Congrès annuel réunissant les professionnels paramédicaux menant des projets de recherche, les Journées francophones de la recherche en soins ont pour leur 7e édition abordé la manière dont les progrès technologiques font avancer le monde du soin et les moyens envisageables pour évaluer ces évolutions.
N’échappant à aucun domaine, le numérique était au cœur de la septième édition des Journées francophones de la recherche en soins, les 16 et 17 juin au centre de congrès d’Angers. Organisé par le centre hospitalier universitaire (CHU) d’Angers, avec la collaboration du groupement interrégional de la recherche clinique et de l’innovation (Girci) Grand Ouest, l’événement a ainsi permis de s’interroger sur les modifications qu’il apporte dans le monde de la santé et les défis et perspectives qu’il représente pour la recherche. Yann-Mael Le Douarin, chargé à la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) des coopérations et des contractualisations, a clarifié les quatre grands axes de la télésanté qui ont connu une accélération avec le Covid. La téléconsultation permet à un professionnel médical de revoir à distance un patient, après un premier rendez-vous. Grâce au télésoin, un professionnel paramédical ou un pharmacien peut assurer un suivi à distance ; il s’agit d’une décision partagée entre le patient et le soignant, qui peut concerner tous les actes, excepté ceux nécessitant un équipement spécifique. La téléexpertise quant à elle, permet à un professionnel de santé (y compris les paramédicaux depuis deux ans) de solliciter l’expertise à distance d’un professionnel médical. Enfin, avec la télésurveillance, un patient recueille à intervalles réguliers ses données de santé, qui sont transmises à l’équipe médicale qui le suit. Entrée dans le remboursement de droit commun en juillet, la télésurveillance concerne les patients atteints de diabète, d’insuffisance rénale, respiratoire ou cardiaque. Son utilité peut être évaluée par la Haute Autorité de santé (HAS) dans d’autres cas. La télésurveillance peut être opérée par un professionnel ou une équipe pluriprofessionnelle libérale comprenant au moins un médecin ou une structure sanitaire.
La télésanté est un puissant levier pour encourager l’exercice coordonné et lutter contre l’inégalité de l’accès aux soins. Les données qu’elle permet de recueillir peuvent être rapidement investies dans des démarches de recherche, afin d’évaluer l’efficience des nouveaux parcours de soins et des organisations qu’elle concourt à mettre en place. Lydie Canipel, ancienne responsable de la Société française de santé digitale (SFSD) et présidente du conseil scientifique du rendez-vous angevin a rappelé au public que le recours au numérique se menait au nom d’une « prise en soin humaniste ». Décidé en concertation avec le patient, le parcours de soins alterné distanciel-présentiel permet un suivi adapté et optimal, ménageant une meilleure qualité de vie pour le patient. Un des ateliers de ces journées scientifiques portait justement sur l’évaluation des nouveaux parcours de soins proposés par le numérique. Nathalie Salles, professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH) et chef de pôle en gérontologie clinique au CHU de Bordeaux, a présenté les premiers enseignements de l’étude EFFORT qu’elle a pilotée et qui a bénéficié d’un financement au titre du Programme de recherche sur la performance du système de soins (Preps). Cette recherche de grande ampleur a été menée dans 24 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), durant une année. Son objectif principal était de déterminer si la télémédecine permettait de réduire le nombre de séjours hospitaliers en soins non programmés en médecine-chirurgie-obstétrique (MCO).
Une étude a prouvé que 65 % de ces admissions seraient évitables. En France, plus de 10 % des personnes âgées vivent en Ehpad. Or l’hôpital est iatrogène : il induit un risque de morbidité et de mortalité pour 10 % d’entre elles. L’étude vise également à déterminer si la téléconsultation permet de réduire les temps de séjour hospitalier. EFFORT se double d’un volet qualitatif s’appuyant sur une approche sociologique. Il s’agit de dégager les conditions organisationnelles susceptibles d’améliorer l’efficacité de la télémédecine. Les entretiens menés auprès de professionnels permettent d’analyser le jeu entre les acteurs du parcours de soins des résidents, leurs coopérations, les stratégies mises en place pour instaurer au mieux la télémédecine.
Si les résultats de l’étude ne sont pas encore publiés, Nathalie Salles en a divulgué les enseignements principaux. La téléconsultation de résidents d’Ehpad ne permet pas de diminuer à proprement parler les hospitalisations. Le fait que des professionnels de santé puissent suivre à distance un patient à son retour en Ehpad sécurise les équipes hospitalières. En revanche, le temps passé à l’hôpital s’en trouve réduit de deux jours, par rapport à une durée moyenne de huit jours. Le progrès le plus marquant concerne les conditions de travail des soignants. Dans l’étude EFFORT, plus de 80 ! d’entre eux considèrent que la téléconsultation facilite leur travail et en améliore l’efficacité. Ils ont cependant relevé son aspect chronophage : « Pour les infirmières et les aides-soignantes, devoir se bloquer une demi-heure dans une chambre avec un spécialiste pour une téléconsultation, cela représente du temps dont elles ne disposent pas forcément. Cet aspect a été vécu négativement. » Néanmoins, les bienfaits communicationnels de la téléconsultation sont indéniables. Ensemble au chevet du patient, infirmières et aides-soignantes s’écoutent parler. Ces dernières peuvent également plus facilement se faire entendre du médecin traitant ou de celui de l’Ehpad. Ces échanges sont valorisants et permettent d’améliorer la prise en charge des patients. Au cours des échanges avec le public, Nathalie Salles a également fait part de la relation particulière avec le résident qu’induit la télémédecine : « D’habitude, à l’hôpital, les patients affirment toujours qu’ils vont bien. Ils souhaitent sortir au plus vite. Lors d’une téléconsultation, ils parlent beaucoup plus, ce qui nous apporte plus de données. Les résidents des Ehpad sont la génération télévision. Quand elle leur parle, cela les valorise. Et ils m’écoutent beaucoup plus quand je suis à l’écran. »
Une autre présentation a montré comment le recours au numérique pouvait modifier une prise en charge soignante. Damien Galtier, responsable de la cellule de recherche en soin et prévention au centre hospitalier Manhès, à Fleury-Mérogis (Essonne), pilote le protocole CuisTO (voir aussi L’Infirmièr.e n° 30, mars 2023, p. 43). Financée par le Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP), cette étude menée dans six établissements vise à évaluer l’efficacité d’ateliers cuisine auprès de patients vivant avec une obésité. CuisTO devait à l’origine porter sur une série de six ateliers menés dans les hôpitaux. Avec le Covid, le protocole de l’étude a dû être modifié. Après des premiers essais et grâce à l’appui d’une plateforme spécialisée, des ateliers cuisine à domicile ont pu être organisés, par visioconférence. Deux types d’ateliers sont évalués dans l’étude : les « classiques », où les participants doivent reproduire une recette et les « défis culinaires » où il s’agit de réaliser un plat équilibré à partir des aliments disponibles à la maison. Le sentiment d’efficacité personnelle, l’incidence sur les comportements psychosociaux sont également pris en compte.
Si les inclusions sont encore en cours, Damien Galtier a pu donner des premières indications à partir des retours que lui ont livrés les diététiciennes en charge des ateliers. Premier constat : les participants se montrent plus assidus à distance que pour des ateliers cuisine en présentiel, le taux de participation étant pour le moment de 80 %, contre 39 %. Autres retours positifs, les patients sont satisfaits d’être chez eux et disposent à la fin de la session d’un repas prêt à consommer. Une différence importante avec les ateliers dans les institutions, très réglementés, pour lesquels les plats doivent être jetés à la poubelle une fois concoctés.
Le chercheur avait quelques appréhensions sur les effets intrusifs d’une caméra à domicile : « Quand on réalise un défi culinaire et qu’on demande à quelqu’un de présenter les aliments qu’il a chez lui, pour ceux dont les placards sont vides, cela peut occasionner une gêne. Mais en fait, les choses se passent bien. De la même manière qu’en présentiel, un leader se dégage et aide les autres pour réaliser leur recette. Même les personnes qui disposaient de peu d’ingrédients ont pu réaliser leur plat. » S’il faut encore attendre quelque temps pour avoir les résultats définitifs de l’étude, ses premiers éléments laissent entrevoir les bénéfices apportés par le numérique. Sans pour autant minimiser les difficultés techniques que représente l’équipement parfois peu adapté des patients ou les problèmes de connexion. Le recours à la visioconférence peut lever une partie des obstacles qui retiennent les établissements hospitaliers de mettre en place des ateliers cuisine, notamment la nécessité d’un local dédié et les contraintes liées à la réglementation.
Les organisateurs ont profité de la septième édition des JFRS pour inaugurer un nouvel exercice : une controverse en s’appuyant sur des données scientifiques. L’occasion de se demander, avec la place galopante prise par l’intelligence artificielle, si cette dernière pourra un jour remplacer les soignants. Désigné pour défendre cette position, Vincent Gardan, coordinateur d’études cliniques au groupement hospitalier de territoire (GHT) du Var, a rappelé la supériorité de l’intelligence artificielle sur l’humain dans la détection des cancers ou de certaines anomalies, dans le diagnostic du mélanome, pour lire des lames en anatomopathologie ou pour le contournage des organes en radiothérapie. Nombre d’études montrent l’intérêt du corps médical pour l’intelligence artificielle, qui leur permettra à terme de gagner du temps. Chargé de défendre la thèse inverse, Guillaume Davy, coordinateur de la recherche paramédicale au CHU de Poitiers, a mis en avant les faiblesses de l’intelligence artificielle et notamment les biais que présentent ses algorithmes : élaborés pour un certain type de population, ils engendrent des discriminations. Propriétés intellectuelles exclusives de leurs concepteurs, ces algorithmes représentent une véritable « boîte noire ». Complexifié au fil du temps, leur codage est devenu impossible à évaluer. Enfin, l’intelligence artificielle est basée sur les liens de corrélation statistiques qui n’ont aucun rapport avec le principe de causalité, d’où le manque de discernement de certaines de ses analyses. Et d’où l’importance encore plus grande d’avoir recours à ces nouveaux outils, qui ont leur utilité, en les supervisant.
Sébastien Claeys, professeur associé à Sorbonne université, est responsable du débat public à l’Espace éthique Île-de-France. Il a apporté son éclairage philosophique pour aborder la manière dont les soignants peuvent interroger la place prise par les technologies dans leur métier.
Comment peut-on utiliser l’éthique pour mieux appréhender le retentissement du numérique dans le soin ? Sébastien Claeys a rappelé que l’éthique devait avant tout être élaborée par les acteurs du soin et a mis en garde l’assistance contre deux écueils. Le premier est de concevoir l’éthique comme un label, niant la dimension centrale de ce mode spécifique de réflexion : « C’est uniquement quand on remarque un écart entre ce que nous observons, ce que nous vivons et ce que nous pensons être une action bonne ou juste que commence une démarche éthique », a-t-il précisé. L’éthique du questionnement des pratiques est souvent ignorée au profit d’une éthique de l’acceptabilité visant à promouvoir la confiance des usagers en vue de l’adoption des nouvelles technologies mises à leur disposition. Autre piège à éviter selon le philosophe : aborder l’éthique comme une barrière morale infranchissable. Selon Sébastien Claeys, « Toute réflexion doit être fidèle à des principes, des valeurs qui nous font vivre ensemble, mais toute pensée est aussi un décentrement, un arrachement à ses valeurs et ses principes comme condition de leur métamorphose. » D’où l’intérêt de concevoir l’éthique comme une médiation, une négociation entre plusieurs acteurs aux conceptions variées : soignants, patients et industriels. La réflexion éthique ne peut être reconnue comme le fait d’un groupe d’experts habilités. Les soignants doivent s’approprier ces préoccupations en s’interrogeant sur leur pouvoir d’action dans l’intégration des nouvelles technologies.