTS
VIE PRO
RÉFLEXION
De toutes les vertus, elle est sans doute la plus éminente pour ce qu’elle dit de notre humanité. Elle est aussi la plus élégante, la plus sociable, la plus désintéressée. La générosité est une qualité intrinsèque qui porte à faire le bien et à bien le faire, sans ostentation, calcul ni attente d’un retour.
Elle va au-delà de l’utile, vise le mieux-être, le bonheur, pourvoit à l’estime de soi.
Le généreux porte en lui et met en acte une bonté fraternelle en addition de l’ordinaire altruisme de chacun. Prendre soin ne se conçoit pas sans une part de générosité, sans donner un peu de soi. Quel soignant n’a pas effleuré, dans ses motivations du métier, l’idée de don de soi ?*
Comment définir cette vertu si singulière, rare, contingente et source de joie ? Nous ne manquons pas de vocabulaire pour signifier la générosité. Munificence, solidarité, altruisme, libéralité, charité, philanthropie, magnanimité… rappellent l’étendue lexicale de la générosité et la pluralité des manières de l’exprimer. Si, dans ce foisonnement de terminologies, la proximité de sens entre les termes demande à être précisée, ajustée ou contextualisée, elle renvoie toujours à la bonté humaine, de tous les mérites de l’homme, le plus révélateur de sa capacité à faire le bien. Pourquoi être généreux ? Donner mieux et plus qu’il nous incombe est un motif de bien-être. Recevoir mieux et plus que l’on espère rend heureux. C’est un fait de l’expérience humaine : il est bienséant d’aider son prochain, estimable de rendre service, agréable de donner et de partager. La morale sociale, l’économie du plaisir… n’expliquent pas tout du fondement de la générosité ; depuis peu la science s’est immiscée dans l’explication du bonheur d’être bienfaisant. Parfois la générosité n’en est pas et est déceptive. Son ressort intime n’est pas toujours vertueux. Une apparente générosité peut dissimuler l’attente d’un profit indécent, ce qui est inconcevable pour un soignant, dont le souci de bienfaisance envers son malade convie à agir de façon désintéressée, parfois dans l’oubli de soi.
Le concept de générosité s’étend sur un large spectre : ouverture à l’altérité, nécessité sociale ou spirituelle d’agir avec bienveillance en faveur d’autrui, morale de la bonté, dévouement au monde : la générosité est tout cela et bien plus. Elle est nécessité, condition et mesure de notre humanité. La générosité, vertu du don, traduit la volonté de donner sans intérêt et sans être obligé ; elle stimule le désir de partager sans être tenu de le faire, entend faire plus et mieux qu’il n’est attendu. La générosité, c’est aussi demander moins qu’on ne mérite au profit d’autrui, sans attente de réciprocité. La gratuité est la condition de son expression et son principe éthique.
En remontant aux origines latines generosus et à son dérivé generositas, le Gaffiot évoque la bonté de la race en parlant des animaux, la noblesse du genre, le haut rang, la magnanimité et la notion de vertu(1). Le Littré des années 1870 fait de la générosité une affaire de cœur, une disposition à donner d’une main libérale, à faire des dons et à accorder des grâces. L’Académie française retient dans sa 8e édition (1932-1935) qu’il s’agit d’un sentiment noble et élevé inclinant à donner plus qu’on n’est tenu de donner et à recevoir moins qu’on pourrait réclamer. L’édition actuelle ajoute l’absence de contrepartie.
On observe chez nombre de philosophes, Aristote, Sénèque, Voltaire, Spinoza, Comte-Sponville… des nuances ou des distinctions dans la définition de la générosité, mais tous l’élèvent au rang de vertu, sous le régime de la raison, l’assurance de la liberté et portée par la douceur affective du cœur. Descartes dans son Traité des passions conforte ce en quoi consiste la générosité. Il en fait un acte de vertu parfaite sous l’égide de la libre volonté et de la raison, avec un esprit humble, toujours pour le meilleur, hors de toute passion et méritant l’estime la plus élevée.
La générosité est une qualité animée par le libre arbitre et résolument orientée vers le bien. Elle est invariablement une vertu, peut-être la première d’entre elles puisqu’elle les suppose toutes, les renforce ou les supplée. Force d’âme, courage, tempérance, justice, prudence, se nourrissent de générosité. Plus de cinquante synonymes nous parlent de générosité. Nous en évoquerons trois d’entre eux.
Ces deux concepts recouvrent l’idée de bienfaisance et de don, parlent d’amour du prochain et ont en commun la qualité de vertu. Mais leur usage se distingue dans le temps, selon le contexte et les enjeux. Historiquement, les religions professent la charité aux pauvres, aux miséreux et sur un fond d’injonction, alors que la générosité n’est ni sélective ni contrainte. Elle se donne à tous, sans inspiration confessionnelle. La charité, plus et autrement que la générosité, se fait aumône, portée par la compassion ou l’apitoiement, avec un risque d’humiliation. Le visage de la générosité naturelle est délicat et sans commisération.
La charité (du latin caritas) se veut et s’ordonne dans le christianisme comme une règle vertueuse d’assistance aux pauvres, aux affamés, aux assoiffés, aux malades. Être charitable c’est aussi ne point tirer parti de la faiblesse d’autrui et être prompt au pardon. La charité est dite amour de Dieu et amour de son prochain comme soi-même. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même… » (Marc 12:31). Elle est centrale dans le message biblique. La parabole du Bon Samaritain l’illustre bien (Luc 10:25-37) : « Sois charitable et tu vivras. » Des dizaines de versets lui sont consacrés, en y associant l’amour, la justice, la bienfaisance, la miséricorde… Nous sommes conduits à être charitables par devoir, obéissance, sincère bonté, mais aussi pour bonne conscience et gratitude divine. Élevée en premier commandement, la charité couronne les deux autres vertus théologales (la foi et l’espérance) qui président à la relation de l’homme à Dieu. Longtemps au sommet de l’humanisme chrétien, la charité est perçue aujourd’hui de façon incertaine, parfois péjorative, suspecte d’être condescendante et avilissante.
Mais c’est dans son sillage, de façon plus vigoureuse et élégante, que s’enracine la générosité, vertu revisitée et sécularisée du don et de la bonne action contemporaine.
Les religions juive et musulmane placent aussi la charité à un haut rang de leurs préoccupations humaines. C’est ce par quoi on corrige les inégalités et injustices entre les hommes.
Le concept de charité (générosité, aumône) est souvent traduit dans le judaïsme par le terme tsedaka. Mais de nombreux exégètes lui attribuent le sens de justice et de morale (de l’hébreu Tsedek, justice). L’acte relève moins de la bonté naturelle que du devoir d’aider ceux qui le méritent. La tsedaka s’entend comme un commandement (mitzvah) et non comme une démarche compassionnelle. Elle est accomplissement, perfectionnement spirituel, social et moral avec espérance de reconnaissance divine.
La zakat (charité, aumône) est le troisième pilier de l’Islam. Élevée en devoir de solidarité pour tout musulman, la zakat est un don annuel ou ponctuel (ramadan, Aïd) envers les pauvres et nécessiteux, fixe ou conditionnée par un certain seuil de richesse (le Nissab) du donneur. L’esprit de la Zakat, entre don et nécessité, imprègne spirituellement, moralement et socialement le fidèle musulman. Il en fait un attribut de sa bonne conduite et de sa bonne conscience.
À la source de la solidarité, il y a toujours une forme d’interdépendance ou d’association entre individus ou groupes, le fait d’appartenir à une même entité, de soutenir et de partager objectivement ou symboliquement une cause ou un intérêt commun. Ce que ne requiert pas la générosité. À l’étymologie latine - du latin solidus, entier, consistant… - et au sens historique - ce qui unit des personnes tenues par une obligation commune… -, la sociologie et le droit ajoutent leurs approches définitionnelles, clarifiant ainsi la distinction entre solidarité et générosité. Émile Durkheim envisage une solidarité mécanique, automatique, naturelle, instinctive et une autre organique, construite car nécessaire à la cohésion du monde, celle du travail en particulier. On est tenu d’être solidaire, de s’entraider au sein des organisations, de la cité, pour produire, créer, servir des intérêts communs, assurer les coopérations. La solidarité est une valeur sociale et non une vertu. La loi l’envisage comme une norme de protection, de justice et d’équilibre.
Dans un souci d’égalité, d’entraide, de justice corrective, la loi fait de la solidarité une obligation dans un certain nombre de domaines. Elle l’impose en faveur de la personne handicapée, en matière de logement, au nom de l’équilibre et du partage social sur le territoire ; la solidarité est requise aussi dans le rapport qui lie entre eux des créanciers et des débiteurs. Notons à l’échelle européenne que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a hissé la solidarité au rang des principes fondamentaux que sont la dignité, la justice et la liberté.
Solidarité n’est donc pas générosité. Les deux termes ne peuvent être utilisés de manière indifférenciée. Ils ne sont équivalents ni en fondement, ni en sens ; leurs processus de mise en acte diffèrent, notamment quand la loi fait de la solidarité une norme juridique.
De tous les synonymes alloués à la générosité, il est le plus proche, le plus mimétique. Disposition humaine naturelle, orientée pour le bien d’autrui, désintéressée, raisonnable, parée d’humilité, l’altruisme est un mot d’émergence récente, une autre manière de parler de la bonté d’âme.
Ce néologisme a été créé par Auguste Comte (1798-1857) à partir du latin alter, autrui en français, et du suffixe -isme permettant de décliner une attitude, un concept philosophique ou un comportement. L’auteur entendait l’altruisme comme un instinct naturel à cultiver et dont il fit le fondement éthique du système social, politique et biologique proposé dans son œuvre : toute éducation humaine doit apprendre à vivre pour autrui.
L’altruisme a été et est diversement abordé dans la littérature. Certains doutent de la pureté de ses motivations et y voient un leurre, d’autres l’envisagent comme la voie pour un comportement moral idéal, pour une vie sociale faite de coopération, de fraternité et pour la préservation de l’humanité entière. Il en va ainsi de l’altruisme enseigné dans la spiritualité bouddhiste, fondée sur la compassion, qu’il faut cultiver dans une perspective de réincarnation : il faut se soucier et se réjouir du bonheur d’autrui, de façon désintéressée. Une approche rejointe par Batson et Shaw(2) faisant de l’altruisme laïcisé « un état motivationnel ayant le but ultime d’accroître le bien-être de quelqu’un d’autre ».
Avoir pour visée de faire le bien, d’agir opportunément, avec sagesse et raison et parvenir aux bienfaits de ses actes est vertueux, méritoire et ajoute un au-delà à une conscience morale. Une saine générosité comme habitus contribue à une éthique de vie, au bien vivre ensemble et à un épanouissement partagé. Donner à ceux qui ont besoin, c’est aussi faire montre de justice, ce à quoi la générosité ajoute l’allégresse. Être généreux et juste participe à la réalisation de soi et rend la vie bonne. Notons que la générosité ne relève pas de la morale, puisqu’elle est facultative, relative et situationnelle.
Avoir conscience de sa liberté et se donner la ferme volonté de bien en user plutôt que de mal agir participe à l’estime de soi. Se soucier du bien-être d’autrui avec empathie, considération et générosité procure des remerciements, des gratitudes, témoignages de la grandeur d’âme qu’autrui vous reconnaît. Cela crée un sentiment d’utilité et conforte l’idée d’être légitimement estimable.
En définitive, suivre les chemins de la vertu avec humilité, discrétion et pudeur fait gagner en dignité au regard des autres, donne confiance, embellit l’image de soi, entretient une fierté intérieure et une grandeur d’âme.
De nombreuses études observationnelles rapportent des bienfaits associés aux comportements prosociaux. Aidants, bénévoles, donateurs, etc., sont formels : faire un don, aider ses proches procure des émotions positives, une plénitude intérieure, des effets bénéfiques durables. Quand on est généreux, on vit mieux. Ces assertions commencent à être documentées dans des études scientifiques. Celle de Park en 2017(3) constate, en utilisant la neuro-imagerie, une activation de zones spécifiques du cerveau, liée à l’empathie et au plaisir, lors d’un comportement généreux ; ce travail « fournit des preuves comportementales et neurales qui soutiennent le lien entre la générosité et le bonheur ». Mais des questions de fond subsistent sur la motivation profonde de la générosité quand il est possible d’être heureux sans elle ; et puisque l’homoéconomicus, est censé agir toujours en égoïste, préoccupé par son seul intérêt et son seul bonheur.
Pour certains, la générosité serait la vertu des égoïstes. Il y a intérêt à être généreux. Mauss assure que le don appelle la réciprocité, sans laquelle il est tyrannique. Alors, certains opportunistes n’hésitent pas à paraître généreux pour en tirer profit. La générosité calculée n’est pas générosité mais égoïsme, manipulation et duperie qui font le lit de la défiance, de la déception et du conflit. C’est un poison pour la relation humaine. Que l’on ne s’y trompe pas ! Les motivations diffèrent entre généreux et égoïste. Le premier est bienveillant, vise gracieusement l’utilité et le bien-être du récipiendaire. Le second est cupide profiteur et insensible. Le vrai généreux ne se morfond pas en l’absence de contrepartie. L’égoïste, l’esprit mercantile, souffre de ne point tirer profit.
Est-ce par générosité que l’on donne à ceux que l’on aime ? Par amour d’abord et surtout ! On nourrit ses enfants non par générosité, mais par nécessité, devoir, obligation, et avantageusement par amour. On leur offre des cadeaux parce qu’on les aime, non par générosité. Quand l’amour est là, il est naturel, désirable et doux de donner, de partager, d’être bienveillant. Pas besoin d’être vertueux pour donner : l’amour suffit, il commande tout. Donner quand on aime n’est pas une preuve de générosité, mais d’amour.
Prendre soin d’autrui engage à l’excellence humaine. Acte de bienfaisance le plus élevé, soigner requiert volonté, courage, force d’âme, tempérance, justice, espérance, foi… Un idéal vertueux porté par tout soignant digne de cette qualité, perceptible et célébré notamment lors de la récente pandémie. Être soignant c’est se relier à l’éthique de la vertu, agir avec la volonté de bien faire, éviter de nuire, aider, servir, secourir, donner… toujours sous l’empire de la bonté. La générosité, c’est ce supplément d’affectivité, de sollicitude, d’empathie, de considération, de douceur humaine… que rien n’oblige, mais sans laquelle on ne prend pas soin. Choisir de s’occuper au quotidien de ses semblables, face à la maladie, la souffrance et l’imminence de la mort expose à éprouver ses propres limites, parfois à se dépasser, à faire abstraction de soi. Ce don de soi n’est ni exaltation, ni sacrifice, mais engagement et désir de bonté. La générosité n’est pas prévue par l’Evidence based medecine, ni guère comprise ou appréciée des gestionnaires puisque non facturable. Mais ce supplément d’âme est en vérité un adjuvant thérapeutique, fait un bien fou au malade, donne du sens à l’exercice soignant et met l’humanité au cœur du soin.
La générosité est cet état de perfection humaine qui ouvre à une vie bonne en se souciant du bien d’autrui. Elle n’est ni privation ni sacrifice, puisqu’elle est désir, volonté, plénitude et humilité. La sincère générosité n’attend pas de contrepartie, mais celui qui donne est honorable et digne de recevoir.
* Source : Objectif Soins & Management n° 286, avril-mai 2022